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Les Chemins de la mémoire de José-Luis Peñafuerte

Publié le 06/04/2010 par Sarah Pialeprat / Catégorie: Critique

Sous la terre, la terreur

Trente cinq ans après la mort de Francisco Franco, chef d’un gouvernement autoritaire et dictatorial, l’Espagne n’en a pas terminé avec son passé. Alors que dans les villes et sur les chemins souffle aujourd’hui un vent de liberté démocratique, le sol, lui, dissimule les restes de ceux qui osèrent s’opposer à son régime, ceux aussi qui se trouvaient au mauvais endroit, au mauvais moment. Comment vivre sereinement lorsque, sous ses pieds, craquent les os de milliers de victimes ?


Quelques chiffres : 3 millions de personnes fichées, 400 000 personnes emprisonnées, 100 000 condamnées aux travaux forcés, 60 000 personnes exécutées. C’est le bilan de 40 ans de politique du Generalísimo Francisco Franco, surnommé el Caudillo (le guide), même surnom que Mussolini (duce, le chef, le guide) ou Hitler (Fürher, le guide), tristes guides de trois pays au cœur de l’Europe du XXème siècle.les chemins de la mémoire

Avec son documentaire Les chemins de la mémoire, José-Luis Peñafuerte, lui-même descendant d’exilés, lève le voile sur cette sombre période qui, aujourd’hui encore, provoque silence, malaises et tensions. En suivant les chemins boueux du passé pour comprendre en quoi cette « amnésie » de trente-cinq ans n’a, en rien, refermé les blessures des vivants, le documentaire rend la parole aux victimes du franquisme et aux acteurs qui, aujourd’hui, tente de donner à l’Espagne le visage de la réalité.

Le premier d’entre eux, le médecin Francisco Etxeberria, s’est spécialisé dans l’identification des disparus de la Guerre Civile. Sur la carte d’Espagne, il applique des pastilles rouges là où ont été retrouvés les corps des victimes exécutées. Environ 700 fosses ont été répertoriées depuis 10 ans. Sous nos yeux, se dévoile un pays malade, gangrené.

S’il est vrai que l’excavation des fosses a commencé depuis l’an 2000, le désir de taire, d’oublier se fait pourtant encore sentir. Sujet tabou. Mais les oublier, cela ne reviendrait-il pas à les tuer une seconde fois ?

L’histoire des exhumations commence le 8 octobre 2000, lorsque le journaliste, Emilio Silva, publie un article intitulé Mon grand père, lui aussi, était un disparu aprèsavoir localisé l'endroit où pouvait se trouver la fosse commune où se trouvait son aïeul, militant de la Gauche républicaine, ainsi que douze autres hommes. À la lecture de l’article, l’archéologue Julio Vidal propose de venir pratiquer l'exhumation avec des archéologues et des médecins légistes.

Les fouilles commencent le 21 octobre 2000. Emilio Silva crée alors l'ARMH, l’Association pour la Réhabilitation de la Mémoire Historique, sans aucune aide gouvernementale. En 2002, le lancement de la page Internet de l'association provoque des centaines de réactions. Le courrier afflue de partout. Les gens se souviennent, enfants, avoir vu les corps des « rouges » au bord des fossés. Des groupes se mettent en place dans toute l'Espagne pour repérer les fosses communes, retrouver les témoins, les descendants des disparus.
José-Luis Peñafuerte pointe sa caméra à l’endroit même où peut s’établir un lien entre passé et présent, entre souvenirs et oubli, deux espaces-temps qui se rencontrent, se confrontent.

Ici, la beauté de la nature et sa force vitale, là la terre retournée et ses os dissimulés depuis trente-cinq. Ici, de jeunes enfants au musée du Prado, attentifs au discours de leur professeur, là, Guernica qui étale toute sa violence devant leurs yeux innocents. Ici encore, de jeunes espagnols dans une classe, libres d’aller et venir depuis leur naissance dans un pays en paix, là les mots poignants du poète Marcos Ana, ancien prisonnier politique, et de Natividad Rodrigo, victime de la guerre civile, venus tous deux témoigner.
À quoi bon revenir sur le passé alors qu’il y a tant de choses à faire aujourd’hui ? s’interroge d’abord un des étudiants. Pas de réponse directe à cette question, mais simplement des faits, des images d’archives, et des émotions présentes qui éclatent au grand jour comme le regard inoubliable de Jorge Semprun devant le tableau de Picasso.
Aujourd’hui a t-il un sens s’il est construit sur l’oubli ou encore le déni des pro franquistes que l’on voit ici commémorer la mort de leur héros bras et main droits tendus.

À quoi bon revenir sur le passé ? Une seule réponse sans doute : pour qu'on sache enfin où aller les pleurer. Et peut-être même plus simplement, pour pouvoir enfin verser des larmes si longtemps retenues.

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