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Les mains libres - Rencontre avec Jérôme Laffont

Publié le 08/06/2017 par Dimitra Bouras et Serge Meurant / Catégorie: Entrevue

L’œuvre du graveur, peintre et illustrateur belge Frans Masereel est à redécouvrir en ces temps troublés qui sont les nôtres. Frans Buyens nous l’avait fait connaître avec ses entretiens filmés en 1969, d’une grande connivence avec l’artiste et l’homme, ses valeurs qui illustraient, à travers ses convictions pacifistes, un désir de paix universelle, une conception de l’art à la portée de chacun. Jérôme Laffont prend aujourd’hui le relai à travers son beau film Les mains libres. Il a pris le parti de n’utiliser que les gravures de l’artiste pour en tracer le portrait. Nous l’avons rencontré au Musée d’Ostende lors de la rétrospective consacrée à Masereel, en 2017. Il nous explique sa filiation avec ses deux aînés, sa démarche de cinéaste engagé, les raisons de ses choix et ses trouvailles. C’est une leçon de gravure et de cinéma, inventive, au plus près des gestes du créateur.

Ma découverte de la vie de Frans Masereel

Cinergie : Comment est né votre très beau film consacré à Frans Masereel ? Je sais que vous l’avez longtemps porté avant d’en démarrer le projet.
Jérome Laffont : Depuis que je vis en Belgique, cela fait une quinzaine d’années, Frans Masereel est un artiste qui m’accompagne. Je l’ai découvert à travers mes études à l’INSAS, mais également et surtout grâce à des amis libraires qui m’ont mis entre les mains ses premiers livres. Son œuvre me touche également parce qu’elle aborde des thèmes contemporains : la crise, la peur de la guerre, notamment. Mais il a fallu tout ce temps avant que je ne me décide à réaliser un travail sur lui. La biographie passionnante que Joris Van Parys (1) consacre à Masereel m'a permis de découvrir un être d’une sensibilité extraordinaire, tout le temps tiraillé entre une espèce d’optimisme de la pensée proche des idées anarcho-syndicalistes et un pessimisme très profond. On peut y percevoir cette dualité entre le noir et le blanc. J’ai choisi pour ma part de ne travailler que sur l’œuvre gravée de Masereel. Cette pratique de la gravure pose pour moi un geste social et politique parce qu’elle permet de s’adresser à un très grand nombre d’êtres humains, de sortir l’art des musées. C'était la grande préoccupation, non seulement de Masereel, mais aussi d’autres artistes contemporains. Il y a réussi jusqu’à l’arrivée du nazisme. Au début des années 30, Masereel jouissait en Allemagne d’une grande popularité parmi les étudiants et les ouvriers. Son intention était alors de réaliser des œuvres sur papier ordinaire et de petites éditions de poche accessibles à tous. Il était parvenu à le faire au prix d’un long combat avec ses éditeurs allemands et français. Et c’est au moment où ce combat commençait à payer que les nazis sont arrivés au pouvoir. Ses œuvres sont alors détruites, ses livres retirés des librairies. Il figure parmi les artistes « dégénérés ». Cela a été un coup très dur pour Masereel qui l’a empêché de graver pendant une dizaine d’années.

Le pacifisme

Jérôme LaffontMasereel était le fils d’un rentier d’une grande famille gantoise. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, c’est quelqu’un qui cherche son style et vit un peu en dehors du monde, au bord de la mer. Lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale, il est déchiré entre son indignation devant l’invasion allemande et le désir de défendre son pays et le pacifisme affirmé notamment par son beau-père, un gynécologue socialiste qui lui conseille de partir : « Tu ne participeras pas à cette boucherie ! »
C’est en France, dans les années 1914 -15 que Masereel fait la connaissance de certains militants pacifistes qui allaient chercher refuge en Suisse. C’est à Genève ensuite que l’artiste se politisera à leur contact. Ce milieu réunit à la fois des écrivains comme Romain Rolland, Stefan Zweig, des artistes opposés à la guerre mais aussi quelques centaines de militants venus de toute l’Europe. Il participe à la presse pacifiste en publiant des dessins réalisés rapidement à l’encre de Chine. Cette discipline condense efficacité et concision dans la narration. Parmi les raisons pour lesquelles la Première Guerre mondiale s’est arrêtée en France, on parle assez peu des mutineries dans les usines d’armement, à partir de 1917. C’est le thème des premières séries des bois gravés de Masereel : Debout les morts et 25 images de la passion d’un homme.

L’œuvre gravée

Frans Masereel était essentiellement un graveur, c’était aussi un peintre et un dessinateur. Son œuvre est colossale. Ce qui m’intéressait essentiellement, c’était la gravure parce qu’elle porte au-delà du message qui est véhiculé par l’œuvre, le geste du graveur qui possède une signification sociale et politique : la possibilité de multiplier, à partir d’une même gravure, d’un même bois, une impression à l’infini et de pouvoir la distribuer y compris à des gens qui ne pouvaient pas se payer des œuvres d’art.
Olivier Deprez est également un graveur (2). On le voit à l’œuvre dans le film. Il a toujours été fasciné, bouleversé même par le travail de Masereel. Mon idée a été de lui montrer non pas des gravures imprimées mais les bois originaux, marqués par les gouges, par le burin et le marteau. Ces bois gravés ont été retrouvés, presqu'un siècle plus tard, dans un grenier, en Suisse. Olivier Deprez a recréé pour le film ce travail de la gravure sur bois, très dur qui demande beaucoup d’élan, une certaine force mais aussi beaucoup de la subtilité dans le dessin des visages, des mains. Il nous permet, par son regard de graveur, de nous rendre compte de la manière dont travaillait Masereel, de ressentir toute la poésie du geste.
Je cherchais une façon de filmer de très près ces bois gravés qui sont comme un paysage après la guerre, perforé d’éclats d’obus ; une technique qui me permette de le faire avec un maximum de profondeur de champ. Cela a pu être tourné grâce à des objectifs médicaux, conçus expressément pour le cinéma.

Debout les morts

Masereel n’a jamais été sur le front, cette série de gravures est inspirée d’articles de presse. Elles sont cependant d’une précision visionnaire. Elles ont fait l’objet, pour le film, d’un commentaire par un archéologue de la guerre. Il a constaté, dans ces gravures, une grande pertinence de la représentation de la mort des soldats des tranchées. Dans cette première série, Masereel utilise non seulement la gouge, mais aussi le burin. Lorsqu’on regarde ces œuvres de près, s’y affirme une grande habileté dans les détails. L’artiste a évolué. Au début, dans son travail, de petites lignes relient les parties claires et les parties sombres. Elles permettent un dialogue entre l’ombre et la lumière. Ensuite, dans les années 20 et 30, ces détails vont disparaître pour laisser la place à des œuvres très tranchées où, comme beaucoup d’expressionnistes, le graveur va jouer avec des formes géométriques, tout en restant dans des travaux très figuratifs. Après la Seconde Guerre mondiale, son style va s’adoucir, devenir plus souple.

25 images de la passion est le premier roman sans paroles. Ce sont des livres sans aucun texte qui racontent une histoire. Ce livre contient 25 gravures, il y en a qui en comptent plus de cent. Il s’agit de l’histoire d’un enfant qui va devenir ouvrier, puis leader syndicaliste. Il mènera une grève à la fin de la Première Guerre mondiale et sera fusillé pour l’exemple.

Le soleil, symbole partout présent dans l’œuvre de Masereel

Jérôme LaffontLe tableau devant lequel nous nous trouvons (3) est une œuvre rare par son très grand format. C’est une peinture à l’huile sur toile, en noir et blanc. Ce qu’il y a d’intéressant dans cette œuvre, c’est que tous les thèmes développés par Frans Masereel y sont représentés. Il n’y a que la guerre qui ne soit pas évoquée. Il y a, placés au centre, le thème de la lecture et du rapport au livre. Le tableau s’appelle La famille en lecture et non pas la lecture en famille. On y voit une enfant qui tient un livre dans les mains. Masereel aimait parler de ses souvenirs d’enfance et de ses lectures. Il a nourri un rapport très nostalgique à la lecture quand il était enfant au bord de la mer à Blankenberge. On y retrouve les fleurs, des tournesols, très présents dans son œuvre. Il y a ce rapport à la campagne mais aussi cette ville qui déborde d’énergie, avec ses bâtiments érigés vers le ciel, très expressionnistes, très représentatifs des années 20. Et puis domine la figure du soleil qui est un symbole présent partout chez Masereel. Un de ses plus beaux romans sans parole est intitulé Le soleil. L’astre représente pour lui la paix. Lorsque le soleil disparaît, c’est le moment où la guerre éclate.

Pas d’images d’archives, seulement l’œuvre gravée

Une de mes idées de départ était de ne pas utiliser d’archives. L’œuvre de Masereel est tellement vaste, son travail de graveur tellement important… Stefan Zweig disait que si l’on perdait tout de l’époque où ils vécurent, toutes les photos, tous les documents des années 30, on pourrait s’il ne restait que ses gravures la reconstituer. Grâce à la Fondation Masereel en Allemagne, j’ai pu prendre connaissance de toute son œuvre numérisée.

Une relation épistolaire

Au début de mon travail, je voulais écrire plusieurs lettres adressées à Masereel en relation avec les pays qu’il avait traversés : la Belgique, la Suisse et la France. J’ai éprouvé très tôt la volonté de libérer la voix off du récit classique à la troisième personne pour essayer de créer, par ces lettres, une relation plus intime avec l’artiste, relation difficile certes car je n’avais rencontré le graveur qu’à travers son travail. Forme épistolaire dont le spectateur serait au centre. Je désirais aussi qu’il y ait une fragilité à la fois dans le texte et dans la voix du comédien, une manière de dire qui ne soit pas trop affirmée, qui interroge et demeure dans l’incertitude.

Une double filiation

Jérôme LaffontC’est vrai qu’à travers cette voix adressée à Frans Masereel, je voulais affirmer enfin une certaine forme de filiation posthume, intellectuelle avec cet artiste en qui je me retrouve énormément, dans son travail et dans son engagement. Le rapport de l’art et de l’engagement est une question qui me travaille de film en film. C’est ce que j’avais fait avec René Vautier auparavant (4). La présence de Frans Buyens (5) est également importante car il a été l’ami de Masereel. Lui aussi était habité par la question sociale, par l’engagement. Il y avait pour moi une évidence de terminer le film avec les images que Buyens avait tournées. Il disait que Masereel était pour lui comme un père. C’est cette image qui traverse le film.


(1) Joris van Parys. Masereel, een biografie, Houtekiet - Antwerpen, 1995.
(2) Olivier Deprez est un graveur belge. Il a coréalisé le film Après la mort, après la vie avec Adolpho Avril. Une production de l’atelier Graphoui.
(3) Exposition Frans Masereel et l’art contemporain : la résistance en images, Mu. Zee, Ostende, du 1er avril au 3 septembre 2017
(4) Hommage à René Vautier, entretien avec Jérôme Laffont, Cinergie, Janvier 2015
(5) Frans Buyens : J’aime le noir et blanc et Entretiens avec Frans Masereel (1969)

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