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Modus Operandi d'Hugues Lanneau

Publié le 01/02/2008 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

À la fin de La Liste de Schindler de Steven Spielberg, Oskar Schindler, un membre du parti nazi ayant sauvé la vie de milliers de juifs en les embauchant dans son usine, éclate subitement en sanglots : « J’aurais pu en sauver plus, tellement plus ! »

Modus Operandi d'Hugues Lanneau
Ce que Schindler oubliait, c’est que, plutôt que d’avoir sauvé la vie d’un simple quota de personnes, il a, avant tout, épargné des milliers d’individus. Chacun de ces individus avait un nom. Une identité, un visage, une famille, des amis, des émotions.
Avec ce documentaire relatant le sort des juifs en Belgique entre 1941 et 1944, Hugues Lanneau ne nous ressort pas uniquement un sempiternel relevé de statistiques, même si celles-ci sont, bien entendu accablantes, Modus Operandi met, avant toute chose, l’accent sur le fait que ces hommes, femmes et enfants juifs avaient tous un nom. Des êtres humains ! Des êtres humains traités par le Troisième Reich comme des animaux marqués au fer rouge, « étiquetés » de l’infamante étoile jaune et menés à l’abattoir. À l’aide de centaines de photos d’archives, de documents d’époque, officiels ou venant des familles des victimes, Lanneau met des noms sur les visages, fait parler les survivants, évoque la triste histoire d’une poignée d’individus dont il ne reste que des photos. Sur ces photos, le spectateur ne verra pas « des juifs » mais simplement des personnes comme les autres, heureuses, des années avant la guerre. Ces familles avaient pour noms Kichka, Lachterman, Susskind, Haber, Vos, Ramet, Goldstein, Szyper, Geulen… Et tant d’autres encore… 
Modus Operandi d'Hugues Lanneau
 
Sur les 24 916 juifs vivant en Belgique et déportés à Auschwitz, seulement 1206 en sont sortis,   c'est-à-dire moins de un sur vingt. Parmi ces rescapés, moins de 12 enfants de moins de 15 ans. Mais ce qu’Hugues Lanneau va nous révéler dans ce Modus Operandi en forme de coup de poing, c’est que les rafles et déportations effectuées par les Nazis ont été possibles grâce à l’appui, volontaire ou inconscient des autorités belges. Constat terrifiant : on s’est très peu occupé du sort des juifs en Belgique pendant l’Occupation…

Au début de l’Occupation, les secrétaires généraux belges vont d’abord pratiquer la politique « du moindre mal ». On se résigne. Les juifs belges ont peur d’être assimilé aux juifs étrangers réfugiés chez nous. Beaucoup d’entre eux ne parlent que le yiddish.

Le "modus operandi" de l’occupant, le plan machiavélique d’Hitler, va donc commencer à s’appliquer en plusieurs temps et plusieurs étapes-clé. La répression envers les juifs sera graduelle et minutieusement planifiée.

D’abord, l’occupant va DIABOLISER le peuple juif, le désigner comme responsable de la guerre et ainsi travailler l’opinion publique. Les films de propagandes anti-juifs se propagent, ridicules et caricaturaux au possible : « Sa religion oblige le juif au mensonge et à l’usure ! ». Mais ça marche... La population, et même Léopold III en personne, se persuadent, petit à petit, que « le venin juif » est responsable de leurs ennuis. Édifiant ! Et pourtant, ce n’est que le début !
 
Modus Operandi d'Hugues Lanneau
 
Ensuite, commencera l’EXCLUSION, avec différentes mesures discriminatoires en total désaccord avec la constitution. C’est l’administration belge qui prendra ces ordonnances : d’abord l’élaboration d’une définition de la notion de « juif », puis ensuite le RECENSEMENT, l’apposition sur la carte d’identité de la mention « JOOD / JUIF » au tampon rouge, à l’encre indélébile. Les juifs sont sommés de s’inscrire sur les registres des maisons communales,un geste qui pose la première pierre de leur mort dans les camps deux ans plus tard puisque c’est sur la base de ces listes que seront effectuées les rafles. C’est le début de l’engrenage pour le peuple juif pris dans un « ghetto virtuel », construit avec l’appui de nos autorités, notamment par la collaboration honteuse du bourgmestre de Liège, Joseph Bologne, un beau salopard qui fournira volontairement la liste des étrangers présents dans sa ville à l’occupant. Il n’est évidemment pas le seul. Les juifs sont désormais exclus des métiers de la fonction publique et sont obligés d’afficher la mention « entreprise juive » sur les vitrines de leurs commerces. Les médecins juifs ne peuvent plus exercer, car ils pourraient « contaminer » le reste de la population. Les juifs commencent à être isolés sur leurs lieux de travail. En Belgique, comme partout ailleurs en Europe, on en est là ! Le terme « humanité » n’est plus qu’un vague souvenir.

L’occupant va donc PILLER et HUMILIER son ennemi et « désenjuiver » l’économie belge, en particulier l’industrie diamantaire. Au sein de la population belge règne surtout l’indifférence. C’est l’époque du « chacun pour soi » où l’on essaie, avant tout, de sauver sa peau et celle de sa famille. Souvent pour le malheur des autres. C’est en semant sur le pays cette indifférence pire que la haine que la mécanique bien huilée des Nazis s’avère particulièrement diabolique et efficace. L’administration belge n’est pas aveugle, elle ne veut pas voir ! Et sans trop de difficultés, se laisse convaincre en baissant les yeux… En temps de guerre, la lâcheté est le pire fléau. Et les conséquences, comme le film le démontre avec mille exemples tous plus douloureux les uns que les autres, seront désastreuses.

Quand tout un peuple est soumis à un couvre-feu et à l’infamante étoile jaune, difficile d’entrevoir l’espoir. Surtout quand de nombreux commerces et lieux publics sont «interdits aux chiens et aux juifs. »

Il n’existe aucune image des rafles effectuées en Belgique entre 1942 et 1944. Par censure ? Ces images ont-elles été détruites ? Ces rafles supervisées par les Allemands ont en effet souvent été effectuées par des policiers belges. À Anvers par exemple. Ou à Bruxelles où une « chasse au juif » fut organisée près de la Gare du Midi. Ces collaborateurs nombreux agissaient-ils par conviction, par lâcheté ? Pour survivre ? Tout ça à la fois ? Quand on pense qu’il suffit de retourner deux générations en arrière pour trouver les réponses… Modus Operandi fait froid dans le dos : comment nos grands parents ont-ils réagi à l’époque ?  Leur survie s’est-elle faite au détriment de dizaines de vies juives ? Est-il possible que NOTRE existence se soit faite par le sacrifice de dizaines de personnes ? Ce sont les questions auxquelles le spectateur sera confronté pendant le film.

Mais en temps de guerre, il arrive parfois que l’héroïsme pointe le bout de son nez, comme dans le cas de Robert Mestriau qui, à l’aide de deux copains, bloque les rails d’un convoi en partance pour Auschwitz et réussit à libérer 17 personnes. Comme ces femmes qui emmènent les enfants des familles juives pour les cacher dans des familles d’accueil. Comme le C.J.D., le Comité de Défense des Juifs, un mouvement de résistance civile. Admirable… Et même si c’est tellement peu face à l’enfer que vivent les juifs de l’Europe toute entière, face aux milliers de morts, d’humiliations, de séparations, de tortures et d’assassinats perpétrés en toute impunité, c’est déjà beaucoup ! Car une âme sauvée, c’est énorme.
 
Modus Operandi d'Hugues Lanneau
 
Malheureusement, une âme perdue dans les camps de la mort, c’est énorme aussi. Alors à quoi sert ce film ? Pourquoi voir Modus Operandi ? Aussi accablantes soient-elles, les accusations de collaboration des autorités belges ne sont pas nouvelles, mais on n’en parle jamais. On le sait, on le murmure. Hugues Lanneau lui, met tout au grand jour avec des dizaines de documents. Hugues Lanneau accuse, dénonce. C’est courageux, gonflé et salutaire, surtout dans un paysage audiovisuel actuel où le politiquement correct est de mise.

Hugues Lanneau ne fera pas que des heureux. On appelle ça du cinéma engagé. Mais son cinéma est avant tout humain. 

Monté comme un film au suspense insoutenable dont nous connaissons pourtant l’issue, Modus Operandi fascine par la richesse des documents d’époque qu’il dévoile, fruit d’un long mais fructueux travail de recherche en documentation : photos, films et documents divers… Modus Operandi ne cesse de choquer en nous rappelant sans cesse, preuves à l‘appui, que l’âme humaine, en temps de guerre, se liquéfie, que le nihilisme, la lâcheté, la bêtise et la haine ne sont jamais bien loin, attendent de sortir, tapis dans un coin dès que la situation devient difficile. Modus Operandi effraie surtout à l’idée que tout ça pourrait recommencer à la moindre occasion si nous ne sommes pas vigilants. Pire que la haine et la violence, l’indifférence est la principale responsable de milliers de destins brisés sur le sol des chambres à gaz.

Dur à encaisser. Mais malgré tout, Modus Operandi
touche aussi par les portraits de ces personnes dont les familles ont été décimées. Des personnes marquées à jamais au fer rouge, mais qui jamais ne font preuve de haine. Des personnes aujourd’hui âgées, qu’on a envie d’aimer, toujours dignes face à l’évocation de leur tragédie. Comme ce vieil homme en possession d’une photo où figurent sa femme et ses trois enfants, Herman, Isaac et Andries, morts à Auschwitz. Une photo qu’il n’a jamais osé regarder depuis… Comme cette femme qui culpabilisera jusqu’à la fin de ses jours de s’être échappée d’un convoi en étant obligée de laisser son père mourant à l’intérieur… Une poignée parmi tant d’autres ! Leurs témoignages sont des documents précieux.

Modus Operandi, plus modeste mais animé des mêmes intentions que ses grands frères que sont Shoah, de Claude Lanzmann, Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, La Liste de Schindler et bien d’autres encore, est un film qui doit être montré dans les écoles. Mais pas seulement. Ce film doit être vu par tous ceux qui ont peur de le voir. Par ceux qui pensent encore qu’une race est supérieure à une autre. Montrons-le à ces petits cons de néo-nazis, aux racistes et nationalistes en tout genre… Montrons-le à nos enfants, à nos grands-parents… Un tel travail de mémoire se doit d’être partagé avec le plus grand nombre. 

Dénoncer est une chose. Se rappeler pour ne jamais oublier, pour apprendre les leçons de l’holocauste en est une autre. Hugues Lanneau combine les deux dans un documentaire dont on sort tour à tour lessivé, ému, pas fier… C’est une bonne chose que Modus Operandi existe.

Modus Operandi d'Hugues Lanneau
Le film commence et se termine par la même image : au départ d’un convoi partant pour les camps, un officier allemand sépare une maman de sa petite fille, qui, inconsolable, s’empresse d’essayer de la rejoindre, courant maladroitement sur ses toutes petites jambes avant de se faire reprendre par le bourreau. Une manière de rappeler qu’un enfant de 2 ans ne sait pas qu’il est juif.
Et que séparer un enfant de sa mère pour des raisons aussi stupides que l’appartenance à une race, que cet enfant soit juif, Allemand, Belge, Rwandais, noir, jaune, bleu, handicapé, homosexuel, de la planète Mars ou d’ailleurs, est un acte particulièrement dégueulasse, métaphore la plus parlante de l’ignominie dont l’être humain est (parfois) capable.
 

Lire la rencontre avec Hugues Lanneau

Modus Operandi d'Hugues Lanneau – 98’ - 2007
Narration de Marthe Keller.



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