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Nicolas Rincon Gille - "Campo Hablado"

Publié le 17/02/2016 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Programmation au cinéma Aventure de Bruxelles

Campo Hablado - una trilogia documental.
Volet 1 : En lo Escondido (Ceux qui attendent dans l'obscurité) : 21/02 à 16h - 24/02 à 19h30 - 03/03 à 19h30
Volet 2 : Los Abrazos del rio (L'Etreinte du fleuve) : 25/02 à 19h30 - 28/02 à 16h - 02/03 à 19h30
Volet 3 : Noche Herida (Nuit blessée) : à partir du 17/02/2016

Rencontre avec Nicolas Rincon Gille

Après des études d'économie en Colombie, Nicolas Rincon Gille quitte son pays natal et débarque en Belgique en 1998 pour étudier le cinéma à l'INSAS. Obnubilé par ses souvenirs de jeunesse, le jeune réalisateur se lance alors dans Campo Hablado : une trilogie poétique et politique sur la richesse de la tradition orale colombienne et sa confrontation à la violence. Trois films qui s'appréhendent selon l'envie du spectateur : En lo escondido en 2007, Los abrazos del rio en 2011 et Noche herida en 2015. La trilogie sortira dans un coffret DVD dès le mois de mars et les films seront présentés en salles, au cinéma Aventure de Bruxelles, à partir du 17 février 2016.

Cinergie : Dans ces trois films, tu utilises des légendes pour arriver à une description politique et sociale de la Colombie.
Nicolas Rincon Gille : Au départ, je m'intéressais aux liens qui existent entre la magie et la violence. Généralement, ces deux aspects sont séparés car, quand la violence arrive dans une société, elle monopolise tout et la magie est reléguée dans un coin. En Colombie, ce n'est pas le cas ; la magie joue un rôle important soit pour se protéger de la violence ou pour l'engendrer. Les victimes de la violence politique en Colombie font appel à la magie pour se défendre, pour contrer l'ennemi, pour résister. Ce mélange est à la base du projet et pour bien comprendre, il fallait passer par la parole, l'utiliser judicieusement, la rendre cinématographique.

C. : D'où le titre de la trilogie : Campo hablado ?
N.R.G. : Je n'ai pas réussi à trouver une traduction en français mais ça donnerait plus ou moins : "Pendant que je raconte, je fais apparaître devant vous la campagne". Il ne faut pas la voir, il faut l'écouter. Souvent, on voit des paysages, et on a une vision subjective, mais ce qui est important, c'est de voir comment les gens qui habitent dans ces paysages les racontent. Quand on a cette expérience, notre regard sur ces paysages change complétement.

C.: Est-ce que tu défini le contenu des trois films avant de commencer à filmer ?
N.R.G.: Au départ, je voulais faire un seul film qui racontait l'histoire d'une famille de paysans qui vivaient à la campagne et qui se sont faits expulser par la violence, comme cela s'est fait pendant vingt ans en Colombie, et ont dû habiter en ville. Je me suis vite rendu compte qu'un seul film ne suffirait pas pour raconter tout cela.
Il fallait faire trois films : En lo escondido, un film qui raconte l'histoire de cette famille dans la campagne, Los Abrazos del rio un autre film qui raconte cette transition, et Noche herida, un dernier qui raconte l'arrivée de cette famille en ville.
C'est une idée que j'ai eue sur place lors du repérage en 2004, 2005. En discutant avec les paysans, j'ai abandonné l'idée de faire un seul film. J'en ai fait trois, chacun avec un style d'écriture différent. Dans le premier, c'est Carmen qui raconte et joue son passé. Dans le deuxième, il fallait des témoignages pour rendre compte de la violence. Et le dernier se passe dans un quartier dans la périphérie de Bogota, au sein de la famille de Blanca. La technique a évolué, la magie est plus présente dans le premier volet puisqu'on est à la campagne. Dans le troisième, il est plus compliqué d'avoir cet horizon lointain donc il a fallu créer des espaces magiques qui sont peut-être plus restreints, mais parfois plus subtils.

C. : Le troisième volet est le moins politique des trois, non ?
N.R.G. : Oui, même si c'est le volet qui me satisfait le plus quant à la place de la politique. On vit avec la famille et les liens politiques ont un effet dans la tête des protagonistes. Je voulais qu'on vive avec Blanca, ses peurs, sa lutte, ses angoisses sans forcément comprendre à 100% ce qui se passe. Il y a des éléments épars dans le film qui donnent quelques informations. Je voulais vraiment que les choses viennent de l'intérieur, je ne voulais pas raconter avant Blanca, je voulais que le spectateur découvre les choses en même temps qu'elle.

C. : Elle ose moins parler car le danger est plus proche ?
N.R.G. : Dans le premier film, le danger est lointain et arrive progressivement et Carmen peut l'exprimer. Dans le second film, on le dit à moitié, mais le danger est passé. Par contre, dans le dernier, au sein des bidonvilles, les paramilitaires sont proches. Blanca préfère dire les choses à moitié. Le spectateur ressent l'oppression qu'elle vit, elle et les habitants du bidonville. Je voulais rencontrer des familles pour parler de la violence dans laquelle elles vivent. Aujourd'hui, après les attentats de Paris, on sait que la violence peut arriver là où l’on ne s'attend pas. Ce qui m'intéresse de savoir, c'est comment faire avec nos peurs ? Avec la terreur ?

C. : À côté du récit, tu accordes une grande importance à l'image et à la mise en scène.
N.R.G. : Je ne voulais pas choisir une image "violente" pour illustrer un propos qui était déjà violent. La beauté était très importante pour raconter cela. J'ai toujours travaillé avec une lumière naturelle, du coup, j'utilisais la lumière telle quelle dans les maisons. Les couleurs sont aussi très importantes dans ces milieux durs. Pour moi, c'était important de garder cette beauté sans tricher. On n'a pas pu tourner certaines scènes, mais on a vite trouvé les emplacements pour que les cadres soient fixes et pour qu'on puisse voir vivre les personnages dans des endroits forts et intéressants.

C. : Est-ce que tu as vécu la violence quand tu vivais en Colombie ?
N.R.G. : Pas directement dans mon noyau familial, mais quand je suis venu en Belgique, je me suis rendu compte à quel point j'étais touché par cette violence ambiante. La menace était constante.

C. : Depuis combien de temps dure cette violence ?
N.R.G. : Depuis les années 1940. C'est une violence politique induite par des grandes familles qui ne veulent pas partager le pouvoir et qui utilisent les paysans comme des pièces d'échange. Ils ont tout de suite compris que l'horreur était une arme politique, et elle est présente depuis cette époque. C'est la même chose au Mexique. Les paysans ont accepté la peur dans leur quotidien et ils essaient malgré tout de faire quelque chose de leur vie et de la vivre intensément, au jour le jour.

C. : Malgré tout, il y a de l'espoir dans ces films.
N.R.G. : Ces trois films mettent en exergue la figure de la femme. Ces femmes veulent partager et témoigner. Elles veulent toucher les gens. Elles ont perdu beaucoup, mais elles doivent continuer malgré tout. Blanca est un personnage formidable, c'est une grand-mère qui regarde vers le futur. C'est elle qui tire ses petits-enfants et les poussent à avancer, à se battre, à espérer.

C. : Quel sera le sujet de ton prochain film ?
N.R.G. : Je suis toujours intéressé par la question de la magie et de la violence. Dans les cimetières populaires à Bogota et dans les grandes villes, les gens viennent rendre visite aux morts, même si ce n'est pas de la famille, et ils prient la vierge pour qu'elle puisse les laisser entrer dans le royaume de Dieu. En échange, ils demandent à l'âme du défunt de les protéger, eux et leur famille. C'est très fort de voir ces familles s'approprier la mémoire des autres. Ce partage du deuil m'intéresse, et je suis en train de travailler sur ce thème. Un des projets sur lequel je travaille, La vallée des âmes, raconte l'histoire d'un pêcheur qui va chercher les corps de ses deux enfants qui ont été jetés dans le fleuve. On suit cette histoire au présent, c'est un film de fiction sur cette idée du passage, de la place qu'on donne aux gens dans nos vies quand ils ne sont plus là. Comment on communique avec eux dans la culture populaire colombienne…

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