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Noir océan de Marion Hänsel

Publié le 08/11/2010 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

La vie intime est maritime (A.Souchon)

Marion Hänsel aime les voyages, les vastes horizons qu’elle filme en Scope avec une rigueur passionnée, le bruit des vagues et du vent, la morsure du soleil et les grondements de la terre. Pour son dixième long métrage, après les nuages et les sables soulevés par le vent, elle retrouve la mer, les plages et les bateaux, univers déjà abordés notamment dans Noces Barbares et dans Li (Between the Devil and the Deep Blue Sea). Noir océan nous fait partager la vie de l’équipage du Sirocco, un navire de guerre français en mission dans l’atoll de Mururoa, en 1970. Les essais nucléaires effectués à cette époque dans ce coin perdu de Polynésie ne sont pas étrangers à la présence de la frégate dans le Pacifique sud. Le déclenchement du feu atomique servira de catalyseur aux manques et aux angoisses des jeunes marins que suit le film, et marquera leur entrée définitive dans l’âge d’homme. La bombe n’intéresse toutefois Marion Hänsel que de façon diffuse. Noir océan s’attache surtout à suivre un contingent de jeunes appelés, à un moment charnière de leur vie, entre l’enfance et l’âge adulte, avec la discipline et les valeurs militaires comme cadre, et quelques officiers pour (re)pères. Une prise de conscience de soi, une difficile évolution, au rythme lent d’un navire en mer.

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Des jaunes de Dust aux ocres de The Quarry, la couleur a toujours tenu une place prépondérante dans les films de Marion Hänsel. Avec Noir océan, la cinéaste nous plonge dans le bleu : bleu profond de la mer, bleu gris du bateau de guerre, bleu ardoise des vareuses des marins, bleu azur du ciel tropical, bleu noir presque opaque des vagues filmées dans une nuit sans lune… Un bleu dans lequel on se perd, comme ces jeunes marins sur la plage à la recherche de la ligne d’horizon. À des milliers de kilomètres de chez eux, ils font l’apprentissage de la vie militaire. Un univers viril, bourru, dur, où on ne pardonne pas la faiblesse, et où la violence peut soudain jaillir d’une simple étincelle. Une existence en groupe, rythmée par les quarts nocturnes, les saluts au drapeau, les corvées.

En dehors de cela, pas grand-chose à faire dans ce microcosme confiné formé de carrés, de placards radios, de coursives et de ponts.On traîne, on lit, on médite en regardant les vagues, on pêche, on joue aux cartes, on se charrie. On pense à ceux qu’on a laissés au pays, à moins qu’on ne veuille surtout pas y penser. Sa tendresse, on la garde pour le chien Giovanni, qui ne quitte pas les trois jeunes appelés. Le préféré du cabot, avec sa gueule d’ange blond qui paraît tombé du paradis, c’est Massina, partagé entre le besoin d’être dans la troupe, même si c’est parfois « devenir con », et le recul de celui qui se demande ce qu’il fait là. Plus déluré, son pote Moriaty semble déjà plus à l’aise dans les rapports de groupe, mais cette décontraction apparente cache une sensibilité mal maîtrisée. Da Maggio, le troisième larron, est sans doute le plus proche de l’enfance. Son aspect rondouillard, allié à la difficulté visible qu’il éprouve à rompre avec le cocon familial et à s’intégrer à cet univers d’hommes en fait la tête de turc de ses camarades.

Fidèle à sa technique habituelle, Marion Hänsel raconte peu et donne à voir. Le film s’étire au rythme morne de cette vie en mer. Narrativement minimaliste, il se passe dans les non-dits, les expressions des visages, les réactions aux événements. Comme dans presque tous les films de la cinéaste, c’est au spectateur d’aller chercher au-delà des apparences la profonde humanité des personnages. Rien n’est raconté de ces jeunes hommes, de leur passé, des raisons de leur présence sur ce bateau, et donc de ce qui se joue. Comme dans la vie, face à des inconnus, il nous faut deviner. On comble instinctivement les trous de la trame avec notre perception, nos expériences, nos ressentis. Une chose est sûre cependant : à travers l’histoire de ces jeunes gens déracinés voués à s’inventer par eux-mêmes leurs propres codes sociaux, Marion Hänsel nous parle de la solitude et de l’absence. Entre les valeurs héritées de leur enfance avec laquelle ils prennent leurs distances, et celles du groupe auquel ils sont confrontés, chacun des personnages cherche sa voie. En filigrane, les difficiles rapports de filiation, thème récurrent chez la cinéaste. Car c’est en référence à l’image paternelle, l’amour reçu ou pas, l'amour qui construit ou qui détruit, qu’ils élaborent leur personnalité masculine. Et pour ceux qui n’auraient pas compris, le dernier monologue du film, résonnant comme un coup de cymbales, ôte tout doute possible.

Avant le générique de début, une scène forestière d’une époustouflante beauté, avec un camaïeu de verts et des reflets dans l’eau dignes des plus belles toiles impressionnistes nous conte l’histoire d’un jeune garçon qui éprouve son courage en traversant une rivière alors qu’il ne sait pas nager. À la fin du film, une autre scène nous donne les clés de la première. Entre les deux, Noir océan s’attache aux pas de trois matelots dont le cheminement n’est évidemment pas sans rapport avec cette petite histoire. Un film ponctué en son milieu par l’explosion de « la » bombe. Une séquence de plus d’une minute, minutieusement reconstituée à l’aide de documents d’archives. Après celle-ci, le ton change quelque peu, comme si cet événement avait donné corps à leur difficulté d’être. Les rapports sont plus tendus, empreints d’une nouvelle gravité. Comme si ne pas parler de ce qu’ils ressentent pouvait à tout moment les faire eux-mêmes exploser. Dans une longue scène de plage à l’atmosphère lourde, ils pourront peut-être décanter ce qui les travaille et se rendre capables d’affronter l’avenir avec ce sentiment nouveau de leur responsabilité envers les autres.

Le fait de s’intéresser à de grands adolescents amène Marion Hänsel à travailler avec de très jeunes comédiens. Si Adrien Jolivet (Moriaty) a déjà un peu de bouteille, les autres n’avaient encore jamais tenu de rôles de premier plan. Ils ont, en outre, très peu de choses auxquelles se raccrocher pour faire exister leurs personnages : quelques éléments de dialogues, le regard, et essentiellement leur seule présence physique. Et l’on n’hésite pas à écrire que la prestation du trio formé de Nicolas Robin (Massina), d’Adrien Jolivet et de Romain David (Da Maggio) est étonnante, compte tenu de ce cahier des charges. La caméra n’en perd pas une miette. Avec une sensualité gourmande, elle s’attache au mouvement des corps, et les inscrit dans l’espace avec subtilité. Le contraste entre la beauté de ces jeunes hommes et leur évidente difficulté d’être fait naître une émotion qui attache le spectateur au film.

Techniquement, Noir océan est irréprochable. Marion Hänsel a l’habitude de s’entourer d’une famille de professionnels avec lesquels elle travaille de longue date. Pourtant, cette fois, elle ne peut pas compter sur son chef opérateur attitré. Retenu ailleurs, Walter Vanden Eende l’oriente vers un de ses élèves Jan Vancaillie qui accepte les difficultés du tournage. Car, alors même que son film se passe dans l’espace clos et confiné d’un bateau en mer, la cinéaste choisit de tourner en Scope. Même si elle connaît bien les difficultés de cette technique qu’elle avait déjà privilégiée dans Noces Barbares et dans Li, cela représente toujours un défi. Il faut judicieusement placer la caméra pour éviter les angles impossibles, pallier le manque de recul, prévoir des dégagements, des lignes de fuite, organiser le juste cadre,… difficile. Mais cela donne toujours des images fortes, et les vastes ouvertures sur les paysages de mer et de plage que permet le format large fournissent un contrepoint idéal aux scènes d’intérieur. Les lumières sont aussi variées que délicates à saisir, alternant les scènes de jour gorgées de soleil et les séquences nocturnes, où parfois la mer ne se devine que par quelques brefs reflets d’argent. Le jeune chef op’flamand tire plus qu’honorablement son épingle du jeu : les éclairages sont justes, le chromatisme parfaitement maîtrisé, et l’image remarquablement stable. Au son, Henri Morelle travaille avec Marion depuis son premier long. Il apporte son expérience (il a été opérateur radio sur un bateau dans sa jeunesse) et livre, comme toujours, un univers sonore extrêmement dynamique et réaliste. Dans cet environnement, la musique de René-Marc Bini est somme toute assez peu présente. Là aussi, la réalisatrice préfère procéder par petites touches suggestives que de recourir à la grosse cavalerie à l’Américaine. Au montage, pas davantage de surprise : on retrouve la patte de Michèle Hubinon, la collaboratrice et complice de longue haleine. Le rythme du film est lent, bien sûr, mais jamais ennuyeux. Il y a peu de longues séquences, et l’intérêt est régulièrement réveillé. Le ton est paisible, mais jamais mièvre, et laisse au spectateur le loisir de se laisser aller aux superbes images.
Avant de partir dans l’aventure, Marion Hänsel écrivait dans une note d’intention « J’aimerais faire un film dense mais ténu, chargé d’émotion et de tendresse pour ces garçons qui me semblent déjà mes fils ». Ce pari-là est incontestablement gagné.

 

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