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Où est la main de l’homme sans tête de Guillaume et Stéphane Malandrin

Publié le 05/12/2006 par Anne Feuillère et Marceau Verhaeghe / Catégorie: Tournage

Où est la main de l’homme sans tête de Guillaume et Stéphane Malandrin

Alors… D'abord, on prend le Ring, sortie 13… Là on tourne à droite vers Ninove… On traverse Dilbeek et à la sortie, c’est encore à droite, après le feu. "Ce feu là ?" "… Je sais pas moi… Attends… Oui, direction Ternat, c’est ça !" Nous tournicotons, traversons le petit village de Bodegem, laissons derrière nous un passage à niveau. "C’est bon, c’est toujours comme sur le plan." A droite, à gauche, à gauche, dans des chemins toujours plus petits, plus verts et de plus en plus écartés. "Zut, on a loupé le bon". Demi-tour. "Tu es sûre que c’est le bon, ce chemin ?" "Oui, regarde là au bout, on voit les camions de la régie". On se gare tant bien que mal dans l’herbe du bas côté. Et on descend, les pieds dans la boue. Nous y sommes.

Dans la cour d’une maison isolée dont la grande baie vitrée donne sur un champ et un horizon d'hiver aux grands arbres dénudés, l'équipe du tournage du nouveau long métrage de Guillaume et Stéphane Malandrin, Où est la main de l’homme sans tête ? s'est déjà installée. Elle va tourner jusqu'à 3 heures du matin l'une des scènes les plus éprouvantes dans le froid et l'humidité montante. L'ambiance est faite de fatigue, de concentration et de résistances, une sorte de tension sans conflits. On sent l'équipe, la "famille élargie", comme ils disent, la même à chaque nouveau projet de La Parti Production, en train de faire bloc, étrangement unie et calme.

Les frères Malandrin, réalisateurs

Les deux frères ont déjà un beau parcours derrière eux, tantôt ensemble, tantôt séparément. Producteur et scénariste, Guillaume a déjà réalisé quelques courts métrages, parfois écrits avec son frère. Stéphane, lui, est scénariste et écrivain. L'an dernier, ils ont tous deux cosignés Ca m'est égal si demain n'arrive pas, sorti sur les écrans belges en août cette année après plusieurs passages dans différents festivals. Mais tourné en quelques semaines, à partir d'une continuité dialoguée, en DV et en équipe légère, Ça m'est égal… avait des allures d'école buissonnière. Avec Où est la main de l'homme sans tête?, les deux frères passent à une production plus classique, plus imposante, comme le souligne leur producteur, Philippe Kaufmann.

Le tournage entame sa sixième semaine, après être passé par Amsterdam (la piscine olympique), Bruxelles (le décor imposant de la basilique de Koekelberg), le Hainaut et le Brabant wallon. Guillaume, bonnet noir, est tendu, préoccupé. Chacune de nos questions le ramène de loin. Il est ailleurs, à quelques pas, tourné vers l'équipe en arrière. Stéphane, rouge bonnet, lui, prend son temps pour nous répondre, affable, plutôt tranquille. Complémentaires, en somme. "Sur le plateau, nous nous répartissons les tâches sans vraiment de rôles définis", précise Guillaume, "Je m'occupe plus de la partie réalisation, le découpage, le mixage ", dit-il. "De mon côté, je suis plus versé dans l'écriture", remarque Stéphane. "Nous cosignons le film", précise Guillaume, qu'ils définissent comme "un film belge" : " Il a un côté absurde et un peu surréaliste, qui plaît bien en Belgique mais qui gêne un peu en France" explique Guillaume.

Eva, le personnage principal du film, est une championne de natation qu'un plongeon raté entraîne dans le coma. A son réveil, elle part à la recherche de son chat qu'elle avait confié à son frère. Mais elle ne sait plus non plus ce qu'est devenu son frère. "C'est comme une petite pelote de laine qu'on déroule et qui nous aspire. C'est un peu Alice aux Pays des Merveilles mais versant sombre" complète Stéphane. Un film plutôt onirique ? "Non, très réaliste, sauf que les choses qui se passent ne sont pas vraiment normales. Le récit est assez compliqué, fait de beaucoup de flash back. Le personnage se perd dans son passé, dans son enquête, tente de reconstituer un puzzle qui lui échappe. Nous prenons beaucoup de plaisir à raconter cette histoire "labyrinthique", comme nous aimons la définir, où le spectateur doit se creuser la cervelle." Dans cette histoire "vertigineuse", "tout est filmé pratiquement du point de vue d'Eva. Certains éléments lui échappent, que le spectateur, lui, connaît, et qui lui donnent un peu d'avance. Mais parfois, il perd cette avance et se retrouve comme elle… Nous voulons arriver à ce qu'il s'identifie à cette fille qui cherche son frère disparu et qui, peu à peu, se sent cernée par un personnage inquiétant qui est peut-être responsable de cette disparition."

Justement, Jacky Lambert, traverse la scène dans un costume de dandy tout droit sorti d'un livre d'Oscar Wilde. L'homme sans main (mais il a bien une tête, nous rassure-t-on), c'est lui, celui qu'Eva va se mettre à suivre, le croisant sur sa route et le soupçonnant du pire. Cette nuit, ils s'affrontent devant cette maison. A l'intérieur, dans des odeurs de peinture et de térébenthine, le décor foisonne de tableaux, palettes, serpents baignant dans le formol, plâtres de pieds et autres mains. Un décor réalisé par "Emmanuel De Meulemeester, lui-même plasticien. Nous sommes chez le frère d'Eva, qui aime bien le morbide." Bouli Lanners interprète le frère d'Eva et "avec toute sa joie de vivre, il fait ça avec beaucoup de spiritualité." Pour jouer leur père, l'Allemand Ulrich Tukur qu'ils ont découvert dans Amen de Costa-Gavras : "Nous avons longtemps cherché qui pouvait jouer ce rôle et nous avions envie qu'il ne soit pas forcément francophone. Il a un rapport un peu particulier à sa fille qu'il couve beaucoup, un peu dévorant. Etranger, il va parfois lui parler dans sa langue, ce qui exclut un peu l'autre conjoint du couple."

Guillaume Maladrin, réalisateur

Stéphane parle. Guillaume, lui, est déjà reparti arpenter le plateau, discuter avec Nicolas Guicheteau, le chef opérateur, vérifier encore la mise en place. Les rails du travelling sont installés, la caméra chargée, et le chef op’ prêt, lui aussi. Philippe Kaufmann, le producteur, nous explique que la mise en place sur le plateau est d'autant plus importante que le film se tourne sans story-board. Stéphane le confirme : " Le travail de scénario a été très lourd. Le mécanisme de l'histoire est calé de façon très précise comme une horloge dont toutes les pièces auraient été polies, ciselés et c'est très compliqué, d’autant qu’on a le goût du détail. Mais par rapport à la réalisation, il faut se donner de l’air. Cette matière écrite totalement pensée et organisée est donnée aux acteurs qui en proposent leurs visions. Chacun apporte sa petite pierre. On prend beaucoup de plaisir à regarder comment tout cela alimente notre horloge. Lors de notre précédent film, Ça m'est égal…, on avait 5 pages d'histoires sur lesquelles on a beaucoup improvisé. Cette liberté, de jeu, de film sans scénario, nous a beaucoup séduit. On ne voudrait pas maintenant que notre histoire nous étouffe."

Car pour passer à la réalisation de Où est la main …?, ils ont du patienter longtemps. "Nous avons mis cinq ans à le produire, et cela fait quatre ans que le film est en chantier." Emmené par La Parti, Où est la main… ? est coproduit avec les Pays- Bas, à travers Graniet Films, dont La Parti est partenaire sur d'autres projets. Du côté français, … un Belge (On ne s'étonne de rien quand un homme sans tête cherche sa main) : Patrick Quinet, coproducteur à travers Liaison Cinématographique en France. Un budget total de 2 millions d'euros, un vendeur (le français Wild Bunch), déjà deux distributeurs en France (Pan Européenne) et en Belgique (BDF), et puis le soutien de la Communauté française de Belgique (315 000 euros), Wallimage et le tax-shelter. "Il faut essayer de faire le film qu'on a rêvé avec les moyens qu'on a, et c'est ce à quoi on s'est surtout attelé" explique Guillaume. "De toutes façons, le sujet de ce film sera toujours très hostile à la grande distribution et à la diffusion standard de ce qui passe à la télé." ajoute Stéphane. Et il sourit : "pas facile de convaincre une télévision en leur expliquant "Vous allez voir un film où un homme cherche sa main !" d'autant que maintenant, la production est tellement administrative; il faut faire des dossiers, les soumettre à différents guichets… tout est très scolaire et ce système induit des scénarios toujours réécrits. Tout le travail au tournage est de filmer ce qu'on a perdu, pour retrouver un peu de spontanéité."Stéphane rejoint Guillaume. Ils échangent quelques mots dans un coin, l'un d'eux annonce une "mécanique", une répétition des mouvements de caméra. On demande le silence sur le plateauet là, une petite voix féminine se fait entendre : "Mais je dois rester là jusqu'à ce que la lumière s'allume, non ?". Cécile de France, dans l'ombre de la caméra, vêtue de son jogging et d'un pull trop large, est sombre, extrêmement concentrée elle aussi. On avait oublié sa voix qui détonne avec son allure : une voix fraîche et veloutée, un peu enfantine. "Il y a quatre ans, on l'avait trouvé super chouette dans L'Auberge Espagnole et on cherchait une actrice belge. Notre but était de faire un premier petit film pas cher avec des comédiens pas connus", explique Guillaume. "Et c'est toujours un film pas cher !", ajoute-t-il après une pause, en riant. Stéphane complète: "Entre temps, elle est devenue célèbre mais elle a tenu sa parole. Le rendez-vous était pris même si nous avons dû patienter."

De l’air, donc. La fébrilité et le froid montent sur le plateau en même temps que la nuit, de plus en plus épaisse. Nous partons, curieux, très curieux, maintenant, de voir ce film "réaliste" mais "un peu fantastique", à l'image de cette maison et de ce champ qui peu à peu se sont transformés "en tableau surréaliste".

 

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