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Pas son genre de Lucas Belvaux

Publié le 12/06/2013 par Anne Feuillère / Catégorie: Tournage

Après les rapts, les prises d’otages et les assassinats, Lucas Belvaux a entamé, au début du mois d’avril, le tournage de son nouveau film : une histoire d’amour entre deux personnages mise en péril par leurs différences sociales et culturelles. Produit en Belgique par Patrick Quinet et Artémis, et adapté du roman de Philippe Vilain, Pas son genre est un film plus intimiste, qui revient vers le registre plus léger – mais non moins grave – des premiers films de Belvaux. Rencontre sur le plateau par une jolie journée d’été. Lundi 6 mai. À Arras.

tournage Pas son genre de Lucas BelvauxLa ville d’Arras, où l’on brûla des sorcières, passée entre les mains de Charles le Téméraire, enjeu des disputes entre François 1er et Charles Quint, espagnole avant de se rendre française, haut lieu d’une industrie textile qui fit sa gloire. Arras, presque entièrement détruite, reconstruite à l’identique - ou presque – après la Grande Guerre. Une ville de province, donc, mais pas n’importe laquelle, riche d’une histoire fourmillante d’épées et de tapisseries, de cathédrale et de Flamands espagnols… ou d’Espagnols flamands, on ne sait plus trop…

Derrière l’imposant beffroi où scintille un lion doré, dans l’une des artères les plus fréquentées de la ville, deux camions outillés de câbles, de gigantesques armatures d’aciers, d’énormes spots, dégobillent leurs entrailles d’aciers sur le trottoir que quelques jeunes assistantes tentent, tant bien que mal, de défendre aux automobilistes et aux passants. Devant eux, la grande baie vitrée d’un salon de coiffure de bois et de glaces. À l’intérieur, une vingtaine de personnes s’activent, tandis que d’autres vont et viennent entre les trottoirs, les camions. La Place des Héros, à deux pas, abrite les bureaux où patientent les figurants, et au rez-de-chaussée se prépare la scène, tandis qu’à l’arrière de la maison, dans une petite cour, d’autres encore boivent du café. En attendant. Nous sommes à la fin du tournage de Pas son genre, après six semaines intensives. Les jours suivants, l’équipe déménagera ses quartiers à Paris où se tourneront encore quelques scènes, notamment à la Sorbonne, dans le 5ème arrondissement. Mais pour l’heure, Jennifer, qu’interprète Emilie Dequenne, est à son poste, dans ce salon de coiffure. Et à l’écran, ce sera la première fois qu’on la découvre sur son lieu de travail. Elles sont donc trois à s’escrimer sur les cheveux de leurs clientes et parlent de la pluie qui devrait bientôt s’abattre sur la ville. À moins que ce ne soit une averse ? Plutôt un crachin ? Mais non, la drache ! Emilie Dequenne est arrivée sur le plateau sans même qu’on s’en aperçoive. Dans sa tenue de travail, avec ses cheveux blonds mi longs, elle a tout d’une jeune et jolie coiffeuse. Elle serait presque banale si ses sourires ne laissaient deviner la force d’une comédienne aguerrie et désormais reconnue à l’internationale. Devant la vitrine, sans même qu’elle s’en aperçoive, alors qu’elle lui tourne le dos, Clément, qu’interprète le tout jeune sociétaire de la Comédie-Française, Loïc Corbery, va passer avec, à ses côtés, une autre belle qu’on connaît bien de ce côté-ci de la Belgique, Anne Coessens. La plupart des Belges sur le plateau ce jour-là, semblent être devant la caméra. Derrière, on aura seulement reconnu l’ingénieur du son, Henri Morelle, sorte d’oiseau discret et fumeur, un brin taciturne et l’oreille aux aguets.
Pas son genre, Lucas Belvaux le raconte comme une espèce de comédie. Sombre sans doute, un peu désespéré, mais plus léger que ses derniers longs métrages où il était question de prises d’otages, d’assassinats, de guerres à l’ordre du monde et des silences complices. Ici, ni les cris des armes, ni les cris de ceux qu’on assassine. Et pourtant, Pas son genre raconte encore une guerre mais, cette fois, larvée. Une guerre bien plus silencieuse, bien plus retorse, parce qu’on ne sait même pas qu’elle est engagée.
Clément, tel que le décrit Loïc Corbery, est « un jeune esprit brillant parisien, philosophe, écrivain, un peu à la mode, un peu glamour rive-gauche » qui débarque de Paris à Arras. Arras, banlieue morne, lui semble-t-il, où le voilà confiné et « confronté à une autre réalité » à travers cette rencontre amoureuse. Car Jennifer est coiffeuse. Jennifer s’appelle Jennifer donc. Et son fils se prénomme Dylan. Et Clément arrive de Paris où il est professeur de philosophie. Et si l’amour embrase les cœurs et les chairs, peut-il être assez fort pour abattre les remparts des places sociales et les fossés des milieux culturels ? Leur couple sera donc le lieu d’une autre guerre, celle de l’amour contre l’ordre établi des choses bien comme il faut… Grand, brun, avec sa belle gueule de cinoche, Loïc Corbery a des allures romantiques et torturées qui tranchent avec sa disponibilité franche et posée. Juste avant d’entrer en scène, il livre une autre interprétation de son personnage : en plus de ce « fossé social », le film fait résonnance avec « cette difficulté d’engagement, cette capacité qu’on peut avoir à se défausser, à se trouver des mauvaises raisons pour ne pas aimer l’autre. C’est quand même une problématique dans laquelle les hommes peuvent se retrouver. » Ce qui l’intéresse dans cette histoire, dit-il, « en tant que spectateur et en tant qu’acteur, c’est de rencontrer l’intime de ces personnages, de sentir quels échos ils trouvent en moi, un écho souvent émotionnel, humain. En l’occurrence, le rapport de Clément à l’amour m’interpelle énormément et m’interroge. »
Si le livre de Philippe Vilain est écrit à la première personne, et qu’il est « teinté par la violence intime de Clément », le scénario de Lucas Belvaux redonne le point de vue de Jennifer : « Ce qui humanise énormément le rapport qu’on peut avoir sur leur relation. Nous en parlions hier avec Lucas : on se rend compte qu’on illumine encore beaucoup cette histoire-là maintenant au tournage. Parce que c’est une histoire d’amour, et pour qu’il y ait histoire d’amour, il faut de l’amour ! », conclut-il en souriant. Mais on l’appelle pour les répétitions. Il doit filer. En place.

Tournage Pas son genre de Lucas BelvauxÀ l’extérieur du salon de coiffure, au-dessus de la vitrine, on a installé trois énormes spots de 4 kilowatts pour éclairer l’intérieur. Lucas Belvaux, en jean et baskets noires, arpente le plateau avec Pierric Gantelmi d’Ille, son chef opérateur. On discute de l’emplacement des lumières puis du mouvement de la caméra. Le plan qui va se tourner doit être d’un seul tenant. La caméra doit avancer sur la vitrine, saisir le passage du couple, puis reculer pour revenir sur les jeunes femmes qui travaillent. Mais l’enjeu est aussi technique. Tandis que l’on démonte à nouveau la structure de lumière à l’extérieur, on réinstalle tout, en hauteur, mais cette fois à l’intérieur. Le salon de coiffure est un palais des glaces où la lumière doit se faire discrète et surtout, où la caméra se doit d’être invisible. Le chef opérateur se juche sur la Dolly et l’on discute et répète les mouvements. Mais parce que finalement la Dolly roule sur un plancher de bois, voilà qu’on installe quelques rails pour rendre le mouvement plus imperceptible. Entouré de ses trois assistantes réalisatrices, Alexandra Denni, Fanny Pouget et Claire Delâtre (rien que ça et pas moins !), Belvaux est partout, il va et vient. Des discussions avec son chef op’ à l’installation du combo à l’arrière, il repart fumer une cigarette et boire un café quand on installe les rails pour revenir discuter après coup de la lumière. Tendu, mais calme, il engage une énergie fébrile sur le plateau jonché de câbles et de machines. Chacun vaque à son poste tandis qu’il s’installe derrière le combo à l’arrière, où Bénédicte Darblay, la scripte, surveille les répétitions. C’est de là qu’il dirige, c’est par là qu’il contrôle son image, se levant pour répéter les dialogues au plus près des comédiennes. Il intervertit les mots, les passe de l’une à l’autre, mais à la répétition suivante, finalement, il reviendra : « Je te rends ta réplique que je t’ai piqué tout à l’heure ». De retour derrière le combo, il s’amuse : « Oh la la ! Les scènes de guerre, c’est presque plus facile ! » Et puis : « Silence s’il vous plaît ! Moteur ! » Ah non ! Pas encore : « Répétition », lance-t-il à la cantonade. Et dehors, on lance le jeune couple tandis qu’à l’intérieur, les répliques s’échangent et que la caméra exécute son mouvement. « Est-ce qu’ils peuvent se parler ? », demande-t-on de l’extérieur. « Ils doivent se parler ! », répond Belvaux depuis son combo. Mais là-bas, sur le trottoir, on se bat pour que ne passent dans le champ de la caméra que les figurants. Les passants et les badauds se voient gentiment refouler, et la plupart se prêtent au jeu. Et quand une voiture fait mine de se garer juste devant le salon de coiffure, Loïc Corbery s’installe sur la route et tient la place. Après la troisième répétition, à l’intérieur, Lucas Belvaux, lui, se réjouit, chantonne quelques notes d’un air qu’on dirait de jazz, sourit : « Chouette ! Ça marche bien », s’assied, mais se relève pour ôter un dépliant publicitaire qui ne lui plaît plus dans le décor. À la répétition suivante, il rit : « Ah Ah ! C’est très bien ! On va tourner ». Mais une voix se fait entendre : « Oh non ! On voit les rails ! » D’un seul coup, tout le monde se lève, déambule et s’agite. Mais son assistante, d’une main leste, saisit l’un des chariots de coiffeuse bourré de flacons et autres peignes, et le cale devant le miroir. Disparus les rails. Mais ça bourdonne toujours, quelque chose de la concentration précédente a baissé. La voix de Belvaux s’élève, un peu plus haute : « S’il vous plaît, silence, on est en retard, on se met au départ, on va tourner. S’il vous plaît. » Alors, la concentration regrimpe d’un coup. Et puis, finalement, « Silence ! On tourne ! »

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