Cinergie.be

Petite conversation familiale d'Hélène Lapiower

Publié le 01/10/1999 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

Famille, je vous aime

Ah, la famille ! C'est le filtre à travers lequel, enfant, on appréhende le monde ; et même lorsqu'on a grandi et qu'on s'en est affranchi, elle reste la référence des valeurs et des affections. Sans doute, il y a huit ans, lorsqu'elle a commencé à filmer ses petites conversations familiales armée de sa caméra d'amateur, Hélène Lapiower se doutait-elle peu que ce parcours l'amènerait après des heures de parlotes et des kilomètres de bande vidéo à ce film de 72 minutes, hanté par les trois questions ontologiques (D'où viens-je ? Qui suis-je ? Où vais-je ?), version Lapiower.

Petite conversation familiale d'Hélène Lapiower

A sa suite, on découvre une famille juive de tailleurs polonais farouchement engagés dans les luttes ouvrières et qui, après la guerre, s'est refait des racines à Bruxelles, à Paris, à New York. Une histoire ordinaire, une famille pas banale pourtant. " D'abord, D'abord... " dirait Jacques Brel. D'abord, il y a les vieux, qui ont affronté de plein fouet les horreurs de l'antisémitisme borné, et qui ont dû, bon gré mal gré, vivre avec, en eux, la marque de la haine et de l'horreur. Et puis, il y a les suivants : hantés par l'idée que cela pourrait se reproduire un jour et repliés sur leurs racines, culture, religion, avec la peur d'en sortir et de s'ouvrir quiconque ne les partage pas. Enfin, il y a les jeunes qui ne souhaitent plus " s'enfermer eux-mêmes dans des ghettos " (sic) mais au contraire être du monde, aller à la rencontre des non-juifs et " ouvrir les rivières génétiques " (re-sic).


Hélène nous entraîne des uns aux autres. Cachée derrière sa caméra, elle les écoute avec application, avec beaucoup de tendresse aussi. Une complicité qui n'exclut pas une pointe de malice. Les conversations s'enchaînent sans le moindre commentaire avec, lancinante, LA question. Les juifs doivent-ils continuer à vivre entre eux : famille, métier, tradition, religion, sans fréquenter les " goys " ou, au contraire, le moment est-il venu de se mélanger à une société de plus en plus universelle et globalisée ? La réalisatrice ne parle pas, elle laisse tout l'espace à ses interlocuteurs mais elle est pourtant intensément présente. On la voit à travers les autres. " Tu as encore mis cette caméra sur ton épaule ? " dit la grand-mère à l'objectif. " Soulève ton pull " dit sa mère à la caméra (pardon, à Hélène enceinte). Puis s'adressant à l'aïeule à ses côtés : " Tu vois que son ventre s'est arrondi, on s'en aperçoit déjà. ". Et puis, elle peut bien laisser parler les autres, elle a d'autres moyens d'exprimer ce qu'elle ressent. Celui-ci passe tout entier dans la dynamique de ces bouts de paroles qui se reflètent et se répondent par la grâce d'un montage que l'on sent longuement mûri, âprement réfléchi, poli et repoli, comme l'ouvrage sur le métier de Boileau.

 

Quant à l'absence de parole personnelle, Lapiower en dissipe l'ambiguïté dès le début. Une des seules phrases qu'on entendra d'elle nous montre bien clairement que c'est elle qui oriente les conversations : " Mon oncle, parle-moi de tes filles et de leurs maris ". Sujet délicat pour le brave homme, qui porte comme une douleur le mariage de ses trois filles hors du cercle ethnique et religieux. " La vie ensemble est déjà si difficile, alors s'associer avec quelqu'un qui n'est pas du même milieu, ne partage pas la même culture, la même religion, la même éducation, n'est-ce pas la compliquer encore davantage ? " s'inquiète l'oncle. Et la tante en remet une couche : " J'aurais préféré qu'elle épouse un Blanc, mais rendez-vous compte, un Noir ! Moi je pense aux enfants qui vont déjà avoir à affronter tant de difficultés et qui n'avaient pas besoin de cela en plus ". Puis, sans transition, nous voilà confrontés à cette fille " indigne " et à son bébé métis. Elle explique que, pour elle, il n'y a pas de problème. Ses parents s'accrochent à des conceptions dépassées d'un judaïsme devenu " cacophonique ". Le mouvement est donné. Tout au long du film, on est balancé entre les générations et leur conception très différente de leur judaïté et de l'ouverture au monde. Hélène ne prend pas parti. Elle s'attache à suivre tous ces cheminements comme pour tenir ensemble des fils qui s'échappent, partagée entre le respect dû aux anciens et la complicité qui l'attire vers ceux de son âge. Et de nous entraîner toujours plus loin dans les méandres de sa famille éparpillée, à la suite de telle qui a épousé un Napolitain, telle qui s'intéresse au bouddhisme, tel qui n'aurait pas pu épouser une " future mère juive ". Hélène écoute et met en scène a posteriori. Jusqu'au bout, c'est-à-dire le cousin qui a épousé une fille arabe et... s'est converti à l'islam. " Si grand-père avait été là pour voir cela, il en aurait fait une attaque ", dit un " vieux ". " Pas du tout ", réplique le cousin incriminé à Hélène dans une autre séquence. " J'aurais discuté avec lui comme je le fais avec toi et je lui aurais démontré à quel point tout cela n'est qu'un cheminement philosophique logique ". Pour laisser en fin de compte la conclusion à son père en une très belle séquence, imprégnée de tout l'amour d'une fille. C'est une scène lumineuse, parfaitement présentée, qui ne se raconte pas. Elle se vit, tout simplement.


Au-delà du message d'amour à sa famille, le film est l'histoire d'une quête : celle d'une jeune femme moderne qui cherche un lien entre sa vie de comédienne parisienne ancrée dans la modernité et la lourde tradition du Yiddishkeit dont elle est, bon gré mal gré, l'héritière. Juifs, Belges, nègres, Arabes ou Mandchous, cette quête nous intéresse et nous touche parce qu'elle est universelle. Hélène Lapiower a réussi son pari. Son journal intime est une illustration supplémentaire de ce qu'apporte aujourd'hui cette tendance du documentaire connue sous le nom de home cinéma. Une manière toute subjective et particulière de voir l'humain, sa vie, ses aspirations, ses doutes et ses engagements, une modestie qui vaut peut-être bien des discours. Et puis n'est-il pas vrai qu'on ne parle vraiment bien que de ce qu'on aime ?

Tout à propos de: