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Post Partum de Delphine Noëls - en Salles

Publié le 15/03/2014 par Anne Feuillère / Catégorie: Entrevue

Post Partum, animal triste...

Au Brussels Film Festival, on découvrait avec saisissement le premier long métrage de Delphine Noëls, stupéfait et ébahi de tant d'audace. Delphine Noëls, pour son premier long métrage, change radicalement de ton. Après avoir signé des courts métrages durs, mais drôles, sur des couples eux aussi, toujours un peu borderline, elle s'attaque, dans son premier film, à un sujet qu'on aborde peu au cinéma, dans l'art, et en général dans la vie, les conséquences d'un accouchement lorsque l’événement consiste en la découverte d'une altérité radicale et, qu'en tant qu’événement, il reste réfractaire à toute historisation personnelle. Film de femme qui fait sauter les verrous de nombreux tabous liés à la maternité, Post Partum va plus loin, décortiquant le gouffre sous les pieds d'une jeune maman qui se débat entre son désir, jusqu'au bout, d'être mère, et son impossibilité à saisir ce qui lui arrive. Emporté par une Mélanie Doutey dont on n'avait jusqu'alors qu’entraperçu l'immense talent de comédienne, Post Partum est un film implacable et bouleversant, à la fois doux et strident, noir et lumineux, qui laisse, finalement sur les rotules. 

s.

Cinergie : Faire un premier long métrage comme celui-là, s'emparer d'un tel sujet et le tirer jusqu'à ses plus extrêmes conséquences, c'est beaucoup d'audace !
Delphine Noëls : Je dirais plutôt que c'est de l'inconscience ! Je pense que j'ai écrit ce scénario en partant presque perdante. Je me suis toujours dit que je ne réaliserais pas ce film. Et je me suis donc sentie dans une liberté sans nom parce que je ne m'interrogeais pas sur ce qui allait plaire ou pas. Je savais que je devais écrire le film et je me suis dit : « Ça passe ou ça casse, et ce n'est pas grave si ça casse ». C'est une forme soit de folie, soit d’inconscience, je dirais.

C. : Comment passes-tu de courts métrages réjouissants et grinçants, plein de verve et d'humour à un premier long métrage au registre si dramatique ?
D.N. : Pour moi, il y a un lien - qui n'est peut-être pas très évident - qui consiste en une interrogation autour de la fiction. Plus sur un mode de l'ordre de la comédie dans mon dernier court métrage, un peu moins dans le premier, j'interroge la fiction amoureuse et j'aimerais bien faire mon prochain film dans le même registre. Dans Post partum, c'est la même question qui se pose de la création du sens et de la fiction. Les tons et les registres sont différents, mais la question reste la même : Qu'est-ce que l'amour, qu'une histoire d'amour, comment est-ce qu'on la tisse, comment est-ce qu'elle s'effondre, sur quoi repose-t-elle si ce n'est sur du vide et de l'absurde ?

Delphine Noels, réalisatriceC. : Et pourquoi devais-tu écrire ce film ?
D.N. : Ça, ça à voir avec moi, je crois. Pas tant le sujet - je n'ai pas fait de post partum psychotique -, mais par contre la psychose, l'interrogation face à l'autrcomprend!e qui pense autrement reste quelque chose qui me fascine. Un peu par hasard, un peu parce que j'ai rencontré des gens qui ont traversé ça, - quand j'ai accouché, la femme qui avait accouché à côté de moi dans ma chambre traversait un post partum, pire que dans mon film !-, je me suis dit, de fil en aiguille, que j'allais parler de ça. Et puis je pense que chez moi, la création artistique a à voir avec la maternité. J'aurais aimé que non mais je crois que c'est un fait pour moi.

C. : Comment as-tu écrit le scénario ?
D.N. : J'avais mon idée de base, j'avais des référents dans ma vie privée. J'ai commencé à travailler de plus en plus sur la psychose. J'ai fréquenté les milieux psychanalytiques et particulièrement les lacaniens qui m'ont ouvert les yeux et ont fait chuter mes préjugés sur ce que pouvait être la folie en m'apportant des éclairages nouveaux. Cela a été un parcours initiatique pour moi, une ouverture au monde incroyable, que d'essayer de me mettre à la place d'un autre, d'essayer de découvrir ce qu'était la pensée psychotique. Ces psychanalystes m'ont ouvert les portes de l’hôpital Saint-Anne où j'ai fait des stages avec Luc Faucher - et je les remercie au passage ! J'ai eu l'occasion là de rencontrer l'une ou l'autre patiente qui avait souffert de post partum et qui ne s'en était pas remise. Mais au-delà du post partum, c'est la psychose en général qui m'intéressait. Le post partum n'est jamais qu'un cas de psychose déclenchée par une naissance.

C. : Mais n'y a-t-il pas, dans la maternité, quelque chose qui a irréconciliablement à voir avec la folie ?
D. N. : Je dirais que l'être humain a irréconciliablement à voir avec la folie, et que le délire est bien plus proche de nous qu'on pourrait l'imaginer. Ce ne sont pas forcément les fous qui sont les vrais fous. Enfin, je trouve que c'est une question qu'on peut se poser à propos du discours courant ou de ce qu'on se dit en général. N'est-ce pas tout aussi délirant ? A fortiori, la maternité repose la question. Mais la paternité tout autant. Je pense que la folie avec l'arrivée d'un enfant n'est pas le propre de la femme. J'aurais pu faire un Post Partum paternel. J'ai décidé, parce que je suis une femme, d'en faire une version féminine, mais j'aurais pu tout à fait décider de raconter l'histoire d'un homme qui se met à perdre pied face à son bébé. Pour moi, le plus fou, le plus interrogeant, ça reste la norme. 

 

C. : Tous les personnages sont assez dépourvus de mots face à Luce. Tous les discours sont très normalisateurs, mais semblent craindre de tirer les conséquences d'eux-mêmes. Est-ce que pour toi la dépression post partum est toujours un tabou ou c'est la folie elle-même qui reste taboue ?
D. N. : Je crois que la maternité version post partum psychotique est un tabou, mais je crois que la folie aussi. La psychose est mal comprise, je pense. Elle reste extrêmement prisonnière des clichés. Je crois qu'on voudrait faire sans, alors qu'on devrait faire avec, qu'on voudrait ramener les psychotiques ou les fous du côté de la norme, mais ce n'est qu'un pousse à la folie supplémentaire. Je me souviens de Luc Faucher qui me disait qu'il ne faudrait pas confronter les femmes qui traversent un post partum psychotique à la maternité. La maternité devient pour elles un déclencheur de folie. Or, le discours courant fait l'inverse. On les pousse, envers et contre tout, à être une maman dans la norme. On le voit dans le film, l'entourage croit bien faire, comme souvent, il est plein de bonnes intentions, mais se révèle un pousse à la folie, un pousse au délire.Melanie Doutey dans Post Partum

C. : La solitude de Luce, dont tu choisis de suivre tout le temps le point de vue, que tu accompagnes et que tu ne lâches pas, est sans fin, sans fond.
D.N. :
Oui, j'ai vraiment essayé de raconter, du point de vue du fou, son désarroi, son angoisse, et comment, de fil en aiguille, face au gouffre de son enfant – qui n'est même pas son enfant, finalement est-ce bien son enfant ? Qu'est-ce que Rose est pour Luce ? Au début, on ne le sait pas, elle n'est rien - comment de scènes en scènes, de moments en moments, cette femme va essayer de tisser, de manière héroïque, quelque chose qui est de l'ordre de l'amour entre elle et son enfant. Comme tous les amours, c'est un amour avec une pointe de délire. Je choisis un personnage schizophrène pour montrer à nu cet amour qui se tisse dans le délire, mais je pense que tous les amours sont délirants, sont de l'ordre de la fiction, a fortiori chez une mère schizophrène. C'est aussi tout simplement une question de langage. Qu'est-ce que veut dire le mot amour, le mot maman ? On a tous, ou on croit tous avoir une définition de ces mots qui sont relativement simples. Je crois que Luce est confrontée à l'effondrement des significations normées des mots. Ce qu'elle n'avait pas interrogé – et d'ailleurs, on ne pose pas la question de ce que veut dire le mot maman -, elle s'y retrouve confrontée et elle ne sait plus ce que ça veut dire. Subitement, le sens des choses commence à lui échapper. Et elle va devoir retisser, d'une certaine manière, un lien entre le mot et la chose. Un lien qui est inexistant finalement, qui est conventionnel. On peut traverser une vie sans se rendre compte qu'entre le mot et la chose, il n'y a jamais qu'une fiction. Et elle, elle est confrontée à cette fiction-là, à sa propre fiction, son propre nom n'est jamais qu'une fiction. Elle est amenée à recréer sa propre identité et celle de son enfant. Et c'est dans ce re-travail du sens des choses que le film se joue. Elle va le faire sur un mode paranoïaque. Elle va interpréter les pleurs de son bébé comme s'ils annonçaient que quelque chose de terrible va s'abattre sur le bébé, comme s'ils étaient de mauvais augure. J'en sais quelque chose, je suis une jeune maman. Quand on voit un bébé qui pleure, on ne sait pas pourquoi. Alors, on peut y coller toute sorte de chose. Il a faim, il est fatigué, il a mal au ventre... Et si ça n'était pas ça ? Et Luce se demande si Rose pleure pour lui dire quelque chose, pour la prévenir que quelque chose de grave va arriver. Et subitement, elle trouve sa position de maman : « Je vais protéger mon bébé ». Et plus elle va chercher à protéger son bébé, plus elle va le mettre en danger.

C. : Et notre position de spectateur est cauchemardesque, à l'entre-deux de cette folie montante.
D. N. : (rires) C'est malheureux ! Je voudrais changer. J'ai pris la décision de changer. Je sais que si je veux trouver des distributeurs, il faut que je change !

Je vais changer (rires).

C. : D'avoir choisi cette stylistique du thriller nous plonge dans un film d'horreur, cette place terrible de savoir que le bourreau est aussi la victime, et d'assister à son effondrement. Cela crée une tension folle où du même coup, la menace sans cesse se déplace.
Delphine Noels, réalisatriceD. N. : C'était mon idée de base. Une mère veut protéger son enfant, mais la mise sous protection de la maman met en danger l'enfant. Plus elle cherche à le mettre à l'abri, plus il devient l'objet de cette mère catastrophique (rires), parce qu'elle est catastrophique. Mais je voulais essayer de mettre le spectateur dans la peau de cette femme et de sa détresse, de son désarroi, de sa solitude, pour sortir du jugement. Il y a eu plusieurs cas de femmes qui ont tué leurs enfants ces derniers temps et je trouve qu'elles sont mal comprises. Les fous sont mal compris. Et d'ailleurs, sont-ils compréhensibles ? Peut-être qu'il faut rendre à la non-compréhension sa place ? Et puis, on croit comprendre des trucs et on réalise qu'on se plante. C'est là qu'on est le plus délirant : quand on comprend ! (rires).

C. : Est ce que tout bascule quand Luce perd les eaux ?
D. N. : C'est sans doute un peu réducteur, mais tant que Luce est enceinte, son rapport à son bébé reste du côté de l'imaginaire, tout va bien. Elle imagine un bébé souriant, un petit soleil et tout baigne. Quand elle perd les eaux, ça commence à ne plus aller. Le bébé réel fait son apparition, entre en scène et là, rien ne va plus, parce qu'elle n'a pas le sourire, qu'elle ne correspond pas à une image à plaquer sur le réel. Un gouffre, un abîme s'ouvre sous elle. Et commence alors ce travail de tissage pour sauver son image, la maman que les autres voudraient qu'elle soit, et qu'elle sent qu'elle n'est pas. Et puis, je ne crois pas que parce qu'elle est folle ou schizophrène, qu'elle n'est pas une bonne maman. Je crois que plus qu'une autre, elle se bat. Ce n'est pas qu'une question d'image, elle essaie. 

C. : Comment as-tu travaillé avec Mélanie Doutey qui est d'une grande finesse ?
D. N. : Mélanie a été une surprise pour moi. Quand je l'ai rencontrée, parce qu'elle n'est pas une folle, elle m'a parlé du personnage du point de vue du non fou. J'ai trouvé ça très intéressant de donner le rôle à une actrice qui allait le travailler avec cette volonté, ce désir d'investir le personnage pleinement. Et dès le départ, j'ai senti que Mélanie était à cet endroit-là : elle ne cherchait pas à jouer la folle. Cela ne l'intéressait pas. Je crois qu'elle n'avait pas compris que Luce était folle. Elle m'a demandé au bout d'un temps : « Mais, elle est folle ou c'est les autres ? » Elle était tellement dans le personnage de Luce qu'elle n'avait pas compris à quel point Luce pouvait être dangereuse et délirante. Et ce point de vue m'a plu sur le personnage. J'ai pensé qu'il allait l'enrichir et ne pas cantonner le film dans la folie. Au final, je ne voulais pas faire un film sur la folie, je voulais faire un film sur la maternité, sur l'amour. Il m'a semblé intéressant de confier le rôle à une actrice qui traitait le sujet à partir d'un tout autre endroit que le mien, qui allait ouvrir et décantonner le film. Je pense qu'elle a très bien fait ça. Mélanie ne joue pas la folle, elle est juste une femme normale, une mère.

C. : Parfois, son visage essaie des masques. Elle a comme un degré zéro de visage qui tente différentes expressions.
D.N. : Oui, Mélanie est une femme au sourire lumineux. C'était intéressant de travailler avec elle à ce que son sourire s'effondre, et on a travaillé là-dessus.

C. : L'apparition du personnage de la mère m'a beaucoup évoqué les créatures bergmaniennes, elle fait partie de cette galerie de personnages cauchemardesques qu'on retrouve dans plusieurs de ses films. Et elle ouvre l'indécidable du réel que tu as mis en scène.
D. N. : Certes (rires). Ingmar Bergman, Lars Von Trier sont des cinéastes qui m'influencent, c'est incontestable. Je me suis battue pour tourner en Bretagne un peu envers et contre tout, ça me vient des fjords. J'ai tourné en Bretagne parce que je ne pouvais pas aller dans un fjord (rires). J'aime beaucoup Ingmar Bergman.

C. : Il construit lui aussi des personnages qui luttent pour ne pas être avalés, détruits par leur névrose - comme ton personnage - et nous positionne toujours en empathie avec eux.
D. N. : Oui, j'aime beaucoup ça. Lars Von Trier fait ça aussi.

C. : Tu construis toute une déréalisation du réel avec ces apparitions, ces images hétérogènes, cette séquence en rewind. Est-ce qu'elles racontent ce moment où ça décroche, ça dérape pour Luce ?
D. N. : Pour moi, les images en rewind sont du côté du hors sens. Ça a été ma manière cinématographique de confronter Luce et le spectateur avec quelque chose qui fout le camp dans le sens. Alors, on peut les interpréter, mais je pense que quelque chose résiste à la compréhension de ces images. Nous sommes ainsi faits que nous cherchons, de manière presque délirante, la cause de sa folie. C'est très compliqué de faire un film sur la folie en évinçant la question de la cause, parce que le spectateur la replaque partout. Donc, j'ai essayé de naviguer entre créer de la cause et en même temps, la débouter. Ces images en rewind sont du côté de la cause et en même temps une cause qui n'en est pas une.

Delphine Noels, réalisatriceC. : C'est une hétérogénéité radicale à la matière du film elle-même, comme Luce est dans un impossible, un irréductible ?
D. N. : Oui, c'est du hors sens, ça ne s'explique pas. J'ai essayé de faire ça. Après c'est très compliqué de montrer une femme folle en relation avec sa mère parce que forcément on va y voir une raison. Si elle est folle, c'est de la faute à maman, évidemment. Mon souhait, c'était d'évincer complètement cette ligne-là. Je ne suis pas sûre d'y être arrivée. Moi, ça ne m'intéresse pas d'expliquer la folie de Luce. Ceux qui voudront y voir une cause, auront libre terrain pour psychologiser. Pour moi, sa mère n'est qu'une figure de plus de sa folie. C'est presque la figure de sa paranoïa. C'est comme ça que j'ai essayé de diriger l'actrice.

C. Tu finis ton film sur un fondu au blanc et tu n'as pas choisi ce prénom, Luce, qui veut dire lumière, par hasard ?
D. N. : De la même manière que Luce dit, quand elle est enceinte, qu'elle attend un petit soleil, je voulais finir sur un soleil. Et puis il a fait mauvais ce jour-là (rires). Et on a récupéré la sauce au montage avec un beau fondu au blanc. C'est pour moi l'idée de l'illumination. À la fin, Luce, de son point de vue à elle, est maman. Elle est avec son bébé, son bébé est beau comme le jour, elle y arrive.

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