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Poupées d'argile de Nouri Bouzid

Publié le 01/01/2003 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

Réalisme social à la tunisienne

Formé à l'INSAS et entretenant toujours des rapports étroits avec notre pays, Nouri Bouzid, avec L'homme de cendres (1986) ou Bezness, (1992), a été un des premiers cinéastes de Tunisie à dépasser le cadre national. Il est aussi un de ceux qui ont le plus contribué à imposer l'image d'un cinéma tunisien engagé. Il montre les heurts, bonheurs et malheurs d'une société tiraillée entre tradition et modernité à l'occidentale, il évoque le fossé qui existe entre les villes et les campagnes, il parle des rapports de classe, entre riches et pauvres. Il crée des personnages attachants, qui louvoient tant bien que mal entre des valeurs antinomiques.

Poupées d'argile de Nouri Bouzid

 

Avec Poupées d'argile, Bouzid poursuit cette même démarche. A travers le destin de Rebbeh, 19 ans, et Feddah, 10 ans, il traite la délicate question de la place de la femme dans la société tunisienne, mais pose en même temps ses personnages en archétypes d'une communauté maghrébine à la recherche de repères. Simples filles de la campagne, elles ont été placées comme bonnes à tout faire dans de riches maisons de Tunis. Omrane, leur "placeur", n'a rien du trafiquant sans scrupules que l'on pourrait imaginer. Il se sent au contraire responsable de ces filles qui lui ont été confiées par leurs parents, paysans sans le sou. Aussi lorsque Rebbeh, abusée par le fils de sa patronne, "pète les plombs" et s'enfuit, il tente maladroitement d'arranger les bidons. Mais les solutions qu'il propose ne font qu'enfermer davantage Rebbeh dans une condition de femme cloîtrée, niée contre laquelle elle se révolte de plus en plus désespérément. Feddah, elle, arrive tout droit du bled dans une famille où elle est commise à la surveillance d'un malade. Dans cette maison citadine où tout lui est totalement étranger, la petite fille a beaucoup de peine à supporter le choc. Elle trouve un peu de réconfort dans la fabrication de poupées d'argiles traditionnelles, jusqu'au jour où sa maîtresse lui confisque sa terre glaise. A bout, l'enfant s'enfuit, erre dans les rues, pour finir par se retrouver chez son "oncle" Omrane, et face à Rebbeh.

 

Entre les deux filles, le courant passe tout de suite, mais Omrane ne comprend qu'avec peine une rébellion contre laquelle il ne sait trop que faire. D'autant qu'il doit encore composer avec un islamiste arrogant et intolérant dans lequel il ne se reconnaît pas davantage. La solution, viendra peut-être de l'amour que se portent Rebbeh et Omrane. Seule force qui pourrait leur permettre de s'accepter mutuellement tels qu'ils sont. A entendre Nouri Bouzid lors de la présentation publique de son film, à la biennale du cinéma méditerranéen: "Faire un film qui ne repose pas sur un discours cinématographique ne m'intéresse pas". La vision de Poupées d'argile est, de ce point de vue, un véritable régal. Choix des angles, composition et rythme des plans, orchestration des prises, tout concoure à l'expression des idées et des sentiments. Jusqu'aux comédiens qui se fondent dans cette dynamique (comment oublier les grands yeux tristes de la petite Feddah?). Saveurs et couleurs, bruits et odeurs: l'ambiance méditerranéenne est rendue dans le détail par une photographie extrêmement vivante. Socialement concerné, observateur tendre des petites choses du quotidien, Bouzid nourrit ses images de mille petits détails qui renforcent encore leur pouvoir d'évocation, un peu à la manière des réalisateurs italiens d'après guerre (l'image d'Omrane sillonnant les rues de Tunis au guidon de son triporteur Vespa et de celle qui restent dans l'imaginaire d'un spectateur). C'est ce magnifique travail de cinéma, réalisé dans des conditions de tournage difficiles, qui fait de Poupées d'argile un grand film fort, émouvant, outre une réflexion emblématique sur l'avenir du Maghreb, chargée d'inquiétude, mais aussi d'espoir.

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