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Premier Prix des Jeunes Critiques : Guillaume Richard

Publié le 02/04/2010 / Catégorie: Critique

Guillaume Richard est le Premier lauréat du Concours des Jeunes critiques organisé par cinergie.be, La Libre Culture, Wallonie-Bruxelles International, le Centre du cinéma de la Communauté française et Cannes cinéma. Son texte sur les Barons de Nabil Ben Yadir.

Le succès récent du premier film de Nabil Ben Yadir, Les Barons, mérite, quelques mois après sa sortie triomphale, un nouvel éclairage. Entre l’étirement des zygomatiques et les revendications politiques sous-jacentes, le film se pose plus que jamais comme le miroir de questions à la fois politiques (la place de la communauté marocaine en Belgique) et cinématographiques (la place de la comédie dans le cinéma belge). Quelles réponses apportent Les Barons ? Comment est-il arrivé à se tailler cette petite place au soleil, si importante dans le paysage médiatique actuel, et au prix de quel sacrifice ? Car le film, et sa réussite indéniable, arrivent à dépasser des contradictions qui auraient pu, en effet, couler le projet et le faire dévier sur le terrain maladroit du film à revendication qui finit par se construire contre ce qu’il prétend dénoncer. 
Les Barons, a priori, semble reposer sur une contradiction majeure. Nabil Ben Yadir avait pour ambition de ne pas recourir aux clichés habituels caractérisant son quartier (la police, les armes, la drogue…), mais que fait-il sinon renforcer les préjugés à travers d’autres énoncés communs ? Une bagarre violente dans le métro, une identification des personnages aux glandeurs et aux chômeurs profitant de l’état, un vol de voiture, etc. : telles sont les différentes réifications qui jalonnent l’ensemble du récit. Était-il vraiment nécessaire d’adopter le point de vue, complaisant, de la différence ? Fallait-il passer par l’arsenal habituel de la confrontation souterraine entre le mauvais étranger et le bon Belge, insinuée ici de manière indirecte ?
Dans cette perspective, Les barons n’arrive pas à se détacher d’une certaine forme de représentation de la communauté marocaine, celle qui inonde les médias et aliène les habitants de ces quartiers dit « sensibles ». Le terme même de « baron », et sa signification, peuvent très bien déboucher sur une nouvelle forme d’insulte raciste. Ainsi, le film imprègne, à de nombreuses reprises, différents égarements idéologiques qui, au départ, devaient être évités. Autant de maladresses de la part d’un cinéaste qui prétend défendre sa communauté laissent perplexe. 
Mais voilà, Les barons est une comédie, et pas n’importe quel type de comédie : une comédie de mœurs, parodique et traversée par une joie de vivre aussi simple que singulière. Le mérite de la comédie, lorsqu’elle est réussie, n’est pas simplement de faire rire, mais permet surtout de troubler la répartition des clichés, des idées reçues et des discours dominants. Et c’est là la grande force du film : le rire permet, justement, de renverser l’image préétablie de la communauté marocaine. Les barons opère ce renversement à deux niveaux. D’une part, il joue forcément avec la liste des clichés maladroits énoncée ci-dessus, même si ce n’est pas toujours réussi. D’autre part, Nabil Ben Yadir dresse un portrait caustique des traditions de sa communauté, faisant tourner en bourrique certaines attitudes conservatrices qui l’empêchent de décoller. Et ce double rire est toujours provoqué dans le respect des personnages et de la communauté. Le rire, ici, n’est jamais raciste, on ne rigole pas du « Marocain », mais bien des situations, des vannes à se plier en deux, et, aussi, d’un humour plus subtil tout aussi savoureux (par exemple, l’allusion à la présentatrice du JT, provenant du même quartier que les barons). 
Bien sûr, on pourra toujours se poser cette question : est-ce que le rire est la meilleure manière de se créer un territoire de visibilité ? Ne catégorise-t-il pas la communauté, comme c’est le cas des afro-américains aux USA, voués en partie à la comédie ou aux rôles secondaires ? Ce serait se méprendre sur la portée du film, qui se situe au croisement (et c’est son mérite) de la comédie populaire et d’un ton plus doux-amer à la Spike Lee : à la fois dans le gag et la vision humaine proche des personnages. Nabil Ben Yadir, même s’il a choisi de s’enraciner dans les clichés (pour mieux les renverser), n’en oublie jamais la dignité de ses personnages, qui ont des rêves, des désirs, et des projets. Ainsi, Les barons arrive à dépasser les représentations communes dans lesquelles il est ancré. Il les surmonte pour mieux en montrer l’absurdité, comme s’il était nécessaire d’en faire le deuil, pour enfin passer à autre chose, à une autre perspective d’avenir. 
Et si Les barons marquaient -enfin- l’avènement d’un cinéma des minorités au sein de notre cinématographie ? Et, plus encore, s’il réinventait la comédie belge en l’arrachant à sa désormais célèbre « touche», emprunte d’humour mélancolique et absurde ? C’est une autre bonne nouvelle : la comédie « made in Belgium » trouve un nouveau souffle, puisant à la fois dans la parodie et le comique du verbe. Cette alchimie finit par l’emporter aussi bien politiquement que cinématographiquement sur les doutes que l’on pouvait avoir au départ. Et c’est peut-être là que se tient l’élément capital du film, car Les barons permet à une communauté d’exister autrement dans le monde des images, et donc bien au-delà de celle-ci. Le rire devient salvateur, il repose sur une grande promesse : celle que les choses changent, enfin.

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