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Progrès Films est contraint de cesser ses activités...

Publié le 01/12/2002 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Après près de 53 ans de « bons et loyaux services », Progrès Films est contraint de cesser ses activités

Le 31 décembre de cette année, la disparition définitive de Progrès Films marquera hélas la fin d'un cycle. Cette maison de distribution fondée en 1950 pour permettre aux films de l'Europe de l'Est d'être connus à l'Ouest s'est rapidement transformée, au fil du temps, vers la distribution de films d'art et d'essai venus du monde entier dont l'équipe qui animait Progrès Films suivait le parcours tant dans les salles du pays que dans le circuit des ciné-clubs et dans le circuit scolaire. Un travail qui nous a permis de découvrir L'année dernière à Marienbad de Resnais, Solaris de Tarkovski, ou La Ballade de Narayama d'Imamura.

 

Grace Winter qui a succédé à Didier Geluck à la tête de Progrès Films n'a guère ménagé ses efforts pour inviter le public à découvrir un cinéma plus créatif que les "blockbusters" hollywoodiens dont s'abreuvent les adolescents, contaminés par le film conçu comme un produit de consommation standard à rotation économique rapide.A Cinergie.be nous ne pouvons que regretter la disparition de Progrès Films et à rendre hommage au travail de sa directrice Grace Winter et de son équipe pour faire découvrir au public un cinéma autre, différent.

Grace Winter

 

 

Ce cinéma qui continue, avec difficultés, à nourrir notre imaginaire grâce à certains films européens, à la Nouvelle vague asiatique, aux indépendants américains et aux cinéastes iraniens. Pour vous faire comprendre les causes de ce drame, nous vous proposons un bref entretien avec Grace Winter suivi de Progrès Films, un texte qu'elle a rédigé, avec sa lucidité habituelle, sur la situation d'un distributeur de films "art et essai" en cette aube du troisième millénaire.

 

Entretien

Cinergie : Comment est né Progrès Films ?
Grace Winter : Au départ un groupe de sympathisants du Parti Communiste qui, en pleine guerre froide, voulait montrer que le cinéma de l'Europe de l'Est n'était pas qu'un cinéma de propagande. Le but a été atteint puisqu'on a démontré qu'il existait un art cinématographique assez florissant dans les années cinquante en URSS et en Pologne. Puis en Tchécoslovaquie, Hongrie, Bulgarie et Roumanie et Allemagne de l'Est. On a arrêté avec la chute du mur de Berlin. Lorsque je suis arrivée en 1979, il y avait Fassbinder, Resnais, etc. Puis la maison a défendu exclusivement le cinéma "art et essais". Dans les années 80, lors de notre fugitive collaboration avec Cinélibre nous avons diffusé coup sur coup deux films ayant obtenu la Palme d'Or à Cannes : Yol de Güney et La Ballade de Narayama d'Imamura.

Cinergie : Ce qui nous attriste plus encore est le fait que Progrès Films n'avait pas seulement un rôle de distributeur de films en salles mais aussi un rôle en aval : dans le circuit des ciné-clubs et le circuit scolaire.
G. W
. : Tu as raison. Parce qu'un film se juge aussi sur la durée. Les films les plus importants n'ont pas trop de problèmes de visibilité. Je ne suis pas sure que les premiers films ou les films dont on ne voit pas directement l'intérêt financier sortent encore en salles. Si on prend le dernier Rohmer ou le dernier Jarmusch pas de problèmes. Il y a des films qu'on a pris alors que personne ne se battait au portillon pour les distribuer. Et je suis pas sûre que cela restera un objectif pour les distributeurs actuels. Peut-être un peu Cinélibre à l'intérieur de Cinéart, sans doute mais au-delà de ça. A terme, je me demande si les cinéastes qui réalisent des films à petit budget, avec un souci artistique, sans grand tapage médiatique n'auront plus aucun distributeur pour la Belgique. Pour le travail des ciné-clubs et le scolaire -hormis encore une fois Cinélibre - je ne vois pas très bien qui fera ce travail désormais puisqu'il demande du temps de l'énergie et ne rapporte pas d'argent à court terme ! C'est pourquoi je plaide pour que les autorités subventionnent des organismes comme la Décentralisation des films classiques pour que ce travail en profondeur se poursuive. C'est la base de toute éducation cinématographique. J'ai été à la clôture des Cinéd@ys où la Cinémathèque avait programmé Jour de Fête de Tati dans la grande salle des Beaux-Arts. Il y avait 800 personnes dont 400 gosses. Donc on peut le faire mais ça ne rapporte pas grand-chose sinon sur le plan symbolique. C'est un travail purement culturel. Et aujourd'hui, on ne peut faire ce type de travail que si on est subsidié pour le faire. 

 

Cinergie : Et le plan Média ?
G. W. : Le plan Média aide à la rationalisation économique. Ce n'était pas leur objectif mais, en réalité, c'est ce qui passe. L'effet pervers du plan est de participer à l'élimination des petits distributeurs. Ce qu'il faudrait à côté des aides économiques ce sont des aides culturelles qui soutiennent les petites entreprises. En sachant qu'il faut les évaluer, y mettre des critères. Là-dessus on est d'accord. Ce ne serait ni une aide sélective ni une aide automatique mais une aide basée sur le travail réel de distributeurs dans beaucoup de pays européens. Se préoccuper de savoir s'ils sont en danger par rapport aux rationalisations économiques du secteur. Pour le moment le plan Média aide surtout les films qui ont le plus de distributeurs européens. C'est-à-dire, les films les plus porteurs et qui sont souvent détenus par les plus grands distributeurs.

 

Cinergie : Vu la précision de ton texte, que le lecteur va découvrir ci-dessous, je te demanderais quels sont les films que tu es fière d'avoir distribué ?G. W. : Meurtre dans un jardin anglais de Peter Greeneway, Kirikou de Michel Ocelot ou Stranger than Paradise de Jim Jarmusch. Je parle de films pour lesquels, lorsqu'on les choisit, on n'a pas la moindre idée de leur succès. Parmi ceux qui n'ont pas eu de succès Santa Sangre de Jodorowski. Il y a aussi Etre et Avoir, je suis très contente de l'avoir pris à partir de trois feuillets que m'a montré Nicolas Philibert, son réalisateur, connaissant ses deux précédents films qui n'avaient eu aucun succès public. Personne ne pouvait prédire qu'Etre et Avoir ferait un million d'entrées en France. Nous, en Belgique, on frôle les 15.000 entrées après deux mois d'exploitation. Ce qui est beaucoup pour un documentaire projeté en Belgique. Il y a Japón de Carlos Reygadas pour lequel j'ai eu le coup de foudre à Rotterdam. Il n'a fait que 3.000 spectateurs il n'en reste pas moins un film tout à fait remarquable.
Pour contrebalancer ces mauvaises recettes il faut mettre la main sur un film qui rapporte davantage. Ce qui n'est plus possible. Actuellement, je ne pourrais plus acquérir les droits d'un film comme Buena Vista Social Club de Wenders comme il y a quelques années.

Voilà la situation. Je préfère fermer que tomber en faillite.
Propos recueillis par Jean-Michel Vlaeminckx

 

Pourquoi Pogrès Films cessera son activité au 31 décembre 2002 ?

Après 53 ans de "bons et loyaux services", Progrès Films est contraint de cesser ses activités. Malgré les avis de ceux qui, dès 1990, nous affirmaient qu'il était désormais impossible d'exister en ne diffusant que des films "de qualité", nous avons tenté de poursuivre notre ligne éditoriale et avons de fait survécu pendant dix ans aux prévisions des "oiseaux de mauvaise augure". Nous avons ainsi pu fêter le cinquantième anniversaire de la société en 2000. Mais s'il a été possible de jouer à cache-cache avec la rationalité économique pendant un temps, elle a fini en définitive par l'emporter. Aujourd'hui, il n'est plus possible de se consacrer à la diffusion spécialisée et exclusive des films "art et essai" car les marges bénéficiaires générées par ceux-ci ne suffisent plus à entretenir une structure capable d'assurer un travail de distribution de qualité. En d'autres termes, il me semble qu'il ne sera dorénavant possible de diffuser ces films que si ceux-ci ne constituent q'une part, marginale ou non, de l'activité générale d'une société. Ceci d'autant plus que par la concurrence effrénée de la part des sociétés plus importantes qui ont pour objectif de couvrir l'éventail complet des genres de films, les prix de ces films "art et essai" ont grimpé loin au-delà de leur valeur marchande, la valeur de prestige en tenant lieu.

 

Pourquoi devons-nous arrêter notre activité ?

L'existence de Progrès Films reposait sur un dosage serré entre plusieurs facteurs :
1. l'équilibre, dans le  line-up annuel, entre des films plus « porteurs » et des films plus pointus,
2. une bonne circulation de ces films en salles et en ciné-clubs,
3. la possibilité de vendre ces films à la télévision,
4. les aides de la communauté européenne aux films européens
5. quelques (modestes) subsides des deux communautés.

 

Dès que cet équilibre se rompt, nous ne sommes plus viables. Or ce n'est pas d'un côté mais de tous côtés que le bateau a pris l'eau. Il y a tout d'abord l'accès aux films. Certains savent sans doute qu'au cours des deux dernières années, mais plus particulièrement au cours de la dernière année, une série de vendeurs (français, mais ils représentent le fer de lance des vendeurs mondiaux) a décidé qu'il était plus aisé de vendre « en paquets » leurs films plutôt que de les proposer un par un aux acheteurs éventuels. Ainsi les firmes de vente suivantes : Pathé, UGC, Studio Canal +, Wild Bunch et TF1 ont en Belgique un partenaire exclusif, nous enlevant par là la possibilité d'acheter leurs films. De fait, dans nos line-up récents figuraient encore des films de ces sociétés : Les amants du cercle polaire ou Docteur Akagi (Studio Canal +), Eloge de l'Amour ou Le chant de la fidèle Chunhyang (Wild Bunch), Emporte-moi ou Little Senegal (TF1).

Ces titres ne nous seraient plus accessibles dans la configuration actuelle. 

 

De plus, chez les vendeurs qui ne sont pas encore liés par un contrat d' exclusivité, la "force de frappe" de nos concurrents des plus grosses sociétés écrème les listes de films disponibles, ne laissant à acquérir que les films réputés difficiles. Nous aurions été d'accord de nous contenter de ces films-là, mais les salles les relèguent aux "saisons plus calmes", les télévisions ne peuvent plus les programmer, ils ne génèrent pas de subsides Media s'ils ne sont pas européens et s'ils le sont, mais que leur portée est trop confidentielle, ils n'en génèrent pas non plus faute de spectateurs suffisants. Bref, on se retrouverait avec un sérieux problème économique, ce qui ne serait encore qu'un moindre mal si la politique régissant les subsides nationaux était de créer une Médiathèque spécialisée dotée de moyens lui permettant d'exister en dehors des seules lois du marché, ce qui n'est absolument pas le cas.

 

Voyons tout cela de plus près. Il n'a sans doute échappé à personne que la cinéphilie "régulière" est en recul. Bien sûr, il existe encore quelques exceptions sporadiques, mais en général la curiosité pour ce qui n'est pas encore "reconnu" s'est quelque peu émoussée chez le spectateur et ne revit que par le biais d'événements spéciaux ou de festivals (Ecran total, Cinédécouvertes, Festival du film ibérique etc...). Il y a à cela de nombreuses causes (parmi lesquelles l'émergence de nouvelles formes audiovisuelles) mais le rôle des médias n'y est pas étranger. Il ne s'agit certainement pas de mettre en cause des journalistes individuels, mais plutôt une politique rédactionnelle qui se contente le plus souvent de n'être qu'un décalque des goûts du plus large public et n'accordant qu'une place et une attention réduites aux films qui sortent des sentiers balisés.

Pour compenser la faiblesse de la fréquentation en salles de certains films, les ventes à la télévision ont toujours joué un rôle important. Cependant, depuis quelque temps, les programmateurs de nos chaînes publiques et payantes nous on lancé des avertissements de plus en plus insistants sur le changement de politique de leurs programmations. Là aussi, et malgré des exceptions, la règle est la même : il faut viser plus large. Si la fréquentation en salles baisse pour les films "art et essai", et si les télévisions ne peuvent plus programmer que de façon marginale ce type de films, certains pourraient penser que les aides dispensées par le programme Media pourraient compenser et aider l'activité des distributeurs qui focalisent leur activité sur le secteur culturel, de découverte. Voyons d'abord en quoi consistent ces aides. Elles sont de deux ordres : les aides sélectives et les aides automatiques. Les aides sélectives (qui sont des prêts) sont attribuées à la diffusion européenne de films ayant un certain nombre de distributeurs (en théorie, trois, mais en pratique cinq minimum). Les aides automatiques (qui sont des subsides) sont attribuées aux distributeurs en fonction du nombre de tickets de films européens qu'ils ont vendu l'année précédente, aides à réinvestir dans la production, les droits ou la distribution de nouveaux films européens. La logique du plan Media est essentiellement une aide à l'industrie cinématographique européenne, destinée à lui assurer une position concurrentielle plus favorable face à la puissance du cinéma américain. Ses articulations internes ont pour conséquence de renforcer économiquement les distributeurs ayant les films les plus commerciaux et de favoriser de ce fait la concentration de la distribution dans les mains d'un petit nombre d'opérateurs. Ceci n'est en rien le résultat d'un plan machiavélique mais plutôt celui d'un ensemble de mécanismes renforçant les tendances spontanées du marché.

Le plan Media n'a pas de finalité culturelle, il ne vise pas la pérennité d'un réseau d'entreprises plus "artisanales" qui oeuvrent pour un cinéma de recherche. En effet, c'est l'élément quantitatif qui est déterminant aussi bien dans l'aide sélective (priorité aux films qui ont le plus de distributeurs européens - donc les films qui ont le plus de potentiel public) que dans l'aide automatique (subsides attribués selon le nombre de tickets vendus, quelle que soit la qualité artistique des films).

 

De par notre difficulté à acquérir ces films porteurs, comme nous l'avons expliqué plus haut, et à part quelques exceptions - Kirikou et la sorcière, Buena vista social club - ayant généré une aide substantielle par le nombre de tickets vendus (70.000 par titre) l'apport structurel des aides Media dans notre équilibre financier est appelé à diminuer ou à disparaître. Dans la mesure où ces aides européennes sont tellement vitales pour l'existence même de la société, nous avions d'ailleurs infléchi notre politique d'achat pour pouvoir en bénéficier. La vocation initiale extrêmement multiculturelle de Progrès Films a dû, au fil des ans, s'adapter à des choix plus européens, en restreignant le nombre de films originaires des (trois) autres continents.

 

Enfin, dernier élément de la "construction Progrès", les subsides nationaux. Quand on sait que le budget total de la Communauté française prévu pour ces aides, et pour l'ensemble des distributeurs diffusant des films art et essai (trois actuellement, mais bientôt plus en fonction de critères encore à évaluer) s'élève à 125.000 euros, on peut comprendre que là non plus, les conditions ne sont pas remplies pour permettre la pérennité de maisons de distribution spécialisées. Au-delà de notre cas personnel, on peut se poser des questions sur l'avenir, car le phénomène qui nous frappe n'est pas national mais européen. Si les petites structures spécialisées sont appelées à disparaître, qui remplira à l'avenir la fonction de "découvreurs", qui acceptera de mettre sa structure au service de films pas rentables ou déficitaires ? Si les distributeurs ont fait de la surenchère pour distribuer Huit femmes de François Ozon, on ne se poussait pas au portillon pour assurer la diffusion de son début  Regarder la mer. Car c'est bien là le problème : les frais généraux des grosses sociétés sont souvent trop importants pour qu'elles utilisent leurs structures pour la diffusion de « petits » films. Et presque tous les auteurs naissent petits. Le risque est réel d'assécher le renouvellement des talents et la diversité.
Cette tâche sera-t-elle reprise par des organismes institutionnels ? Nous le souhaitons de tout coeur.

 

Conclusion

En guise de conclusion, et pour apporter une note positive à cet état des lieux un peu désolant, nous vous informons qu'une soixantaine de nos films dont les droits courent encore, resteront accessibles par le biais de la "Décentralisation des Films classiques et Contemporains", un département de la Cinémathèque royale de Belgique qui depuis des années s'est assignée comme tâche la diffusion de films classiques, et qui a récemment décidé d'élargir le champ de son activité. Nous leur souhaitons plein succès.

Grace Winter, juillet 2002