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R.A.S. Rencontre avec le réalisateur

Publié le 06/07/2009 par Dimitra Bouras et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

R.A.S. (rien à signaler) est une expression que l'on utilise beaucoup dans la maintenance nucléaire. On demande souvent aux travailleurs de décrire ce qui ne va pas et quand tout va bien, de signer par ces trois lettres. Dans le film, un travailleur subit des pressions pour signer R.A.S., alors qu'il a découvert une « fissure ou une rayure » dans un robinet très important de la centrale. C'est assez symptomatique de la situation actuelle dans les centrales nucléaires.

C. : Qu'est-ce qui t'a poussé à consacrer deux ans de ta vie à faire un film qui dénonce le malaise que vivent les ouvriers de la maintenance des centrales ?
Alain de Halleux : En juillet 2006, je suis en voiture, je pars rejoindre ma famille qui fait une grande fête à la campagne, et j'entends à la radio que la centrale de Forsmark, à 120 km de Stockholm, est passée à 7 minutes de la fusion nucléaire, c'est-à-dire à 7 minutes de Tchernobyl. Cette nouvelle était donnée sur un ton presque badin, entre la poire et le fromage : ça a duré 30 secondes… les cinq minutes suivantes étaient consacrées aux résultats du foot. Je n’en croyais pas mes oreilles ! Je n’arrivais pas à imaginer que les centrales nucléaires pouvaient encore déraper comme à Tchernobyl ! Ça m'a fait un choc, d'autant plus que quelques jours plus tôt, j'ai découvert qu'à Tchernobyl, il a fallu 800.000 liquidateurs pour régler le problème.
Je me suis dit : si ça arrive chez nous, si ça arrive à Rechange, où n'importe où en Europe, qui irait ?
En Ukraine, on avait désigné des volontaires. Aujourd'hui, on sait quelles ont été les conséquences sur la santé de ces gens qui se sont « portés » volontaires. Par conséquent, je me suis dit que je n'irais pas ! J’ai alors pensé que si tout le monde se disait la même chose que moi, la situation serait encore plus grave qu’à Tchernobyl. Tchernobyl a été une grande catastrophe, mais cela aurait pu être bien pire si les mineurs n'avaient pas creusé un tunnel sous la dalle de béton pour la refroidir. Il y avait une nappe phréatique à 8 mètres sous Tchernobyl. Si le cœur du réacteur avait pénétré le sol, il y aurait eu, à ce moment-là, une possibilité d'explosion d'ordre nucléaire qui aurait rayé Kiev et Minsk de la carte. Imaginons que cela arrive à Tihange, ou à Doel, qui voudrait y aller ?
Comme je suis chimiste nucléaire de formation, j'ai pris cela comme une sorte d'appel et j’ai étudié la question. Je suis tombé sur les travaux d'une sociologue française qui décrivait les conditions de travail des sous-traitants dans les centrales nucléaires. Là, j'ai eu un deuxième choc, encore plus grand que le premier. Le premier choc, c'était la peur, le deuxième, c'était un sentiment d'injustice. J'avais fait quatre ans d'études de chimie nucléaire, et jamais je ne m’étais demandé qui travaillait dans les centrales. Je me suis senti complètement con. Ces gens m'étaient complètement inconnus. Je me suis demandé pourquoi je ne connaissais pas ces invisibles qui travaillent à l'ombre des réacteurs pour m'apporter de la lumière ? Pour m'être beaucoup documenté sur les secrets de famille, ayant eu un projet de film sur Hergé, j'ai pressenti que si je ne les connaissais pas, c'était qu'il y avait quelque chose de secret, quelque chose de dangereux. À partir du moment où l'on tient des choses secrètes longtemps, nécessairement, le secret éclate au grand jour avec fracas. Dans le cas d'une centrale nucléaire, le fracas pourrait être irréversible ! J’ai donc voulu partir à la rencontre de ces travailleurs, savoir qui ils étaient, les écouter, leur donner un visage, écouter leur parole, cette parole qui a rarement eu lieu. Et c'est comme cela que je suis parti sur les routes.

 

C. : La structure et le style du film sont assez remarquables. Tu montres la centrale, où on est dans l'atome, on est ailleurs, presque dans l'abstrait, mais aussi l'environnement, la nature, les arbres, les feuilles, etc., pour montrer qu'il y a une vie, toute différente de celle de la centrale pas très loin, à quelques centimètres, à quelques kilomètres. Je trouve très beau ce passage de l'un à l'autre.
A.d.H : J'étais face à un problème crucial. Je voulais parler de ces travailleurs, mais il est impossible d’entrer dans la centrale pour montrer cela ! J'ai essayé pendant un an et demi, et c'est impossible ! Je n'ai pu qu'imaginer l'intérieur, ou le découvrir via quelques documents; on nous montre toujours la même chose, la belle piscine avec la belle eau bleue, la salle de contrôle avec trois personnes derrière des boutons, etc. En fait, une centrale nucléaire, c'est une vaste plomberie qu'il faut entretenir. Je n'ai pas pu filmer cela personnellement. Par contre, j'ai rencontré des travailleurs près des centrales, et j'ai remarqué qu’elles étaient toujours construites dans des endroits idylliques ! Il faut bien se dire qu'à côté de chaque centrale, il y a de grands crus, de très grands crus, des réserves naturelles ! J'ai été complètement fasciné par l'incongruité, la tache que fait la centrale au milieu de cette nature magnifique. J'ai fini par trouver remarquablement beaux les panaches de fumée, comme des énormes fabriques à nuages ! J'ai cherché à montrer à la fois cette incongruité, et finalement, j'ai fini par trouver ces centrales merveilleusement photogéniques. D’autre part, il y a aussi la problématique de la radioactivité, qui est invisible. En filmant la nature, je montrais que cette nature magnifiquement belle le serait tout autant si elle était contaminée. Peut-être qu'au moment où j'étais en train de filmer ces centrales, il y avait des radiations autour qui ne se voyaient pas. J'avais cette espèce de fascination par rapport à la beauté de la nature, la beauté des centrales, et cet invisible qu'on ne peut pas filmer.
J’ai filmé un travailleur qui a été renvoyé parce qu'il a dénoncé la présence de particules alpha, des particules très dangereuses qui contaminent durement le corps si on les inhale, mais qui sont difficilement détectables. Cela veut dire que les travailleurs sont peut-être en environnement alpha sans le savoir. Ce travailleur avait démontré que ces particules étaient d'autant plus présentes avec le vieillissement des centrales. Quelques jours plus tard, il s'est fait renvoyer. Ce gars est un fan de pêche, son surnom c'est, la mouche. Son travail dans la centrale, c'était d'être décontamineur. Il travaillait en tenue transparente gonflable, vraiment l'antithèse du rapport à la nature qu'il a quand il est à la pêche. Je l'ai accompagné très longtemps, il m'a appris plein de choses, et un jour, je suis allé le filmer à la pêche. Un essaim invraisemblable de mouchettes a envahi le plan, le soleil couchant se reflétait dans ces mouchettes, et le plan s'est teinté de mouchettes qui vibraient dans l'image. Au montage, j'ai entrechoqué le discours qu'il avait sur la présence des particules alpha et ce plan sur les mouchettes. D’une certaine manière, j'ai donné corps à ces particules, mais c'est une sorte d'entrechoquement poétique aussi.

 

C. : La fragilisation de la sécurité des centrales nucléaires est due à leur vieillissement, mais également au fait que la gestion de ces centrales n'est plus du domaine public. Les producteurs d'énergie nucléaire sont passés du statut d'entreprise publique au statut d'entreprise privée ou semi-privée ce qui aurait eu pour conséquence un bouleversement dans la maintenance des centrales. 
A.d.H : Pour les travailleurs, tous les maux ont commencé avec la libéralisation des marchés. Ils aimeraient qu'on re-nationalise les centrales. Je les comprends, mais, d'un autre côté, il ne faut pas oublier que Tchernobyl était une entreprise nationale. Je ne pense pas que la vie en entreprise dépende d'un système, ça dépend d'une culture, ça dépend de ce que les gens de la direction cherchent véritablement. Or, je crois que depuis les années 80, le sens du travail a basculé. Avant, le travail avait un sens; produire quelque chose, rendre un service. Actuellement, cela n'a plus du tout le même sens. Une sociologue du travail dit dans le film: « Avant, le nucléaire était là pour faire de l'électricité pas chère pour tous, c'est-à-dire dans un but noble, alors que maintenant, les centrales sont là pour faire de l'argent. » Ce n'est évidemment pas la même chose. Mais ce n'est pas l'apanage du nucléaire, c'est vrai partout. Dans le journalisme, c'est pareil. Est-ce qu'on demande aux journalistes d'écrire un bon article ? Non, on leur demande d'écrire beaucoup d'articles ! Est-ce qu'on demande aux gens qui nettoient les bureaux de bien les nettoyer ? Non, on demande de les nettoyer vite ! À la télévision, est-ce qu'on cherche à faire de bons reportages ou de faire des reportages pas chers, qui touchent le public ? Il y a eu un basculement culturel important. On perd le sens du pourquoi on travaille. Une des conséquences, c'est que plus personne ne veut prendre la responsabilité du travail ou des travailleurs. Le travail nuit à la santé, on le sait, mais dans le nucléaire, c'est encore plus vrai qu'ailleurs, alors on sous-traite le risque ! Plutôt que d'engager des gens qui vont travailler dans la centrale, la centrale préfère engager des entreprises qui vont elles-mêmes engager des gens pour travailler dans la centrale. On ne sait plus qui est responsable de quoi. On est dans un monde où tout le monde cherche à faire du bénéfice en reléguant les risques ailleurs.

 

C. : C'est ce qu'on appelle la titrilisation au niveau financier. 
A.d.H : Il y a des parallèles énormes entre ce qui se passe dans le nucléaire et la crise financière : faire des bénéfices rapides en sous-traitant les risques et en les diluant. S'il y avait un accident dans le nucléaire, un procès durerait 3 siècles : il serait impossible de trouver le responsable ! Or en définitive, c'est la collectivité qui devra encaisser le risque ! C'est pareil pour la finance, nous renflouons pour payer la crise. Sauf que dans le nucléaire, une centrale est assurée pour 250 millions d'euros de dégâts et ces 250 millions sont à peine suffisants pour décontaminer mon quartier ! Donc, non seulement on va devoir aller au charbon pour boucher le trou, mais en plus, on va devoir raquer grave !
Pour ne pas que cela arrive, j'ai voulu faire un film pour attirer l'attention sur ces problèmes.

 

C. : Est-ce que les risques sont trop importants qu'on préfère les sous-traiter ou est-ce par besoin de déculpabilisation ?

Portrait d'Alain de Halleux, réalisateur du film R.A.S.A.d.H : Toutes les interprétations sont possibles. Je ne sais pas, mais cela ne change rien à ce phénomène global qui est, nous ne prenons plus, nous citoyens, nos responsabilités. D'ailleurs, qui se soucie de l'état des centrales nucléaires ? Qui se soucie de savoir dans quelles conditions travaille un sous-traitant ? Personne ! Je suis allé voir des politiques, je n'ose pas rapporter leurs réactions ! Or, Bruxelles et le Brabant sont alimentés par la nappe phréatique de Modave, un site où Vivaqua puise son eau, parce qu'il y a de grandes prairies, avec du calcaire en dessous, etc. Ce site se trouve à 15 km de Tihange.
Le jour où il y a un problème dans la centrale, une simple grosse fuite (ne parlons pas de fusion) quelques mois plus tard, on ne peut plus avoir d'eau sur Bruxelles ! Mon film n'est pas un plaidoyer contre le nucléaire, je dis juste, si on fait tout pour que la sécurité soit assurée, et qu'il y a un accident, on n’aura rien à se reprocher. Mais, si ce n’est pas le cas ! C'est vrai qu'il y a beaucoup de problèmes, mais franchement, entre le réchauffement climatique et le nucléaire ou la crise économique et le nucléaire, il n'y a pas photo ! C'est irréversible un accident nucléaire ! Le moindre accident nucléaire important en Europe, c'est une crise économique grave qui suit. Le monde est tellement fragile actuellement qu'il suffirait de ça pour que tout s'écroule. C'est conscient de cela que je me suis battu pendant deux ans pour essayer de donner une identité à ces travailleurs.

 

C. : Dans le film, il y a beaucoup de gens amers parce qu'ils ont été renvoyés. Avoir des travailleurs qui témoignent à visage découvert, c'est soit parce qu'ils avaient déjà été largués, soit parce qu'ils étaient en grève de la faim pour défendre leurs droits, et qu'ils se disaient qu'ils n'avaient plus rien à perdre. Les autres travailleurs hésitant évidemment à témoigner ! 
A.d.H : Claude est un fou du nucléaire, il adore son industrie ! C'est un décontamineur, c'est au bas de l'échelle, mais il est terriblement intelligent. Il a fait des inventions pour que ses copains prennent moins de doses en centrales. Dans le film, il montre un enthousiasme débordant pour son métier, mais c'est lui qui dit qu'actuellement tout est fait pour les dégoûter de leur métier ! 
Alors je me pose cette question. Le nucléaire, finalement, qui l'aime ?
J'aurais préféré ne pas mettre le doigt dans cet engrenage. Car, fatalement, quand on prend conscience de cela, cela met beaucoup de chose en question.
Imaginons que les dirigeants des centrales me disent : « ok, votre film ne reflète absolument pas la réalité. Tout ce que vous racontez là-dedans, vous l'avez totalement inventé, mais la culture de sûreté veut qu'on envisage les hypothèses les plus défavorables, donc nous allons nous pencher sur ce que vous avez découvert. Est-ce qu'on peut vous rencontrer ? » Ils feraient ça, moi je serais complètement rassuré ! Mais en disant non, ce film ne reflète pas la réalité, non nous ne voulons pas vous rencontrer. Alors je me dis, de deux choses l'une, ou bien ils ne veulent pas voir cette réalité, et c'est extrêmement grave, ou bien ce n'est pas la réalité et c'est extrêmement grave qu'ils ne veuillent pas communiquer sur cette réalité ! Dans les deux cas, c'est inquiétant.

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