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Luc Dardenne lors de la publication de "Au dos de nos images", II

Publié le 15/06/2015 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

À l'occasion de la publication du deuxième tome de Au dos de nos images, nous avons rencontré Luc Dardenne, l'auteur des réflexions autour des films qu’il a réalisés avec son frère. Ces carnets nous racontent les doutes, les craintes, les désirs, les pourquoi et surtout les comment réaliser une histoire, la mettre en mouvement.

Le premier tome recouvrait la période 1991-2005, soit au moment de la première tentative d'une grande production, Je pense à vous, soldée par un échec cuisant, jusqu'à la deuxième consécration de leur cinéma, avec une nouvelle Palme d'Or reçue pour L'Enfant, en 2005. Le deuxième tome est la suite chronologique des carnets de notes de Luc Dardenne, de 2005 à 2014. Le tome I était suivi des scénarii suivants : Le FilsL'Enfant et Le silence de Lorna. Le tome II propose le Gamin au vélo et Deux jours, une nuit. Le succès n'est pas un don du ciel. Il n’est pas non plus dépendant de la chance. Il a fallu que les deux cinéastes se relèvent de leur échec, l'analyse, comprenne quand et pourquoi tout a dérapé et croient à nouveau dans leur désir de créer.

29/12/1991

Que faire ? Faut-il continuer à vouloir filmer ? Faire des films ? A quoi bon ! Le mauvais film que nous venons de tourner devrait nous guérir à jamais de cette illusion, de cette prétention. (...) De toute façon tout a déjà été fait, et mieux que ce que nous pourrions jamais faire. Ils ont raison, ces anciens et nouveaux cinéastes qui annoncent la mort du cinéma, qui commentent son enterrement. Et bien justement ! C'est parce qu'ils ont raison qu'ils nous poussent à les contredire, à croire, mon frère et moi, que nous pouvons encore filmer, inventer, faire quelque chose de nouveau. (...) On s'en fout ! Ne nous laissons pas prendre par leur mélancolie ! (...)

 

Dans l'ouvrage Documentaire et fiction, allers-retours coordonné par N. T. Binh et José Moure aux éditions Les Impressions nouvelles, et qui recueille les propos de huit cinéastes, les frères racontent leur début : une série de rencontres avec des voisins à qui ils demandaient de raconter leur affrontement face à une situation injuste. Pour débuter notre rencontre avec Luc Dardenne, nous lui posons la même question.

 

Cinergie : Pouvez-vous nous raconter un moment de votre vie où vous avez affronté une injustice.
Luc Dardenne :
J’étais représentant d'élèves lorsque j'étais au lycée en 1971-72. Il n'existait pas de douches dans le gymnase, et nous ne pouvions donc pas nous laver après le cours d'éducation physique. Nous avons monté un mouvement afin d'obtenir au moins la possibilité de se rincer les mains et le visage, et nous avons gagné.

C. : Depuis vos premiers films, vous vous imprégnez du réel, vous partez de cela pour bâtir vos histoires et souvent sur la résistance face à une situation.
L.D. : Oui et il faut, pour comprendre cela, se remettre dans le contexte de l'époque. À l'endroit où nous travaillions, la plupart des gens étaient liés à l'industrie sidérurgique. Lorsqu'on demandait aux gens de nous parler d'un combat contre une injustice, ils évoquaient très souvent la question sociale au sein des entreprises. 

C. : Vous considérez que l'homme doit se battre afin d'avoir une vie meilleure, et que cela passe par un combat collectif et non individuel.
L.D. :
Bien sûr, il ne s'agit pas de revendiquer sa place au soleil. Comme le disait Camus « le bonheur, on ne le fait pas seul. » Nous ne faisions pas de films en partant de cette idée, nous réalisions des films à partir des hommes et des femmes que l'on rencontrait, c'est ça qui nous intéressait. On parlait avec les gens de la manière dont ils s’étaient battus pour plus de justice dans leur entreprise, ou au sein des comités de quartier. On a suivi la lutte autour du docteur Peers et des femmes qui luttaient pour la dépénalisation de l'avortement ou encore le mouvement demandant la baisse des coûts des médicaments. Tout cela se déroulait dans les années septante.

Jean-Pierre et Luc Dardenne sur le tournage de Je Pense à vous

 

C. : Le fait d'avoir débuté au cinéma sans utiliser la pellicule explique t-il que votre façon de filmer soit si organique ?
L.D. : Je ne sais pas… Vous le savez mieux que moi. Je dis simplement qu'on a commencé avec un micro et une caméra vidéo à la teinte grisâtre et dépourvue de profondeur de champ. De plus, on ne pouvait pas monter en vidéo à l'époque, donc on montait avec la gâchette. On tournait, on arrêtait, on allait faire le plan suivant... On ne pouvait pas faire une interview d'une heure et puis la monter. Il fallait prévoir la mise-en-scène au tournage. On rencontrait donc les gens bien avant pour savoir ce qu'ils allaient nous dire. Par exemple, nous disions à une personne que nous allions lui poser une question et qu'elle allait répondre en disant qu'elle possédait une photo dans un tiroir. Donc on faisait ce premier plan, on coupait, on se rapprochait pour observer la photo, on coupait de nouveau et on filmait la personne en train de se rasseoir. C'était très compliqué car nous étions dans l'obligation permanente de mettre en scène.


C. : Ressentez-vous une pression plus forte après avoir reçu de nombreuses récompenses, notamment à Cannes ?
L.D. : Non. Peut-être que mon frère serait moins affirmatif, mais moi je m'en fous un peu. On est évidemment très heureux de cette reconnaissance, mais ça ne pèse pas. Après, il faut bien reconnaître que cela nous aide beaucoup pour obtenir des financements. Pour notre prochain film, il suffit que l'on annonce que le scénario est prêt, que nous allons travailler avec tel acteur, à telle période et on sait une semaine après que le film est finançable. Et ça, par contre, c'est une pression très positive.

C. : Vos carnets revisitent l'ensemble de votre carrière et la façon dont vous avez appréhendé chacun de vos films. Est-ce une façon de se justifier ?
L.D. : La publication est due à ma rencontre avec l'éditeur Maurice Olender. Au départ, j'écrivais pour moi. Nous avions connu un échec artistique, critique et public, et je voulais essayer de comprendre ce que nous faisions, trouver de nouvelles voies. On se pose beaucoup de questions une fois qu'on échoue vraiment. On se disait qu'il n'était peut-être pas nécessaire de refaire un film, peut-être même que l'on n'avait plus rien à dire. C'est pour toutes ces raisons que je me suis mis à écrire, pour que l'échec soit porteur d'autre chose qu'un simple abandon du cinéma. C'était une sorte d'aide-mémoire aussi et c'est pour cela que j'ai continué à écrire. J'espère que ces notes pourront être utiles aux jeunes qui veulent faire du cinéma. C'est ce que me disent les étudiants. Ils apprécient d'y trouver nos hésitations et nos obsessions. J'espère que ce livre pourra les aider à trouver une méthode de travail car c'est ça être cinéaste pour moi.

C. : Qu'entendez-vous par « méthode de travail » ?
L.D. :
Chaque personne porte des obsessions propres et qui s'inscrivent dans une époque. C'est ce mélange qui fait que l'art ne se répète pas constamment, que ça bouge. Il y a des obsessions qui apparaissent chez les gens se destinant à un art comme le cinéma et il y a une manière de filmer, de transposer ces obsessions. Le fait que nous ayons commencé en vidéo n'est pas anodin, par exemple. On avait l’habitude alors de considérer le cadre comme un vide où les gens apparaissaient, mais nous, nous sommes partis d'un cadre plein. Nous avons aussi remis en cause le principe d'économie financière c'est-à-dire qu’en principe, on tourne d'un bloc les scènes situées dans le même décor. Nous, on tourne de façon chronologique. Nous pouvons être dans un décor pour la scène 1, et y revenir pour la scène 20. Comme ça, on a une meilleure vue d'ensemble. Lorsqu'on revient sur ce décor pour la scène 20, il se peut que ce que nous avons tourné précédemment nous pousse à refaire la première scène. Evidemment cela coûte plus cher, mais ça fait partie de notre méthode. Autre exemple, on ne demande pas le silence quand on tourne. Si l'on est sur une voie rapide, on ne coupe pas la circulation et on ne part pas avec l'idée de mettre de la musique.

C. : Est-ce que cette méthode évolue encore ?
L.D. :
Oui, on fait plus de répétitions qu’avant par exemple. On aime beaucoup les répétitions car on trouve beaucoup de choses. On répète systématiquement avec la caméra et dans les décors du film, jamais dans un espace neutre comme un plateau. On utilise la caméra parce que c’est avec elle que l’on trouve la chorégraphie.

Luc Dardenne

C. : Mais n'était-ce pas déjà le cas pour vos premiers longs-métrages ?
L.D. :
Beaucoup moins ! Nous n'avions pas le temps pour La Promesse. On a commencé à le faire avec Rosetta. Ce n'est pas que l'on répète beaucoup plus longtemps qu'avant, mais l'on va beaucoup plus loin. L'idée est de se débarrasser des idées immédiates, toutes faites et d'aller chercher les choses le plus loin possible. C’est pareil sur le tournage, on ne demande pas aux acteurs de refaire exactement ce que l'on avait décidé, on continue de chercher. On revoit systématiquement toutes les vidéos durant les jours de repos, et on essaie d'autres choses. Ceci dit, il est vrai qu'on revient souvent à ce qu'on avait décidé pendant les répétitions.

C. : Donnez-vous l'ensemble du scénario aux comédiens avant le tournage ? Leur demandez-vous de s'approprier leur personnage ?
L.D. :
Oui, nous leur donnons l'ensemble du scénario sauf pour notre dernier film. Ensuite, ils en font ce qu'ils veulent. On ne leur parle jamais de leur rôle, on n’en fait pas de lecture à table. D'ailleurs, quand la commission du film nous demande des descriptions de personnages, on est embêté parce que nous n'avons pas envie de nous restreindre nous-mêmes. Je peux dire si un personnage sera européen ou africain, mais pas s'il sera grand, gros, blond ou je ne sais quoi, on verra au casting. Parfois, on a un acteur en tête, mais c'est un cas particulier.

C. : Parlez-nous de la direction des acteurs.
L.D. :
C'est très physique et nous donnons surtout des conseils et des indications négatives c'est-à-dire qu'au lieu de dire "fais ça" nous disons "ne fais pas ça, et trouve toi-même". Au fur et à mesure, le comédien nous rejoint et, parfois, il nous conduit ailleurs. Nous préparons chaque scène avec Jean-Pierre avant de commencer les répétitions avec eux, on les répète à deux. Du coup, nous savons qu'à tel moment on aimerait qu'il s’asseye mais on ne lui dit pas. On verra s'il le décide, on attend de voir ce qu'il propose.

C. : Vous répétez tous les deux avec votre caméra ?
L.D. :
Exactement. Je joue, et il filme et vice-versa. Si on prépare une scène avec plusieurs personnages et différentes positions dans l'espace, je fixe la caméra après un essai en disant : "maintenant je suis untel" et on enchaîne. On le fait surtout par rapport aux décors, comme ça on sait mieux s'il faut ajouter une armoire, un mur etc...

C. : Le passage au numérique a t-il fait évoluer votre façon de filmer ?
L.D. :
Oui je crois, parce qu'on peut tourner beaucoup plus longtemps, et on peut facilement se permettre de couper une prise car il n'y a pas de magasin à recharger. Le numérique nous permet de démarrer plus vite, de garder une tension sur le plateau, même s'il ne faut pas tomber dans le piège de l'hystérie de la vitesse.

C. : Pour votre prochain film vous avez déjà choisi Adèle Haenel, qui succède à Marion Cotillard et Cécile de France. On a l'impression que vous essayez de casser l'image de ces comédiennes, ou plutôt vous les réapproprier.
L.D. :
Adèle est une jeune actrice donc il ne s'agit pas de la transformer comme on a tenté de le faire avec Cécile ou Marion, et selon leur volonté - car elles étaient désireuses d'être autres que ce qu'elles avaient été. Avec Adèle, c'est très différent car elle débute sa carrière même si elle a déjà tourné quelques films et montré de quoi elle était capable. On l'a rencontrée à Paris l'année dernière lors d'une soirée de la SACD où elle venait, tout comme nous, recevoir un prix. Lorsqu'on l'a vue, on s'est dit que c'était elle qui ferait notre médecin. On pense qu'elle va vraiment apporter quelque chose, c'est une actrice très lumineuse et elle a ce petit truc qui correspond au rôle.

C. : C'était un challenge pour vous de faire un "Dardenne" avec Marion Cotillard.
L.D. :
Oui mais elle le voulait. Elle possède une intelligence très sensible et elle comprenait très bien ce que nous cherchions à faire. Comme elle connaissait tous nos films, elle savait pertinemment qu'elle devait avoir un autre corps, si je puis dire, qu'elle devait se transformer pour le film. Une autre chose complexe était aussi de mettre à l'aise les autres acteurs, de ne pas les écraser par ce qu'elle représente. Elle a été formidable malgré toutes ces contraintes, très généreuse, acceptant toutes les critiques et se critiquant elle-même... C'est à ça que servent les répétitions d'ailleurs, à ce que chacun puisse dire tout ce qu'il pense. Il faut oser dans ces moments-là, oser s'asseoir alors qu'on demande de rester debout. On essaie ensemble, on ose ensemble.

C. : Désiriez-vous absolument Marion Cotillard pour Deux jours, une nuit ?
L.D. :
Le rôle aurait pu être tenu par une inconnue, nous y avions songé. Le problème est que débuter à 35 ans, c’est très difficile. La vie fait qu'en vieillissant, on adopte certaines attitudes, on se fige et il est très compliqué d'assouplir tout ça. Le choix de Marion dépend de plusieurs facteurs. Au départ, on la voyait tenir le rôle du médecin, mais le scénario - que l'on va tourner maintenant - a évolué et le personnage est devenu beaucoup plus jeune.

C. : Je voyais plutôt ce choix comme un défi que vous vous étiez lancé.
L.D. :
Il y a effectivement une part de défi. Nous souhaitions travailler avec une grande actrice, l'intégrer dans notre famille et voir ce que cela allait donner, mais il y avait aussi cette idée de prendre une star et lui demander de ne pas être dans la performance. On lui demande de faire comme si elle ne jouait pas, comme si elle était filmée à nue. Elle joue tout le temps, bien sûr, mais il fallait qu'elle mette le plus possible sa technique de côté. C'était le challenge de réussir à mettre une actrice comme elle dans le bain afin qu'elle trouve la bonne manière d'être.

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