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Rencontre avec Maria Tarantino - "Our City"

Publié le 15/11/2015 par Anne Feuillère / Catégorie: Entrevue

Transporter les mondes

 

D'origine italienne, Maria Tarantino s'installe à Bruxelles pour travailler comme journaliste et réalisatrice après ses études de philosophie. C'est cette ville qu'elle aime et où elle a décidé de vivre, qu'elle choisit de mettre en partage dans son nouveau documentaire en compétition officielle au Festival du Film Francophone de Namur, à peine revenu du Festival du Film de Milan avec le prix APRILE et désormais dans la shorlist des Magritte. Our City est une balade qui dévoile les multiples facettes de cette ville sans cesse en devenir à travers ceux qui l'habitent, la traversent et l'investissent de leur imaginaire. À la fois mélancolique et gracieux, il nous plonge dans l'entre-deux d'un territoire rêvé où chaque homme rencontré porte en lui un monde dont quelques fragments se déposent un peu ici.  

Cinergie : Quelle est la genèse d'Our City ?
Maria Tarantino : Je trouve souvent que les films font un peu de tort à Bruxelles. On la limite, on la rend triste. J'avais envie d'aller à contresens de cette représentation. J'avais même imaginé au départ une comédie musicale documentaire, avec de la musique brésilienne, tous les sons des différentes communautés que j'allais filmer... J'avais en tête quelque chose de très exotique (rires)... Et puis, j'habite à Bruxelles depuis vingt ans, j'ai décidé de vivre ici. Au fil des ans, je vois disparaître la ville que j'aime au profit d'une autre, que j'aime un peu moins. J'avais envie de restituer cette ville que j'aime. De la retrouver et de l'affirmer.

C. : Ton film se construit autour de trois personnages : ce poète iranien, cette artiste africaine et Matthieu Ha. Comment les as-tu choisi ?
M..T. : Chacun a une genèse différente. J'ai rencontré Zeinabou, qui fabrique des bijoux, par hasard chez des amis communs. C'est une femme extraordinaire. J'étais très contente qu'elle accepte d'être dans le film. Je ne connaissais pas ce chauffeur iranien. Mais je savais que les taxis iraniens se retrouvent près de la gare centrale. J'y suis allée avec un ami. Je cherchais un poète ou un écrivain. Je voulais le filmer au volant de son taxi dans Bruxelles tandis qu'il m'aurait parlé de Téhéran. Quand je l'ai rencontré, je ne lui ai pas vraiment raconté le film, je voulais son approche et ne pas l'influencer. Je lui ai proposé qu'on fasse un tour et qu'il nous parle en farsi de la ville. Et très rapidement, je me suis rendu compte qu'il me parlait de mon film, de la convivialité de Bruxelles, de ses lieux de rencontres et de cette ville en train de se transformer en bureaux. Je l'ai toujours pensé un peu comme un guide, un guide spirituel. Quand on voyage à travers l'Enfer, il faut un bon guide. Virgile est un poète et c'est un bon guide. La poésie pour moi est de l'ordre de la « poiésis », de la création, de ce qui précède la réalité. Les choses, avant d'exister, doivent être pensées. Le poète les rend vivantes, il les entoure de désir pour qu'elles puissent s'incarner. Matthieu Ha est aussi un personnage particulier. Il existe dans le film à travers sa musique. Il est pour moi la voix de Bruxelles. Dans mon imaginaire, sa voix attire les gamins dans cette ville. Les gosses y entrent en jouant et nous les suivons. Il ouvre le bal et referme le rideau d'Our City. Dès le départ, la musique avait ce rôle narratif très clair. 

C. : Toute cette dimension de traversée fait passer le film du côté de Dante ou d'Orphée. Il devient comme un parcours poétique dans une ville presque mythologique.
M.T. : Des choses m'inspirent et m'aident à choisir certaines situations. Des images persistent en moi et inconsciemment, je cherche peut-être à m'en rapprocher. Quand je tombe sur ce dîner avec cette conversation sur l'Inde, je pense à Buñuel. Pasolini m'inspire beaucoup aussi. J'ai pensé des milliers de fois à refaire dans ce film une scène de Uccellacci e uccellini. Mais je n'ai pas eu le courage de faire quelque chose d'aussi flagrant (rires). Je porte aussi des fragments de savoirs qui sont pour moi comme des règles. Les enfants du film m'apparaissent comme des explorateurs par exemple. Our City est un documentaire, mais certaines situations ouvrent mon imaginaire. De la même manière, les élagueurs sont à mes yeux des centaures, ils se promènent dans les feuillages, ils n'ont pas de jambes...

Our City de Maria TarantinoC. : Tu as pris des parti-pris esthétiques très forts.
M.T. : Depuis le début, j'ai voulu la caméra en hauteur, flottante. Même quand elle est posée sur le devant de la voiture, elle est un peu tournée vers le haut. J'ai cadré pour laisser hors-champ tout ce qui est par terre. Les cadres s'amorcent à partir des branches des arbres. Dans certaines situations de travail, les gens ont des points de vue privilégiés comme les élagueurs ou les ouvriers. Ce sont aussi ces décors, ces perspectives différentes qui m'intéressaient. Ou ces dunes de sable. 

C. : Par moment, le film reconstruit à l'écran l'imaginaire des personnages. Il crée avec leur histoire comme une troisième réalité.
M.T. : C'était mon idée. Chaque personne qui arrive à Bruxelles, transporte avec son corps, dans son quotidien, presque physiquement, son histoire, ses blessures, son passé, sa culture, ses rêves... Je me souviens d'une femme congolaise que j'avais croisée boulevard du Botanique. Elle coupait l'écorce des arbres avec un couteau. Je lui ai demandé pourquoi et elle m'a expliqué qu'elle était très malade, qu'elle allait rentrer mourir chez elle, et que selon sa tradition, elle faisait son adieu à Bruxelles. Quelle que soit la culture d'où l'on vient, on a des rituels qui nous attachent, un passé qui nous accompagne. On le voit clairement dans ce bal russe où ces aristocrates parlent du destin tragique de leur pays qui les constitue. C'était l'un des défis du film : rendre ces épaisseurs vivantes sans passer par la parole. C'est ce qui se passe sur la dune avec Zeinabou, quand les travailleurs chantent sur les containers ou lorsque ce chauffeur de taxi déclame son poème au parlement. Pour moi, il fait comme un rituel pour transformer, redéfinir le lieu. Ce geste de redéfinition se répète beaucoup dans le film. Dès le départ, on imaginait cette scène, qu'on appelait "La Nuit", comme le cœur du film. Ce moment devrait être comme une mise en abîme, où tout viendrait se mélanger, comme si chaque séquence du montage était une métaphore qui se termine par ce poème. Le reste s'est ensuite tissé par des liens d'associations. Il a fallu travailler dans le sensible pour faire en sorte que les choses s’enchaînent les unes aux autres. Dans un documentaire comme celui-là, les premières minutes sont essentielles parce que le film doit mettre en route son langage. Au début, on est un peu perdu puis ça s'accélère...

C. : Une certaine mélancolie de ton film naît aussi de ce choix de filmer l'entre-deux : des gens entre deux mondes, des territoires que tu déshabilles en quelque sorte de leur usage pour les détourner, de cette superposition des imaginaires qui traversent la ville. Le film se construit entre le passé et le présent, l'ici et l'ailleurs.
M.T. : C'est mélancolique sans doute, oui. Cette nuit par exemple, une nuit mystérieuse. Les images sont sombres, évocatrices. Mais ce sont aussi les lieux qui portent ça : comme les couloirs. Le film transforme ainsi en couloir des lieux qui ne devraient pas l'être. Je crois aussi que c'est une belle façon de définir l'identité. On croit que l'identité est quelque chose d'acquis, quelque chose qu'on possède. Or, je pense que c'est plutôt une tension permanente. Il me semble que filmer cette ville toujours en reconstruction et ces gens qui la traversent est aussi une manière de rendre visible un mécanisme basique de la personnalité, qui consiste à devoir toujours se projeter à l'extérieur de soi pour se réapproprier son identité. Je ne voulais pas ouvrir cette question pour la refermer de façon très propre ou définitive. Je trouvais plus intéressant d'évoquer la possibilité, que rester dans cet entre-deux ne soit pas seulement une difficulté, mais peut-être une nécessité. On se réinvente, on se redéfinit par rapport à des oppositions qu'on trouve sur notre chemin. Cette question de se redéfinir là où on se sent bien, est pour moi toujours ouverte, jamais résolue. Mais elle l'est aussi parce que la ville change tout le temps, sous nos pieds. J'ai l'impression que j'ai fait un film sur une ville qui n'est plus là (rires). 

Our City de Maria TarantinoC. : Tu filmes essentiellement des gens de culture étrangère. Les grands absents de ton film, ce sont les Belges...
M.T. : Ils seront dans la salle (rires). Et pour moi, c'était important d'avoir d'autres gens à l'écran. Mais surtout, tous ceux que je filme sont belges. C'est ce que je trouve intéressant. Ce chauffeur de taxi est belge, comme les écoliers, l'architecte, les messieurs russes... Et le professeur de l'école, qu'on croit belge, sa maman est irlandaise. On ne le sait pas, on ne peut pas le savoir. Les gens bougent, nous sommes des mélanges. La question que les écoliers de Molenbeek se posent sur ce que signifie être belge, existe pour n'importe qui. Cette identité belgo-belge est un leurre. Dès qu'on commence à la regarder de près, elle s'évapore. 

C. : Une scène me semble définir le film lui-même : quand l'architecte présente cette maquette d'un immeuble tout en rondeur, construit avec des châssis venus du monde entier. Le film est lui-même comme une boule composée de multiples fragments.
M.T. : Ce bâtiment est terminé et il a perdu cette allure blanche, presque aérienne et lumineuse. En réalité, c'est une cage sombre, une espèce de prison géométrique. J'espère que le film ne lui ressemble pas (rires). Plus que la maquette, je crois, que ce sont les propos de l'architecte sur l'Europe qui se rapproche du film. De loin, tout se ressemble, mais de près, chaque élément est différent. En même temps, la caméra montre une image de Bruxelles qui n'est pas si flatteuse que ça. Si on regarde l'architecture contemporaine, on n'a pas vraiment l'impression d'une diversité enrichissante mais plutôt le sentiment d'une uniformité qui s'impose de loin et de près. Le film est plutôt comme la sphère en verre que le jongleur fait miroiter sur sa tête et qui reflète le monde à l'envers. Les rapports de force et de pouvoir peuvent s'inverser. C'est la beauté de la forme ronde : elle est dynamique, elle est sans début, sans fin. De la même manière, le film est une traversée, une valse interminable. 

C. : Ce kaléidoscope de Bruxelles prend aussi le risque de survoler les destins que tu croises.
M.T. : Il y a des rencontres qui ont permis de filmer ces personnes, mais il ne s'agissait pas pour moi de les restituer. Un totem est fait de morceaux : en haut, des ailes d'oiseaux, puis un visage humain, des pattes de chèvres et en bas, une queue de serpent par exemple. De la même manière, je voulais mettre les gens dans des situations telles que je pouvais ensuite choisir une tranche de parole, d'existence, de vie pour faire mon totem. J'ai morcelé ce film pour pouvoir construire mon discours. Il n'y a aucun lien évident qui se tisse entre un chantier la nuit et un bal élégant. Aucune parole ne peut faire lien entre les gens de ce dîner et les ouvriers qui travaillent. Rien de les relie. C'est moi qui porte ce lien, cette conscience. Pour moi, faire un film, c'est essayer de créer un monde. 

Our City de Maria TarantinoC. : Il y a une certaine violence à juxtaposer des mondes aussi différents, aussi ignorant les uns des autres.
M.T. : Oui, mais le monde est violent et il faut le montrer. Souvent, on ne se situe que dans l'un de ces mondes. C'est plus rare de se glisser dans l'un puis dans l'autre. Ils n'ont aucun sens l'un sans l'autre, ils s'appartiennent, c'est la dialectique du maître et de l'esclave. Et les positions se renversent quand l'esclave, à sa façon, devient le maître du maître. Mais cela demanderait un autre film (rires). Une amie trouvait le film tragique. Je crois qu'il l'est plus, en effet, que comique. Mais j'essaie de solliciter des questions, des réflexions. Je ne donne pas de réponses. Le film est ouvert.

C. : L'apesanteur, qui est le principe esthétique de ton film, rend le réel que tu filmes, instable, flottant.
M.T. : Il faudrait faire un film sur tous ces chantiers énormes. C'est la marque de notre temps. Ces multinationales sont partout. À une certaine époque, c'étaient les voyageurs sur les navires qui faisaient des découvertes et bougeaient les lignes du monde. J'ai un peu l'impression qu'aujourd'hui, c'est la construction qui a cette fonction. Les ingénieurs voyagent partout, les entreprises de BTP aussi... Ce n'est peut-être pas encore très évident mais ces chantiers vont avoir un impact terrible sur nos vies, sur nos façons de sentir, d'habiter un monde. C'est un pouvoir plastique et esthétique qui va décider de la face des villes majeures sur toute la planète. Tu vois ce dessin de Léonard De Vinci, l'homme dans le cercle ? Aujourd'hui, l'homme n'est plus dans le cercle, il est dans la tour, dans le rectangle, un peu moins bien (rires). 

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