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Rencontre avec Raoul Peck

Publié le 03/10/2017 par Fred Arends / Catégorie: Entrevue

Politique organique

Cinéaste éclectique et fondamentalement politique, renommé pour son travail sur l'histoire et la mémoire, Raoul Peck a beaucoup filmé Haïti où il est né et a grandi, avec notamment l'évocation des heures sombres du pays dans L'Homme sur les quais (1992). L'année 2017 lui a permis de voir ses deux projets les plus personnels, qu'il poursuit depuis 10 ans, enfin sortir en salles. I'm Not Your Negro (qui sera en sélection au Brussels Art Film Festival en novembre) et Le Jeune Karl Marx cet automne, deux films qui retracent les parcours de deux pensées politiques, et de deux combats. Raoul Peck nous raconte l'histoire du Jeune Karl Marx et éclaire les rapports entre ces deux œuvres.

Cinergie : Ce qui frappe d'emblée dans Le Jeune Karl Marx est sa dimension anti-reconstitution historique, à savoir que vous êtes près des visages, dans le gros plan, et que vous êtes dans la circulation de la parole. Pouvez-vous expliquer ce choix ?
Raoul Peck : Il fallait incarner cette histoire. D'ailleurs, au départ, c'est un peu le film impossible car comment montrer la progression des idées ? Comment faire comprendre cette époque particulière où trois jeunes européens qui vivent dans une Europe de répression, de censure et de famine, décident avec une ambition incroyable de changer ce monde. Ils sont tous les trois dans leur vingtaine. Et il fallait donc incarner cela, ne pas en faire des bêtes théoriques qui parlent de tout cela sans s'engager. Or, ils s'engagent. Ils s'aiment, ils aiment les autres, ils ont de l'empathie. Ils ont de la colère par rapport à ce qu'ils constatent autour d'eux. C'est aussi une merveilleuse histoire d'amitié. Une amitié qui va durer toute leur vie. Il était important qu'il s'agisse de jeunes personnages de chair et d'os, qui vont au bout de leurs idées et surtout, qui vivent leurs idées.

C. : Et pourtant ils viennent de milieux différents...
R.P. : Oui, mais de milieux privilégiés. Jenny (Von Westphalen, ndlr) est issue d'une famille noble, le père d'Engels possède des usines tant en Allemagne qu'en Angleterre, c'est donc un grand capitaliste, un grand industriel. Marx lui-même, même si son père était fonctionnaire, descend d'une longue tradition de rabbins. Ce sont donc trois jeunes qui décident de trahir leur classe, de la quitter et de vivre leurs idées. Et s'il y a un message à faire passer aux jeunes, c'est celui-là. Il ne suffit pas d'être actif sur un réseau social, ça demande de s'organiser, d'étudier, de comprendre des réalités, de questionner là d'où on vient. C'est aussi ça que l'analyse du monde capitaliste nous donne : le monde nous fabrique, il fabrique même nos besoins. Ce besoin que l'on a d'avoir toujours le dernier I Phone ou d'écouter la musique qui vient de sortir, ce besoin nous est inculqué. Et cette envie permanente, de jalousie, envers ce que possède le voisin, cela fait partie de ce capital qui est dans notre tête. C'est pour ça qu'il est si puissant. 

Raoul PeckC. : Ce qui importe également est la dimension actuelle. Le film interroge notre présent et comment dans une société marquée par l'individu, il est possible de penser et d'organiser des luttes collectives.
R.P. : Absolument. Et pour moi, mon métier de cinéaste, c'est comme ça que je le perçois. Je ne suis pas venu au cinéma pour égayer la galerie. Je suis parti du politique. C'est par le politique que je commence, puis je vais au cinéma. Car je me rends compte que le cinéma me permet de dire des choses et de les dire de manière organique, émotionnelle et en même temps, d'intégrer les idées, la pensée. Et en effet, ce film n'est pas un retour en arrière mais une manière de comprendre le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui. Et j'espère qu'il livre des clés, des pistes qui permettent à chacun d'acquérir les instruments pour son combat.
L'autre défi était d'être proche de la réalité, c'est-à-dire ne pas donner une image qui soit fausse. C'est pourquoi nous ne sommes quasi pas passés par ceux qui ont écrit sur Marx; nous sommes restés proches de ses propres écrits. Comme je l'avais fait pour Baldwin (dans I'm Not Your Negro, ndlr) où je suis resté très proche de ce que Baldwin lui-même a écrit. A aucun moment du documentaire un expert n'intervient pour parler à la place de Baldwin. Et là, c'est pareil : c'est Marx, Engels et Jenny qui parlent. On s'appuie sur leur correspondance, en essayant d'être le plus proche de ce qu'ils vivaient, de qu'ils étaient et de ce pourquoi ils se battaient.

C. : Comme vous disiez récemment dans le journal Libération (06.05.2017) votre rapport très personnel, très intime à James Baldwin, pouvez-nous dire quel rapport vous entretenez avec la figure de Marx ?
R.P. : Ce n'est pas un hasard si les deux films partent du même élan, en quelque sorte. Les deux films ont mis dix ans à se faire. Et ces deux films sont en quelque sorte mes deux pivots, mes deux piliers. Émotionnellement et intellectuellement Baldwin m'a formé mais Marx intellectuellement et structurellement m'a formé également. Il m'a aidé à comprendre, à articuler les contradictions que je constatais autour de moi et à analyser la société capitaliste dans laquelle on vit et dans laquelle nous allons vivre encore longtemps si on ne fait rien. La découverte de leur pensée, à 17 ans pour Baldwin, et 21 pour Marx, m'a aidé à analyser cette société et m'a permis d'avoir une approche scientifique, non partisane, non dogmatique.

C. : Le film est également inspirant dans la mesure où d'autres possibles étaient pensés alors qu'aujourd'hui le capitalisme semble un horizon indépassable ?
Raoul PeckR.P. : Je pense que les deux films donnent de la distance et donnent à voir les choses de manière plus globale. On questionne l'Histoire, le Collectif, l'Autre. Et Baldwin et Marx incitent à cela. Et ce n'est pas pour rien que j'insiste sur le fait que ce sont trois jeunes qui décident de prendre le monde à bras le corps. Et qui n'hésitent pas un seul instant. Et qui s'arment pour le faire. Et en effet, cela donne du courage, cela donne une autre grandeur à la vie. Que la vie ne peut pas être ce petit confort individuel. On ne peut pas vivre qu'avec des besoins strictement individuels; on a besoin du collectif, on a besoin d'une famille, d'une société, d'une culture dans laquelle on se retrouve sans aliéner les autres.
On voulait une histoire mais aussi le mode de fonctionnement de cette histoire. Et c'est ça l'apprentissage et j'espère que c'est ce qu'on va aussi retenir. De même que le lien avec notre époque. Sans être passéiste, quand j'étais à l'université, j'avais des parcelles de temps pour penser, pour prendre du recul… Aujourd'hui, nous sommes dans une accélération permanente. Les marchands ont gagné, nous sommes de parfaits consommateurs, la marchandise est au centre. Marx qui a écrit : « Dans le capitalisme, même les relations humains deviennent des relations de marchandises. » Et notre époque illustre parfaitement ces rapports-là. Même le rapport avec votre partenaire devient un rapport d'échange, de marchandise, de négociation. Nos consciences sont devenues des marchandises.
J'espère que le film va aider à faire comprendre la complexité du monde et qu'il n'y aucune raison d'avoir peur de la complexité. C'est à nous de trouver des réponses car personne ne va les trouver à notre place. Savoir quel rôle on joue dans cette société, car chacun joue un rôle, nous appartenons à une classe bien définie et il faut questionner le rôle que nous jouons dans cette classe.

C. : Et comment la remettre en question ?
R.P. : L'analyser et voir dans quelle direction on veut aller. Tout changement demandera un accord avec une majorité d'entre nous. C'est le prix à payer pour la démocratie. Il n'y aura pas de gourou qui viendra nous sauver.

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