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Rencontre avec Sarah Moon pour la sortie de Celui qui sait saura qui je suis

Publié le 17/10/2017 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Le filmeur arrosé

 

Un jour, Sarah Moon rencontre Andrii Fedosov. L'une est réalisatrice en Belgique, l'autre est défenseur des droits de l'homme en Ukraine. L'une veut voir et l'autre veut être vu. Un documentaire va naître, mais il avorte. Le personnage en demande trop, la cinéaste ne veut plus suivre. Trois ans plus tard, Sarah apprend la mort d'Andrii. Une mort énigmatique qui pousse la réalisatrice à reprendre le travail qu'elle avait laissé, des questions plein la tête : qui est en réalité Andrii Fedosov ? Est-il vraiment mort ? Si oui, est-ce la caméra qui l'a tué ? Entre enquête policière et thriller psychologique, Celui qui sait saura qui je suis interroge sur l'expérience cinématographique en tant que telle, sur le rôle du documentariste, sur les masques que chacun de nous revêt pour supporter son existence.

Sarah Moon : Ce film est né d'une rencontre à un festival de cinéma en Ukraine. Je venais de présenter le film En cas de dépressurisation, un film sur le handicap de mon fils. Après la projection, un homme m'attend, il est petit, il se tient sur une canne et il se présente, Andrii Fedosov. Il me dit: "Je suis épileptique, comme votre fils. Savez-vous qu'ici, en Ukraine, on met les épileptiques dans des hôpitaux psychiatriques, on ne leur donne pas de médicaments, on leur tape dessus". Et il me dit: "Faites un film sur ce sujet, venez avec moi, je vais vous montrer. Je suis défenseur des personnes handicapées ici, en Ukraine, et je vais vous montrer l'envers du décor". Je me suis dit que je devais accepter, que j'allais enfin faire un film qui allait changer les choses, que c'était un vrai sujet. Je me suis vue comme une vraie journaliste d'investigation qui allait pouvoir faire un vrai reportage. Mais, en réalité, je n'avais ni les moyens ni l'étoffe de me poser en tant que grande journaliste. Et Andrii avait-il vraiment le bagage nécessaire pour se poser en tant que vrai journaliste, je n'en suis pas sûre. En tout cas, j'ai commencé à le filmer et plus je le filmais, plus il lui arrivait des aventures rocambolesques. Je le quittais le soir et pendant la nuit le KGB l'appelait, on avait essayé de le battre, on a essayé de voler les rushes. Donc, sous ma caméra, ce personnage de documentaire devenait un héros de fiction.

Cinergie : C'est lui qui a inventé toutes ces péripéties ou étaient-elles réelles ? £
S.M.: On ne le saura jamais. On ne saura pas si Andrii était un mythomane ou s'il vivait réellement toutes ces aventures. J'ai quand même ma petite idée là-dessus. Je pense qu'Andrii a effectivement aimé mettre de la fiction dans sa réalité, mais comme nous le faisons tous peut-être, et c'est là que c'est intéressant. C'est là que ce film pose une question cruciale, à savoir comment fait-on pour tenir le coup dans notre quotidien, dans notre réalité ? Est-ce que ce n'est pas aussi en s'inventant autre ? Ne le fait-on pas pour être au monde, pour combler notre vide intérieur ? En tout cas, moi, oui. C'est en faisant des films, et en utilisant mon imagination. Peut-être que pour Andrii, c'est en utilisant le masque et en menant tout le monde en bateau.

Sarah MoonC. : Tu lui voues quand même une grande admiration, une sorte de fascination ?
S.M.: Effectivement, plus je filmais Andrii, plus il devenait fascinant. C'est quelqu'un qui n'a jamais vraiment eu d'instruction, il venait d'une petite ville en Ukraine, il a réussi à gruger Amnesty International, le conseil de l'Europe, le gouvernement français (puisqu'il a obtenu l'asile en trois semaines), Human Rights Watch, Front Line qui est une ONG qui s'occupe des droits des défenseurs des droits de l'homme et une naïve petite cinéaste belge ! C'est un personnage à la "catch me if you can". Il n'a pas eu peur de jouer le tout pour le tout et il n'avait jamais peur du coup suivant qu'il allait jouer, il relançait les dés à chaque fois et cela lui a assez bien réussi jusqu'à ce qu'il se rende compte qu'il était un peu empêtré dans ses mensonges et qu'il n'avait pas d'autre choix que de disparaître.

C. : Ce qui est intéressant dans ce film, c'est lui, mais c'est aussi sa difficulté de vivre au quotidien et, comme tu dis, chacun s'invente des béquilles pour s'aider à marcher dans la vie. On se rend compte qu'il y a plein de gens malades qui nous entourent. Chacun trouve un peu sa manière de pouvoir s'en sortir. Mais, pourquoi as-tu fait ce film ? C'est ton propre regard de cinéaste que tu remets en question maintenant.
S.M. : Que se passe-t-il lorsqu'on se lance dans la fabrication d'un film documentaire ? De quelle fabrication s'agit-il ? Quel est l'enjeu ? Qu'est-ce qui se cache à l’envers du décor ? Est-ce que ça se passe toujours bien ? Entre le filmeur et le filmé, qui manipule qui ? Pourquoi fait-on nos films ? Est-ce que c'est nous qui choisissons nos sujets, nos personnages ? Ou est-ce que ce sont nos personnages qui nous voient et nous capturent ? Pourquoi choisit-on quelqu'un et pourquoi est-ce qu'on se dit que cette personne va porter nos valeurs de cinéaste, d'humain ? Que projette t-on sur les autres ? Je pense que nous sommes tous des machines à projeter et que nous projetons tous des choses les uns sur les autres, que ce soient nos amis, nos amoureux, ou nous-mêmes. Et, en tant que cinéaste, je pense qu'on est encore plus de grosses machines à projeter et qu'on projette sur nos personnages. Finalement, est-ce qu'on veut vraiment les voir comme ils sont ou est-ce qu'ils sont des toiles blanches sur lesquelles on se dit qu'on voit un film ? Je ne sais pas. Mais, dans ce film, j'interroge le cinéma, mon geste de documentariste. Est-ce que ce n'est pas à cause de moi qu'Andrii a disparu, est-ce que c'est ma caméra qui l'a poussé à inventer de plus en plus de choses ? Est-ce que ce n'est pas ma caméra qui l'a rendu acteur ? Ce sont des questions que je soulève dans ce film. Quelle responsabilité a-t-on quand on filme quelqu'un ? Car filmer quelqu'un n'est pas anodin. 

C. : Mais, c'est quand même Andrii qui t'a sollicitée pour faire ce film.
S.M. : Quand moi, en tant que documentariste, j'ai rencontré Andrii qui est devenu mon personnage, c'était une rencontre entre deux malentendus. Il m'a vue comme une super journaliste qui allait pouvoir le sauver et moi, je l'ai vu comme un super défenseur des droits de l'homme. Chacun a projeté sur l'autre une visibilité et des compétences que l'autre n'avait pas. Donc, ce film a commencé sur un malentendu. C'est une débrouille qui rencontre une autre débrouille. Je trouve cela intéressant car dans les festivals de documentaires, on entend peu les documentaristes raconter l'envers du décor sur leurs films. Souvent, on entend que tout s'est bien passé, qu'il y a une grande réciprocité avec le personnage, mais on sait que ce n'est pas vrai. C'est comme en amour, les choses se défont. À un moment, on aime terriblement notre personnage qui peut nous énerver aussi terriblement. Pourquoi ne peut-on pas dire ça ? Pourquoi faire toujours semblant que tout s'est bien passé ?

C. : Et quid de ton sujet initial ? La situation des hôpitaux psychiatriques en Ukraine ?
S.M. : C'est évidemment un sujet qui m'intéresse prodigieusement, que ce soit en Ukraine ou ici. En Ukraine, on sait que les droits de l'homme et les droits des personnes handicapées et hospitalisées en psychiatrie sont bafouées, comme ici. J'ai un enfant qui a un handicap et qui a moins de 70% de Q.I. et, en Belgique, les séances de logopédie ne sont pas remboursées car on considère qu'il n'est pas assez intelligent pour bien apprendre à écrire. Ce sujet m'a permis de rencontrer Andrii et finalement, cela m'intéresse plus que des généralités sur la vie des personnes handicapées dans un pays. Évidemment, il y a une grande inégalité entre les riches et les pauvres. J'ai réalisé un film qui s'intitule Le Complexe du kangourou. Ce film est énormément vu et je suis souvent invitée en Russie pour le montrer. J'ai découvert de supers écoles pour enfants autistes à Moscou qui sont des écoles bien plus avancées que les nôtres, mais qui sont privées. Ici, en Belgique, quand une famille pauvre élève un enfant handicapé, elle n'a rien à envier à la Russie. La situation est dramatique. Mon sujet premier, aller voir les hôpitaux psychiatriques en Russie, a dévié vers Andrii. Et, c'est vrai que je ne compte pas faire un film sur ce sujet maintenant. Andrii m'a appris plus de choses sur ce qu'est la vie d'une personne épileptique en Ukraine. On comprend pourquoi Andrii invente toutes ces choses, on comprend de quel terreau il vient, on comprend le premier regard qui lui a manqué et c'est ce regard manquant qui l'a rendu dépendant de tous les regards du monde et de ma caméra.
Tous mes films parlent de la condition de la mère. Je trouve que le lien filial mère-enfant était le lien le plus beau mais aussi le plus dangereux qui puisse être. Quand j'entends qu'une maman a tué ses enfants, je pleure parce que je trouve cela terrible, mais en même temps tellement compréhensible. Ce n'est pas facile d'être mère et ce n'est pas facile d'avoir une mère. Et, je suis certaine que cela peut créer des blessures assez profondes comme on voit dans mon film qui parle aussi de ce lien filial entre un fils et sa mère.

C. : Tu veux souvent montrer la fragilité, l'humanité dans tes films.
S.M. : Et montrer aussi ce qui se passe derrière le masque. Qu'y a-t-il derrière un masque de menteur ? Les gens sont fâchés, ils n'ont aucune empathie pour ce mec, c'est un salopard. Mais, finalement, en voyageant en Ukraine, j'ai compris ce qu'il y avait derrière ce masque de menteur. Il y avait des choses dramatiques : Andrei était homosexuel, il n'avait pas été reconnu par sa mère, il avait été battu par sa grand-mère et il n'en avait jamais parlé. Est-ce que ce n'est pas avec nos mises en scène qu'on cache nos choses les plus vraies. Et, ça, c'est quelque chose qui m'intéresse : comment, avec nos masques, cache-t-on nos plus grandes failles ?

C. : Il ne t'en avait pas parlé à toi ?
S.M. : Non, jamais. J'ai découvert, en allant dans sa famille, l'ampleur de la difficulté du début de sa vie. Je lui tire mon chapeau car quand je vois d'où il vient, il a réussi à nous embobiner tous avec panache donc, franchement, bravo. C'est un vrai artiste. Il n'a pas utilisé le théâtre, le cinéma, la littérature pour se raconter. Il a utilisé des mises en scène de la vie et on faisait tous partie de son scénario. Il a mis en scène sa vie car il venait d'une vie tellement minable qu'il s'est fait lui-même roi. Et, comme le dit un des personnages dans le film, pour être roi, il ne faut rien, il faut juste se poser soi-même en tant que roi, adopter la posture du roi, mais il ne faut pas de preuve.
Cela se fait déjà beaucoup à travers les réseaux sociaux. On se présente comme on a envie de se présenter. Je continue à recevoir de petits signes d'Andrii. J'ai reçu un mail d'une plateforme de rencontre qui m'annonçait qu'un certain Andrii Fedosov voulait parler avec moi. Quand j'ai tenté d'entrer dans le système avec un ami hacker, on n'y est pas parvenu mais c'est quand même extraordinaire. C'est une histoire qui continue à me hanter.

Sarah MoonC. : Tu avais commencé à filmer, tu as gardé ces images puis tu en as fait un film. Qu'est-ce qui t'a poussée à ressortir ces images pour en faire un film ?
S.M. : J'avais un grand-père producteur de cinéma qui m'avait dit que je ne devais jamais laisser un film inachevé. Dans le cas de ce film, plus je filmais Andrii, plus il lui arrivait des choses, plus il se positionnait comme une star. Et, cela m'a énervé car ce personnage de documentaire devenait un héros de fiction. Donc, j'ai arrêté de le filmer et silence radio pendant trois ans lorsque j'ai reçu un mail d'Amnesty International m'annonçant sa mort. Je me rends à son enterrement et je me rends compte qu'il était mort deux mois plus tôt et qu'on l'enterrait seulement deux mois plus tard. J'ai commencé à faire une enquête pour savoir s'il était vraiment mort, pour savoir où il était. Là, le film recommence. Les rushes étaient restés chez moi et ces rushes m'appelaient, ils me regardaient, ils me poussaient à finir le film que j'avais commencé trois ans plus tôt. C'est terrible car je me suis souvent dit que ce n'était qu'à la mort d'Andrii que je terminerais ce film, sans lui, même si je ne suis pas du tout sûre qu'il soit mort. J'ai enterré quelqu'un deux mois après, personne ne l'a vu, tout le monde se pose des questions et personne ne croit en sa mort. Je sais que ce n'est pas important mais ce qui me fascine, c'est que dans cette société d’hyper traçabilité, on peut disparaître... Cela me rassure car je me dis que je pourrais aussi faire une fugue de ma vie !
Je m'attends, comme toutes les personnes interviewées dans le film, à le voir débarquer lors d'une Première puisqu'il adorait être dans la lumière. D'ailleurs, certains de mes amis m'ont dit l'avoir vu à Paris, à Kiev, à Uccle.

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