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Rencontre avec une réalisatrice qui n’a peur de rien - Julia Ducournau

Publié le 15/03/2017 par Edith Mahieux / Catégorie: Entrevue

Il manquait un décor essentiel au tournage de Grave, le premier long-métrage de la jeune scénariste et réalisatrice française Julia Ducournau. La Belgique semblait correspondre au projet, mais était-ce une nécessité ou une simple facilité découlant du Tax Shelter ? La légende raconte que Philippe Reynaert, peu intéressé au premier abord par le film, aurait été immédiatement séduit par la personnalité de la plume qui se cachait derrière. Quoiqu’il en soit, Julia Ducournau a su défendre son film, et convaincre la Belgique de travailler avec elle. Le résultat est plus qu’à la hauteur des attentes : présenté à la Semaine de la Critique, Grave a été l’une des révélations de la Croisette. Rencontre avec une réalisatrice qui ne mâche pas ses mots.

Grave de Julia Ducournau

 

Cinergie: Ton film a été entièrement tourné à Liège. Peux-tu nous raconter quand a débuté la collaboration avec la Belgique ?
Julia Ducournau : C’était chez Frontières [marché de coproduction internationale]. Une troisième version du scénario avait été sélectionnée par le marché. J’avais écrit le scénario en situant le film dans un campus qui n’existe pas. Du coup, on n’avait encore aucun décor à cette étape. Il fallait absolument que ce soit une école vétérinaire parce qu’on devait travailler avec des animaux morts et vivants et qu’ils devaient être à disposition. Or, toutes les écoles véto françaises - j’avais regardé sur Internet - sont à l’ancienne. Ce ne sont pas des grands campus à l’américaine, on n’a pas cela en France. Alors, à Frontières, on voit beaucoup de gens, et à chaque fois, ils nous demandent où nous en sommes, si nous avons trouvé des décors etc., et à chaque fois, on dit la même chose, qu’on n’en trouve pas. Quand Jean-Yves [de Frakas production] nous pose la même question que tout le monde et nous demande à quoi ressemble ce que l’on cherche, je lui décris le décor et là, il me répond qu’il a ça chez lui ! Je n’avais jamais vu de campus belge avant et je n’avais pas fait de recherches. Il me montre sur Internet le campus de Liège, et je n’en reviens pas. Ce que j’avais mis dans le scénario était extrêmement précis, en terme de description: l’architecture années 70, un peu passée, un campus à échelle humaine mais avec de la verdure, un peu de forêt, des animaux qui se baladent au milieu et un très grand terre-plein; et c’est exactement ce que j’avais sous les yeux!

 

C.: As-tu réécrit l’univers du bizutage après avoir trouvé le campus de l’université de Liège? On s’y croirait !
J.D. : Non, pas du tout, c’est cela qui est complétement fou. Le film s’est toujours passé pendant un bizutage, il y en a en France aussi. D’ailleurs, cela s’appelle bizutage et non baptême. J’ai écrit une histoire située dans un lieu que j’ai imaginé, sans faire de références visuelles ou culturelles. Quand ensuite, Jean-Yves nous a demandé de quoi parlait notre film, je lui dis qu’il y avait un bizutage, et il m’a répondu : « Cela aussi on l’a chez nous. » Je ne savais même pas que cela existait aussi en Belgique. Le bizutage est très gentil dans le film par rapport à ce que j’ai vu. J’ai un peu réadapté le récit quand même : le chant des vétérans au début du film est belge. Les autres, c’est moi qui les ai écrits. Quant aux costumes et aux décors, l’équipe a fait un travail colossal. Les guindailles ont été reconstituées exprès pour le film. Imaginez ce que cela représente : ce ne sont pas des guindailles organisées ! Les dessins, en arrière plan, sont très précis. Quant aux figurants, certains sont du campus, d’autres non. Je ne sais pas quel est le ratio. Au début, les étudiants n’étaient pas très contents de nous voir débarquer. On était en train d’installer un décor, quand j’ai entendu des élèves qui se plaignaient qu’on fasse un film sur le bizutage, alors que le film n’est pas du tout là-dessus ! Je n’ai pas d’opinion sur le sujet, je ne l’utilise que comme un contexte. Je ne juge pas. Les dérèglements que mon personnage principal subit, que ce soit au bizutage ou au restoroute, c’est le même problème. C’est un décor pour moi, montrer une loi péremptoire qui s’impose et nous dit, « il faut que tu sois comme si, il faut que tu sois comme ça. 

 

C. : Oui, il y a déjà un cadre de loi avec la famille qui lui impose de ne pas manger de viande, le bizutage apparaît comme un reflet.
J.D. : Tout à fait, j’ai créé le bizutage pour qu’il soit le relais de la famille dans un autre environnement, un environnement auquel elle n’arrive pas à dire non tout de suite.

 

Grave de Julia Ducournau

 

C. : Concernant la famille, la présence de Laurent Lucas, le père de Justine, fait référence pour un amateur de cinéma belge à Alléluia de Fabrice du Welz. Est-ce voulu ?
J.D. : Pas du tout. Ce n’est pas par ce biais-là que je suis entrée en contact avec lui. Je sais que Laurent a des affinités pour le film de genre - j’avais bien aimé Alléluia - mais c’est surtout quelqu’un qui a joué dans Tirésia de Bertrand Bonello, et Bertrand Bonnello est un ami à moi. J’avais adoré Tirésia, je trouve que c’est un film merveilleux, et je me rappelais de Laurent dedans, de son visage etc. En plus, Bertrand ne m’en avait dit que du bien. Au début, c’était Bertrand lui-même qui devait jouer le père dans Grave, mais il n’a pas pu car il réalisait un opéra à Paris. Je voulais prendre la même famille car je voulais un film où je me sente à l’aise, alors je trouvais que c’était bien de travailler avec cet acteur qui est très proche de Bertrand. Il est incroyable, notamment dans ses silences. Je ne sais plus qui a dit ça, mais c’est vrai : « On reconnaît les bons acteurs à leur silence », et Laurent a des silences remarquables de finesse, d’intelligence et de force. À la fin du film, il me fait pleurer.

 

C. : Ton film démontre qu’il n’y a pas de genre défini, ni dans la sexualité, ni dans le langage cinématographique. Est-ce-que, dès tes premiers films qui abordent aussi la thématique de la transformation du corps, il y avait déjà de l’horreur ?
J.D. : Pour moi, Grave n’est pas du tout un film d’horreur. C’est une tragédie. Le début est clairement genré, même à l’étalonnage, mais ce pourrait être aussi le début d’un thriller. Ce n’est pas le début d’Halloween ! J’adore les films d’horreur, j’en regarde quasiment tous les soirs pour m’endormir : d’autant plus que depuis que j’ai vu l’envers du décor, il m’en faut beaucoup plus qu’avant pour être choquée. Pour moi, un bon film d’horreur, c’est un film qui doit me faire peur. Si je n’ai pas peur, je trouve que c’est de l’arnaque. Je n’ai jamais écrit Grave pour que les gens aient peur. Ce n’est pas le sentiment que je veux susciter dans mon film. Je veux susciter de l’empathie, le sentiment d’être dérangé, du dégoût, je veux que les gens aient mal dans le ventre, je veux que les gens pleurent à la fin, je veux que les gens rient, mais je ne veux pas que les gens aient peur. Pour moi, montrer des images gores ne relève pas de l’horreur. C’est peut-être une histoire d’utilisation de langage, mais je pense quand même que l’horreur est quelque chose de très particulier, où tu dois sursauter sur ton siège.

 

C. : N’as-tu quand même pas peur qu’on te catalogue là-dedans ?
J.D. : Si, justement. De toute façon, j’ai peur qu’on me catalogue tout court. Je déteste ça et malheureusement, on va être obligé de le faire parce que pour vendre un film, il faut bien dire aux gens ce que c’est, mais que j’essaie autant que possible d’échapper à toutes les cases du monde. Je ne supporte pas ça, ça m’angoisse profondément. Je dirais que c’est une comédie-drame avec des scènes gores.

 

C. : Et en ce qui concerne tes projets futurs, comptes-tu continuer à faire des films sur la transformation du corps et à retourner le ventre de tes spectateurs ?

J.D. : Le deuxième est en cours, c’est autour d’une femme serial-killeuse. Ce sera probablement dans la même veine, mais mon but est de toujours décaler la morale d’un cran. C’est cela qui m’intéresse. Jusqu’au jour où je ne pourrai plus arriver plus loin, et où je vais faire un rejet et où les gens vont rejeter ce que je fais. J’essaie de pousser le bouchon un peu plus loin à chaque fois. Quand cela aura craqué, je ferai des films d’amour.

 

Grave de Julia Ducournau

 

C. : Cela pourrait être un peu la même chose quand même alors… D’ailleurs, en parlant d’amour, on ne s’attend pas à une telle solidarité entre sœurs à la fin, avec tous les coups de grâce qu’elles s’infligent.
J.D : Ce sont les liens du sang. Ta sœur reste ta sœur. Tu as beau lui bouffer la gueule, elle reste ta sœur. Et puis, Justine, la plus jeune, n’est pas un animal. Dans tout le film, elle ne tue jamais. C’est à elle qu’elle fait du mal à la place. Sa sœur, c’est tout l’inverse. Elle fait du mal à tout le monde, elle n’a aucun carcan moral. Elle ne s’est pas créée une identité propre en dehors du déterminisme familial. Alors que elle, si. C’est cela la différence entre les deux, c’est pour cela qu’il y a en a une qui est mon antagoniste et l’autre mon personnage principal. Mon personnage principal, elle lui montre qu’elle n’est pas comme elle, qu’elle est quelqu’un à part, en dehors de ce déterminisme, qu’elle le subit mais qu’elle se bat et peut se créer son identité propre.

 

C. : Et le travail avec Garance ? Comment aborde t-on ce genre de sujets avec une jeune femme qui, elle aussi, vit la transformation de son corps ?
J.D. : Garance a joué dans tous mes films! Je la connais depuis qu’elle a 12 ans. Elle a joué dans Junior et dans Mange. C’est comme ma petite sœur, on parle de tout. On n’a aucun problème, et on est très à l’aise sur toutes les questions. En ce qui concerne les scènes de sexe par exemple, j’ai une manière d’aborder ces scènes qui rassure toujours les acteurs : je les dirige beaucoup. Du coup, tout est très chorégraphié. Pour le son, c’est un enfer, mais c’est bien à l’image car ils font vraiment du mieux qu’ils peuvent mais sans gène. Je leur montrais même les positions, mais en jean, bien sûr !

 

C. : Mais en dehors des scènes de sexe, il n’est pas toujours évident d’être une femme à l’aise avec son corps à l’âge de Justine et de Garance…
J.D. : C’est là où il faut prendre la bonne actrice et où le casting est très important. Je sais que Garance est quelqu’un qui a une maturité folle, une jeune fille très intelligente qui est bien dans sa peau et qui n’a aucun problème particulier sur le sujet. Rabbah aussi a pris beaucoup de risques en prenant le rôle d’Adrien. Ce ne sont pas les rôles qu’on lui donne d’habitude, et justement, il m’a dit qu’il était très content qu’on lui propose autre chose qu’un rôle de dealer. Il a apprécié le fait de pouvoir se mettre dans la peau de quelqu’un avec une sexualité différente. Il est tourné vers une vraie curiosité, et c’est à cela que tu reconnais les vrais acteurs.

 

Grave de Julia Ducournau

C. : Oui, c’est aussi un très beau personnage d’homme.
J.D. : J’adore ce personnage, c’est celui que j’ai eu le plus de facilité à écrire car mon empathie était incroyable. D’ailleurs la fin est horrible, on n’a pas envie que cela lui arrive mais il le fallait. Cela me brise le cœur.

 

C. : Un dernier mot sur la collaboration avec Ruben Impens ?
J.D. : À partir du moment où on a su qu’on allait tourner en Belgique car le décor avait été validé, j’ai fait un casting de chef opérateur. Avec Ruben, j’ai tout de suite senti qu’on avait les mêmes ambitions. Quand on s’est mis à parler, c’est allé très vite. Les idées sont venues très rapidement, on était raccord. Il est aussi exigeant que moi, et franchement, il faut le faire !

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