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Rond est le monde d'Olivier Dekegel

Publié le 15/12/2013 par / Catégorie: Critique

« Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement, monsieur frère Soleil, lequel est le jour, et par lui tu nous illumines. Et il est beau et rayonnant avec grande splendeur, de toi, Très-Haut, il porte signification. » Cantique des Créatures, Saint François d’Assise.

Rond est le monde de Olivier DekegelAprès Gnawa, prix Henri Storck du festival Filmer à tout prix 2011, voici Rond est le monde, documentaire détonant dans la production cinématographique. Fidèle au Super 8, à l'image de sa série de courts portraits d'artistes et cinéastes tels que Jonas Mekas, Stephen Dwoskin ou Eve Libertine, Olivier Dekegel s'ancre dans un cinéma loin d'une image numérique bien souvent aseptisée, offrant un grain dense et une lumière éclatante. Un acte fort, qui apparaît comme une gageure au vu des difficultés à surmonter, de la production aux problèmes techniques sur le tournage ou au développement. Il nous propose un autre rapport à l'image, héritier d'une longue tradition du cinéma expérimental, qui induit une relation mécanique, manuelle, imposant une esthétique incomparable.
Olivier Dekegel s'ouvre à la matière du monde, caméra super 8 au poing. Le fil est ténu, nous suivons les traces du cinéaste et d'une ânesse au fil des saisons, d'un hiver à l'autre. Ce couple sillonne, dans un paysage indifférencié, les massifs de Corse, des Cévennes, des Pyrénées ou des Hautes Fagnes, englobant et confondant ces territoires dans une marche incessante. Ronde des images. Dès l'ouverture, nous sommes littéralement plongés au cœur de la matière, celle du monde sensible, virevoltant dans les remous et cascades d'une eau cristalline.
S'y ajoute la matière même de l'image, son grain, qui vient sublimer ces paysages bruts. Le cinéaste traque, fouille, gratte pour saisir cette vie fourmillante. La caméra balbutie comme ce monde originel, glisse d'un ciel déchaîné à une nappe d'insectes illuminés, de l'immuable au vivant, du mouvement au statique. C'est par le montage que le film devient fluide et cohérent, par un travail minutieux de surimpression que les forces telluriques se rencontrent et s'additionnent pour se fondre dans une poésie élégiaque, évoquant, de façon lumineuse, le cinéaste arménien Artavazd Pelechian. Tout au long du film se distille cette construction poétique dans l'enchaînement des saisons qui se déploient sous le pas et le regard de notre duo mythologique. Au soleil, succède la pluie, aux bourgeons, les feuilles mortes, au brasier du soleil, la brume envahissante, puis les premières neiges. Ronde infinie et solitaire, où les rares pauses sont, le temps d'une rencontre fortuite ou d'un repas frugal, boîte de sardines et de pellicules se côtoyant.

Sens en alerte donc, œil à l'affût de la lumière qui se diffuse et se réfléchit sur toutes surfaces, y compris les visages des hommes et femmes qu'il croise. Ainsi, le film est ponctué de ces instants que le cinéaste n'étaye pas. Bien au contraire, il filme maints paysans, bergers, travailleurs de cette rude terre dans un parti-pris radical. Nul commentaire, ni explication, encore moins de narration à l'œuvre, juste un découpage épuré, caméra fixe sur ces visages ridés, marqués par la vie en plein air, durs et rayonnants comme les monts alentours.
À l'inverse de l'autre filmé dans sa frontalité, répondent en écho des plans fragmentés d'auto-portraits qui jalonnent le film, lorsqu'Olivier Dekegel pose sa caméra pour filmer l'âne et entre dans le cadre, se saisissant comme corps morcelé. Il se dévoile peu à peu, jusqu'à cette sublime dernière image où, sous une tempête de neige, l'opérateur déclenche sa caméra, lui tourne le dos et s'enfonce sous les arbres jusqu'à disparaître dans la brume, figure évanescente au pas lourd. Et puisque le monde est rond, il lui suffit d'en faire le tour pour venir éteindre l'appareil...
« Avec quoi les sources inépuisables alimentent-elles les mers et les fleuves au cours lointain ? Et de quoi se repaît le feu des astres ? Car si tout était périssable, tant de siècles écoulés jusqu'à nous devraient avoir tout dévoré; mais puisque dans l'immense durée des âges, il y a toujours eu de quoi réparer les pertes de la nature, il faut que la matière soit immortelle, et que rien ne tombe dans le néant. » De la nature des choses, Lucrèce [1,230] 

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