Cinergie.be

Rundskop / Tête de bœuf de Michaël R. Roskam

Publié le 04/02/2011 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Je vais vous raconter une histoire de scorpions. Le scorpion voulait traverser une rivière et il demanda à la grenouille de le transporter. "Non, répondit la grenouille, non, très peu pour moi. Si je te prends sur mon dos, tu me piqueras et la piqûre du scorpion est mortelle. - Voyons, où est la logique dans tout cela ? dit le scorpion, qui est un animal très logique. Si je te pique, tu mourras, et je me noierai avec toi." Alors, convaincue, la grenouille prit le scorpion sur son dos. Au beau milieu de la rivière, elle sentit une douleur atroce, et comprit que le scorpion l'avait piquée. Elle commença à couler, entraînant le scorpion avec elle, et s'écria : " Où est la logique dans tout cela ? - Je sais bien, dit le scorpion, mais que veux-tu, je ne peux pas m'en empêcher... c'est ma nature qui veut ça."

Cette histoire pourrait être, selon Michaël R. Roskam, le prologue de Tête de bœuf, son premier long métrage. Le réalisateur envisage sa philosophie de la manière suivante : l’homme est une espèce qui veut fondamentalement faire le Bien mais, une fois sur deux, ses intentions premières n’aboutissent qu’à de mauvais résultats envers lui-même ou envers les autres. L’homme est confronté à deux types d’impotence : comme la grenouille, il ne peut se défendre contre des forces extérieures et, comme le scorpion, il ne peut aller à l’encontre de sa nature. Grâce à ce film, le réalisateur veut exposer le spectateur à une réalité brutale qui serait susceptible de le soulager. La question du langage occupe une place de premier ordre dans Tête de bœuf. Lorsque l’on est confronté, au sein d’un même pays, à plusieurs langues officielles, on peut soit opter pour le conflit, soit pour la coopération, option prônée par le réalisateur d’origine wallonne. Le personnage principal, Jacky, est handicapé, d’une part, par sa maladresse et, d’autre part, par cette barrière linguistique lorsqu’il rencontre Lucia, la liégeoise. Il tente de s’exprimer en français, mais n’y parvient pas et, pour se rassurer, il parle néerlandais, langue que Lucia ne comprend pas. Selon le réalisateur, le rôle du langage est non négligeable dans les relations amicales ou conflictuelles entre les êtres humains. Le réalisateur n’hésite pas à caricaturer la situation, puisque tous les personnages, mis à part la présentatrice du journal télévisé qui s’exprime en néerlandais standard, utilisent des patois. Les accents fusent et la compréhension est menacée tant au niveau des personnages qu’au niveau des spectateurs. La famille de Jacky parle un patois que seuls les trudonnaires (habitants de Saint-Trond) comprennent, c’est-à-dire approximativement 25.000 personnes et Diederik parle un patois de Flandre occidentale inaccessible aux limbourgeois. Pour faire face à cette diversité linguistique et ces régionalismes, Tête de bœuf a dû être sous-titré pour être accessible au public flamand.

Matthias Schoenaerts dans Tête de bœuf de Michaël R. RoskamPour réaliser Tête de Bœuf, Michaël Roskam a dû s’informer minutieusement sur le monde de la mafia. Il n’a guère effectué ce travail de recherche pour ses premiers courts métrages car, et il cite Scorsese, « Quand vous commencez, parlez des choses que vous connaissez » afin de faire ressurgir un instinct primitif qui permettra progressivement d’acquérir une expérience. La réalisation de Tête de bœuf réside dans la discussion et la remise en question et ce, lors de toutes les étapes de travail. En attente de moyens financiers, il a pu se pencher sur le scénario pendant trois ans, ce qui lui a valu 22 versions différentes. La première version a été conçue à Amsterdam, lors d’une master class de cinq mois. C’est là que le réalisateur a perçu l’importance de confronter ses idées et d’accepter la critique. Il a procédé de la même façon avec Nicolas Karakatsanis, son chef opérateur, et avec Raf Keunen pour la musique, ce qui a permis d’établir une belle complicité entre les membres de l’équipe et de construire le film étape par étape. En ce qui concerne Matthias Schoenaerts, l’acteur qui incarne le personnage principal, Michaël Roskam l’a choisi pour son aspect athlétique et son regard plein de sensibilité. Il voulait montrer, à travers ce personnage, un être faible et fragile qui porte un poids émotionnel et psychologique sur ses épaules. Les débuts de Michaël Roskam dans le cinéma n’ont pas coulé de source. Au départ, son ambition était de devenir auteur de bandes dessinées. Il passe alors par le graphisme pendant deux ans, mais la liberté de penser et de créer le pousse à rejoindre l’école de peinture où il obtient son diplôme. Après une dizaine d’années de vagabondage, il entre dans le cinéma par hasard alors qu’il projetait de réaliser un court métrage avec quelques copains.Matthias Schoenaerts dans Tête de bœuf de Michaël R. Roskam Pour ce faire, il demande à un de ses amis, issu du milieu du cinéma, de lui prêter une caméra. Cet ami lui conseille alors de constituer un dossier avec note d’intention, script, story-board.  Grâce à un dossier extrêmement détaillé, le projet est subsidié : Haun sort en 2002.  Il a trouvé sa voie : le cinéma, cet art qui lui permet d’écrire, de raconter des histoires, de dessiner, de manipuler la photographie, la musique, de travailler collectivement. Pour lui, faire un film, c’est « comme passer dans tous les arts du monde » et être réalisateur, c’est se transformer en homme universel. Michaël Roskam garde une affinité particulière avec la peinture qu’il ne cesse d’introduire dans son cinéma. Tête de bœuf plonge le spectateur dans une Flandre profonde aux contours irréels, aux paysages méconnus. Pour ce faire, le réalisateur a tenté de créer une Flandre mythologique issue d’une tradition littéraire et picturale ancienne. La région choisie par le réalisateur, sa « Toscane belge » comme il l’appelle, est peuplée de tours d’église, de châteaux d’eau, de pylônes électriques. Tout ce qui est nature dans son film est manipulé par l’homme : il ne présente pas de nature « naturelle ». Parmi ses influences, on retrouve Scorsese, plus particulièrement Raging Bull et Taxi driver, les frères Cohen comme ses « oncles » et Kurosawa et Orson Welles comme ses « grands-pères ». En ce qui concerne la peinture, il cite les maîtres flamands tels que Rubens, Rembrandt et ses clairs-obscurs, Jérôme Bosch, mais aussi Courbet et les naturalistes.
Le réalisateur affirme qu’il voulait raconter une histoire qui existe entre les scènes dans lesquelles il ne se passe pas grand-chose. Selon lui, il est important d’avoir plusieurs niveaux de narration, plusieurs couches, comme en peinture. Le lien avec l’art pictural est au-delà de la simple influence.

D'après les propos du réalisateur.

Tout à propos de: