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SCHIZOPHRENIC CINEMA vs ANEMIC CULTURE

Publié le 15/07/2001 / Catégorie: Dossier

Petit billet d'humeur pour revendiquer une place digne au cinéma de création...

Introduction

Ces six derniers mois, la culture a essuyé de bien dures attaques. Déjà à genoux par un travail de qualité phénoménal réalisé dans la précarité généralisée, le secteur culturel a dû trouver les ressources nécessaires pour lutter contre le mépris du politique, sa logique marchande de gestionnaire et son impuissance totale et affichée à chercher à (re)valoriser la culture. L'absence totale de réelle politique culturelle nous marque dans la chair comme une maladie incurable creuse les joues du mourant.

Politique et culture. Marché et culture. Y a-t-il un mariage heureux possible entre ces termes ?
Et le cinéma dans tout cela, ce secteur schizophrénique par excellence, qui cache derrière un même mot, à la fois un art et une industrie audiovisuelle, peut-il trouver les moyens de se montrer réellement uni derrière une revendication commune, la seule valable, celle de la défense de la culture ?
La gestion de la misère. Est-ce donc tout ce qu'il nous reste à faire jusqu'en 2005, aube de la nouvelle ère de tous les possibles, si l'on en croit le discours des ministres compétents.
On retiendra de ce printemps les grandes batailles de la Cinémathèque et du Théâtre National, deux institutions légendaires qui ont réussi à réunir derrière elles - juste le temps nécessaire diront les cyniques - l'appui d'un secteur culturel uni et indigné. Des moments de lutte et de dialogue vers l'extérieur (et dans le cas du National de débats internes au sein de la profession) dont j'imagine qu'elles sont sorties grandies. Oubliés momentanément les inégalités de traitement, les divergences artistiques, les crises internes, les logiques corporatistes, les susceptibilités, les egos... l'objectif était à chaque fois la survie à long-terme d'un art menacé dans sa chair.

Le théâtre a réussi à poser d'emblée la seule vraie question essentielle. Celle d'une culture qui se débat entre un secteur marchand et un secteur politique visiblement de moins en moins convaincu par le bien fondé des notions de culture et de service public. Aujourd'hui on ne sait plus vraiment si la culture fait partie des projets et des priorités du monde politique.
On a senti avec " l'affaire du National " la valeur ajoutée que peuvent créent ces moments de lutte et de débats : une identité collective, une histoire commune soudainement retrouvées. La dernière soirée du National, sorte d'assemblée libre, était émouvante de dignité. Le cinéma n'a pas encore réussi ce pari là...
Le climat est donc malsain, et les signes de danger sont visibles. Je dois avouez être un peu pessimiste. Je pense que la crise de sens dans laquelle sont entrés la culture et le cinéma en particulier, pourrait bien marquer un tournant irréversible si l'on ne choisit pas ce moment pour trouver ensemble, tous secteurs artistiques confondus, une position et une éthique commune à l'attitude du monde politique. De quelle culture rêve le politique pour la traiter ainsi ? Nous ne pouvons pas accepter que la culture soit toujours ce boulet qu'on traîne, cet invité mal élevé qui gêne à table parce qu'il ne sait pas bien se servir des couverts en argent.
Mise en difficulté par le politique, menacée par l'impunité réservée au marché, la culture doit répondre de manière claire, ferme, sans concessions, et dans un front commun qui unit toutes les disciplines artistiques. Il y va de la survie même de cette notion de culture.

Précarité et marchandise culturelle

Pour souligner la précarité du secteur du cinéma de création, j'avais un jour proposé comme action d'organiser auprès de toute la profession cinématographique une récolte de sang. Le sang de chacun, placé à chaque fois dans une petite fiole étiquetée du nom de son généreux donateur et datée, soigneusement scellée et rangée côte à côte par ordre alphabétique au sein d'un gigantesque cadre de 5m x 5m serait alors offert à la ministre alors en fonction. L'oeuvre, faite du sang versé par la profession aurait été le cadeau parfait : à la fois symbolique, organique et très cinématographique. Un cadeau difficile à refuser, difficile à jeter, aussi encombrant que le cadavre d'un voisin qu'on ne peut, réalistement, simplement enterrer au fond de son jardin. Un cadeau aussi empoisonné que la culture elle-même, qu'on ne peut simplement mettre au musée avec l'étiquette " Cinématographe 1889 - 2000 ". L'idée ne fut (malheureusement) pas retenue mais je reste confiant. Cette précarité est réelle. Palpable tous les jours. Elle est l'oeuvre à la fois de l'ambiguïté du politique face à la culture autant que d'une perverse logique de marché avec laquelle nous sommes tous tentés d'essayer de jongler. J'aimerais souligner que cette précarité ne touche pas seulement le secteur de la production de films. J'en ai assez qu'on considère le cinéma en communauté française uniquement sous l'angle de la production de films de fictions. Le travail de diffusion culturelle auquel sont attachés beaucoup d'associations et distributeurs est gigantesque et vital pour le cinéma.
Il faut que la défense de la diffusion culturelle des oeuvres de cinéma de création soit une priorité, et ce quelle que soit l'origine des films. Si Jacques Ledoux s'était borné à montrer Bossmans et Copenole au Séminaire Ecran des Arts, je doute fort que le Musée du Cinéma aurait par la suite été le berceau de tant et tant d'amoureux du cinéma. Quand j'entends parler d'un projet de salle dédiée aux films belges francophones, je souris. Les films belges doivent pouvoir tenir l'affiche plus longtemps, mais il en est de même pour des pans entiers de cet art aujourd'hui survivant. Le manque d'écrans est flagrant, tant pour le cinéma belge francophone que pour tous les cinémas marginalisés : le cinéma des pays du Sud, le véritable art et essai, le documentaire de création, l'expérimental, le court métrage, le cinéma sans étiquette...
Je redoute la création d'une forteresse du cinéma officiel de notre communauté. Que cette forteresse prenne la forme d'une salle de cinéma ou simplement celle d'un raisonnement, d'une logique de pensée, et nous irions droit à la création d'un " no man's land " culturel d'un nombrilisme écoeurant. Le noeud est là. C'est la notion de culture qui est mise en danger par le marché mais surtout de le lent asservissement du politique à sa logique de fonctionnement et de gestion. Le travail de certaines associations, de certains distributeurs, de certaines salles, de certains festivals est incroyable. Il permet de nous rendre compte de la vitalité d'un secteur de la production cinématographique non-asservi à une industrie audiovisuelle commerciale. Mais ces associations, dernier maillon dans la chaîne du cinéma de création, sont peu soutenues. Il faut le répéter, c'est un choix décisif qui dépasse le cadre strict de la production de cinéma belge francophone. La question est ailleurs. Elle concerne la place de la culture dans notre projet de société. Il faut crier que la culture n'est pas un produit de consommation qui doit être rentable. Que le cinéma, coincé dans la schizophrénie que couvre son histoire - à la fois art de recherche et industrie - ne peut être considéré comme une marchandise. Il existe un cinéma non-commercial, de création, de recherche, de plus faible diffusion qui ne peut pas être soumis aux mêmes logiques, ni dans sa production, ni dans sa diffusion, que les produits cinématographiques commerciaux. Et c'est ce cinéma-là qu'il faut défendre en priorité. Défendre une logique de création artistique libre contre une vision néo-libérale marchande.

 

La notion de collectif

Quelques semaines après le secteur théâtral, une initiative du Collectif 2001 appelait à une mobilisation du secteur ? J'y ai vu une chance pour le cinéma de se mobiliser derrière un cri d'alarme commun. J'ai pensé que ce que le théâtre avait réussi - un mouvement qui oublie ses intérêts particuliers pour se concerter avec l'ensemble des acteurs de la profession -, nous pouvions aussi le faire dans le cinéma. Or, au lieu de plaider pour une revalorisation de tout un secteur, j'ai plutôt entendu parler de tax-shelter et de sous financement de la commission. Ce sont deux points essentiels et cruciaux, j'en conviens, mais ils ne concernent qu'une partie du problème et un fragment du secteur. Il faut, je le répète, trouver une forme de mobilisation qui n'exclut aucune activité du secteur du cinéma de création. Du distributeur, à la salle, aux ateliers, aux écoles, aux réalisateurs, aux producteurs... tout le monde doit être pris en considération. Est-ce parce que le fossé entre l'industrie audiovisuelle et le cinéma de création est trop grand à combler ? Est-ce parce que certains sont restés bloqués dans des logiques de clan ? Je ne sais pas bien, mais notre état d'esprit doit évoluer. Pour arriver à quelque chose dans le secteur du cinéma, il faudra laisser au vestiaire les petites stratégies des uns et des autres, les mesquineries et les egos, les intérêts à court-terme, les alliances tacites, les corporatismes, le régionalisme de certains, les ambiguïtés des autres... Il faudra choisir son camp et oser le dire publiquement. Si nous désirons la survie du cinéma de création et de la culture il faudra que nous agissions en fonction d'un objectif à long-terme commun à l'ensemble de la profession. Le travail du collectif 2001 est un début. Il doit se poursuivre dans l'ouverture et en mettant en avant les préoccupations de TOUT le secteur.

 

Le martyre de la St-Polycarpe

Aujourd'hui 28 juin, c'est la journée cruciale du vote sur les accords du Lambermont/Polycarpe qui va décider (nous dit-on) de la survie de la Communauté française. Mais quel que soit le résultat de ce vote, il faut pouvoir continuer à crier haut et fort l'absence de politique culturelle cohérente et l'absence de volonté affichée de défendre les notions de service public et de culture. Il faut exiger que la culture soit enfin dignement financée au lieu de maintenir stratégiquement ce secteur dans un état de sous-financement et de précarité. La promesse d'un refinancement de la culture en 2004 ou 2005 a été faite, mais elle est intenable. D'abord parce qu'elle prendrait place dans une nouvelle législature et qu'on connaît la valeur des promesses à long terme du politique. Ensuite parce qu'il sera simplement trop tard pour beaucoup d'entre-nous. Nous ne pouvons prendre cette réponse comme une réponse définitive. Nous devons revendiquer un refinancement rapide de la culture.

 

Le Kladarada-cash ou l'histoire d'un duplex avec vue sur la mer

Sur la question du mépris du politique, je voulais quand même vous rappeler cette histoire incroyable. Au fond, je ne sais pas si c'est l'attitude du politique qui me choque le plus ou celle de la profession, passive. Il y a quelques semaines s'est tenue dans l'ex-Kladaradash, ex-magasin Bauchnecht, ex-Cinéma Palace, et futur Théâtre National une petite réception qui aurait dû susciter un émoi plus considérable. L'épisode du rachat avait déjà été particulièrement pénible, celui d'y installer le Théâtre National stupéfiant, mais on allait assister ce soir-là à quelque chose de pire. Il s'agissait d'une réception organisée par les Ministres Hasquin et Miller pour montrer à tout le monde que ce lieu appartenait désormais aux francophones. Miller étant à Cannes pour le festival, un duplex était prévu pour qu'il puisse intervenir. Des navettes de bus entre le Parking 58 (distant de 250 mètres environ) et le Palace étaient organisées. Le carton d'invitation mentionnait quand même en tout petit que la projection d'un film était prévue mais sans nous en renseigner le titre. Je vous passe les détails qu'on m'a rapportés sur le faste du cocktail. Une débauche d'argent invraisemblable. D'après certaines sources et notamment l'intervention publique de Philippe Sireuil au National, cette petite fête aurait coûté 7.000.000 de francs belges pour sa partie belge. 7 millions de FB dépensés en un soir pour un cocktail au nom de la culture. Le plus grave dans tout cela, c'est que tant que nous, secteur culturel vivant dans la précarité, nous acceptons cela, nous en sommes les complices directs.

 

Critique et Cinéma, deux mots à tiroir (caisse)

Je suis assez stupéfait de voir que l'affichage culturel de la ville de Bruxelles a servi à la promotion du " Salon de la voiture de seconde main au Heysel ". Stupéfait mais pas vraiment surpris. Je suis plus surpris de voir le journal Le Soir faire la couverture du Mad avec de grosses productions américaines. J'ai le souvenir d'y avoir vu " Les 101 dalmatiens - Le Film ". Une couverture, deux pages d'articles sur le tournage et une interview de Glen Close, puis en fin de journal un petit article qui nous dit que le film est décevant. C'est un exemple ancien mais cela revient régulièrement.
Il serait bon de cesser de parler de culture, de cinéma pour parler de Pearl Harbour ou Des Visiteurs II. Les Américains l'ont compris. Ils ont deux mots pour le cinéma : movies (l'industrie) et cinema (le 7ème art). Mais, de même manière qu'un article sur Loft Story en couverture du Monde en augmente la vente de 15%, le cinéma commercial fait vendre des agendas culturels. Le plus dramatique, c'est qu'il y aurait une position critique réelle et un discours constructif à tenir autour de films comme Matrix, Terminator ou Independence Day. Ils nous racontent une multitude de choses sur nos sociétés sous influence. Mais personne en Belgique ne le fait. Il y a peut-être un énorme malentendu qui couve. Je ne suis pas naïf, et je sais que ces journaux sont rattrapés par des logiques de rentabilité mais je ne peux m'empêcher de penser que cela déconstruit la notion de culture en y jetant un malentendu. Je rêve de revoir un jour une réelle critique cinématographique en Belgique à la place de ce journalisme de cinéma que nous avons à lire la plupart du temps. Une critique à la liberté rédactionnelle absolue, et dont la mission serait de nous faire (re)découvrir le cinéma, sa diversité, son histoire, ses nouveaux talents, sa marge, ses expérimentations... On serait plus clair par rapport à une industrie commerciale, c'est déjà ça. Mais les médias sont aussi des espaces publicitaires et les distributeurs de puissants annonceurs. Jamais je n'oublierai la séquence publicitaire déguisée en reportage de JT sur le film Independence Day réalisée par Fabienne Van De Mersh (la séquence, pas le film). On y parlait de " l'événement " que représentait sa sortie aux U.S.A, on y voyait des extraits, mais pas une once de lecture critique du contenu du film. Trois minutes de promo pure. J'ai le souvenir qu'à la fin du reportage, la journaliste tentait de se dédouaner de son rôle de femme-sandwich avec une pointe d'humour vaguement impertinente. Depuis, ce type de séquences s'est multiplié.
Encore hier matin à la rubrique culture / cinéma de midi-première, il était question du Drive-In du Cinquantenaire, entreprise commerciale honorable mais qui n'a pas grand-chose à voir avec la diffusion culturelle.
J'attends beaucoup de la presse culturelle. Trop peut-être, c'est vrai. Mais qui d'autre qu'elle peut faire le lien entre un cinéma de création et un public. Heureusement il reste encore des gens qui font un travail incroyable, mais on les sent lutter contre des pressions fortes pour défendre leur espace de liberté.

 

Glissement de sens

La médiathèque est un autre exemple parfait d'un service au public lentement détourné de sa mission culturelle initiale par la pression des logiques de marché. Elle n'est pas la seule mais son cas est intéressant. Sa mission est, je le rappelle, un service communautaire visant à favoriser l'accès à chacun à des oeuvres qui font l'objet d'une distribution moins large, davantage que les oeuvres commerciales. Or on constate qu'en matière de cinéma par exemple, la médiathèque se différencie très peu d'un simple bon vidéoclub. Titanic trône en plusieurs exemplaires sur l'étagère alors que les portraits de femmes signés par Alain Cavalier sont au dépôt et ne figurent même pas au catalogue sous le nom de l'auteur (" mais ce sont des documentaires pardi ! Et les documentaires, ça n'a pas d'auteur voyons"). Insulte au cinéma, insulte à la mission de service au public. Et que dire de la quasi-absence de la production belge dans les rayons, du travail des ateliers de production et d'accueil, du video-art, de la danse. Même les productions de la RTBF sont limitées à Autant Savoir et Strip Tease. Comment espérer susciter l'intérêt pour des oeuvres moins commerciales ou plus pointues si elles ne sont pas mises en avant. Titanic n'a pas besoin de la médiathèque. La création cinématographique, la vraie, bien. Il faudrait arriver au type d'équilibre qu'il y a pour les disques (mais qui tend à disparaître aussi), à savoir qu'un CD de Madonna finance l'accès à un tas de cds moins connus. En cinéma, non. Pourquoi ? Pourquoi est-il si difficile de défendre la création cinématographique au profit de l'industrie audiovisuelle. Si vous cherchez un Dvd Guide du Routard : Inde, il s'y trouve, mais si vous cherchez le film de Rosselini India, bonne chance. Je ne voudrais pas que l'on croie qu'il s'agit de la seule structure qui se débat avec cette dérive vers le marchand en l'éloignant parfois de sa mission culturelle première. Il en existe bien d'autres qui peu à peu ont délaissé leurs missions de service public. Je termine mes E-Moi en vous souhaitant de bonnes vacances d'été. La Belgique préside maintenant l'Union Européenne pour les six mois à venir. Intégrons le " Belgian state of mind ", ce nouveau slogan qui nous uni tous. Sourions, on nous regarde des pays voisins. Faisons-nous des houpettes rousses aux cheveux, portons des chapeaux boules, chantons Brel en anglais et mangeons des chocolats. Mais surtout ne gâchons pas cette magnifique occasion qu'à la Belgique de jouer un rôle déterminant dans l'avenir de l'Europe. La culture, si elle avait un rôle à jouer dans cet avenir, on nous l'aurait dit.