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Stupeur et tremblements d'Alain Corneau

Publié le 01/04/2003 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

En ce mois d'avril, un film d'Alain Corneau qui adapte un livre d'une romancière bien de chez nous mais qui se passe aux antipodes.

Stupeur et tremblements d'Alain Corneau

Tout le miel d'Amélie

Romancière adulée depuis plus d'un lustre, notre Amélie Nothomb nationale (on a bien le droit d'en avoir une, hein M'sieu Jeunet !), n'avait encore jamais fait l'objet d'une adaptation au cinéma (1). C'est aujourd'hui chose faite pour l'un de ses romans les plus populaires. Ayant vécu ses 5 premières années au Japon, Amélie (l'héroïne du roman, largement autobiographique) en a gardé un tel émerveillement qu'une fois adulte, elle ne pense qu'à revenir s'y installer. Elle apprend le japonais, et en particulier le tokyoite des affaires, et réussit à se faire engager pour un an comme traductrice dans la multinationale Yumimoto. L'exploit n'est pas mince. Elle croit donc avoir fait le plus dur. En réalité, son cauchemar commence.

 

En effet, connaître à fond la langue et la culture japonaises est une chose, se comporter avec naturel dans les complexités de l'étiquette nippone en est une autre. Armée de toute sa bonne volonté mais faisant preuve d'une désolante naïveté, Amélie va aller de gaffe en gaffe, dévalant les échelons de la considération pour finir comme nettoyeuse de chiottes. La confrontation des cultures se double en filigrane d'une réflexion sur les rapports sociaux et sur les relations au travail dans le Japon moderne qui fait de Stupeur et Tremblements, un roman plein d'enseignements sur nous-mêmes et sur l'autre. En outre, Amélie Nothomb raconte cette expérience pénible avec ironie, et un humour ravageur sous ses airs de ne pas y toucher. Un décalage qui fait tout le charme du roman. L'adaptation qu'en fait Corneau est fidèle, au point que la plupart des caractéristiques que l'on pourrait prêter au film (son côté claustrophobe par exemple) sont en réalité attribuables au roman. Elle est aussi remarquablement intelligente. Le livre est suivi pas à pas, jusqu'à la reprise de presque tous les dialogues, mais, pour conserver le ton léger jusqu'au paradoxe, l'adaptateur n'a pas hésité à remettre l'ouvrage sur le métier. Subtilement, il retouche la trame narrative. Dans le roman, par exemple, on comprend au fil des pages ce qui relie si fortement la jeune femme au Japon. Au début du film,un très beau plan montre Amélie, petite fille, assise sur une margelle au bord d'un bassin dans un jardin japonais. Il suffit à faire comprendre d'emblée les raisons de sa nippophilie. Plus tard, on retrouve ce décor. Amélie y est assise en compagnie de sa supérieure hiérarchique directe, Mori Fubuki. Une scène qui n'existe pas dans le roman mais qui décrit d'un coup d'oeil le caractère ambigu des relations entre les deux jeunes femmes. Le réalisateur utilise au maximum les séquences les plus cinématographiques du roman, comme ces "défenestration" au cours desquelles Amélie plane en rêve au dessus de la ville. Le personnage de M. Tenshi est un peu étoffé pour y introduire un soupçon d'attachement pour notre héroïne qui ne figure pas non plus dans le roman. Sans doute pour mieux nous permettre d'accrocher au film. Plus encore que l'écriture, le cinéma ne fonctionne-t-il pas à base d'identification?

 

Le résultat de ce travail d'adaptation se retrouve dans la mise en scène et le découpage des plans. Par exemple, Fubuki Mori se lave les mains, laissant apercevoir dans le coin inférieur droit de l'image, entre ses avant-bras et le rebord du lavabo, le corps recroquevillé d'Amélie. Le rapport de pouvoir passe avec une force impressionnante. Les personnages sont incarnés avec beaucoup de justesse, la palme revenant à l'extraordinaire Sylvie Testud, qui arrive à faire oublier Amélie dans son propre rôle. C'est qu'à la lecture du roman, on identifiait tellement l'héroïne à la jeune femme en robe rouge et collants noirs qui, à la télévision, nous régale de son minois mutin sous un bibi pompillien. Toute autre dans son personnage eût été improbable. Et Sylvie Testud, avec son air de ne pas y toucher, prend le rôle, se glisse dedans, y met toutes ses tripes, sa finesse, sa sensibilité et à la fin, l'image d'Amélie a pris les traits de Sylvie Testud. Même si les deux jeunes femmes n'ont a priori rien en commun, la comédienne arrive à faire ressortir de son physique un je ne sais quoi d'Amélie. Bluffant ! Nous retrouvons au cinéma tout le plaisir qu'on avait pu prendre à la lecture du roman. Amélie Nothomb, qui n'y a pas participé, s'est dite très heureuse de sa transcription. On lui donne raison. Et même les spectateurs étrangers à l'univers mutin de la romancière prendront plaisir à ce modèle d'adaptation qui nous renvoie à notre rapport au monde et aux autres.

 

(1) Un lecteur attentif nous rappelle obligeamment que L'hygiène de l'assassin a été porté à l'écran en 1999 (par François Ruggieri, avec Jean Yanne, notamment). C'est pourtant vrai, que diantre! Nous nous dissolvons dans la confusion. Et même si, de notre point de vue, le film ne mérite sans doute pas qu'on s'en rappelle, cette opinion ne constitue en rien une excuse pour cette omission. Dont acte !

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