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The forest is like the montains de Christiane Schmidt et Didier Guillain

Publié le 15/09/2015 par Juliette Borel / Catégorie: Critique

En 2004, Christiane Schmidt et Didier Guillain se rendent en Roumanie avec leur laboratoire ambulant. Sur les routes, ils proposent aux personnes rencontrées de les photographier. Ils tirent les épreuves dans leur van, puis leur offrent les clichés. Ils font la connaissance d’une famille, reviennent, se lient d’amitié avec elle au fur et à mesure des années. En 2014, ils tournent son portrait. Durant un an, ils la suivent, au rythme des saisons. L’instantané du « polaroïd humain » s’est transformé en un projet de plusieurs mois, l’image figée a mené au documentaire, l’itinérance au séjour sédentaire chez les Lingurar.

The forest is like the montains de Christiane Schmidt et Didier GuillainLà-bas, tout sonne d’un autre temps : dans le champ, les hommes aiguisent leur faux en fin de rangée, le cheval tire la charrue… La lumière rasante sur la récolte collective des pommes de terre rappelle les tableaux de Millet. Entre le ramassage du bois et les cueillettes sauvages, le village paraît être une bulle autonome, préservée de l’extérieur. Mais cette peinture surannée se révèle bien vite entachée : le village est touché de plein fouet par le chômage. L’actualité semble être un anachronisme. La crise surgit sur toutes les lèvres : du sermon à l’église aux pleurs des enfants. Certains ont voulu lutter, mais sans argent, les carrières politiques sont de courtes durées. La précarité conduit alors parfois à la nostalgie de la dictature.

Le film s’ouvre sur un montage alterné : les personnages s’entremêlent, on s’attache à l’un, puis à l’autre, on repasse au premier, etc. La continuité de la prise de vue documentaire est rompue pour donner une impression d’artificielle ubiquité, de saisie globale. La temporalité est recomposée, elle prend une dimension cyclique et dispose les pièces de son puzzle : chaque personnage prend sa place, le microcosme se construit, un monde se crée. Il s’opère alors un glissement du descriptif vers le narratif. Les membres de la famille se définissent à la fois individuellement et par leur appartenance à une communauté.

The forest is like the montains de Christiane Schmidt et Didier GuillainChacun évoque, tour à tour, des questions essentielles, voire épineuses : conditions de travail, sentiments amoureux, religion, avortement. Les émotions qui naissent alors sont déposées là, brutes. L’évidence de leur nudité les déleste de toute impudeur. Du rire aux larmes, du regret au désir, de l’amertume à la douceur, leurs polarités variées créent un champ d’énergie qui traverse le film. Librement, le politique et le social décrochent vers le personnel et l’intime. Au cœur de ces conversations, la présence de la caméra est palpable, participative. Elle est un interlocuteur muet, une nouvelle ramification familiale dans cet univers clanique.

La caméra colle aux talons des personnages, s’engage dans leurs sillons : souvent suivis de dos, ils la tractent, l’entraînent sur leurs lignes de force. Malgré les aléas du quotidien, la détermination n’est jamais diminuée. Ainsi Elena, la grand-mère, guide coûte que coûte son cheval sur un terrain accidenté, faisant fi des mises en garde de son fils. À la vitalité des aïeuls répond la « sagesse » des plus jeunes. Les trois enfants, assis, face à l’horizon des collines, dissertent sur l’existence, tels des vieillards. On les imagine parfaitement, des décennies plus tard, conclure avec les mêmes mots : « The forest is like the mountains, do you see ? » Si l’activité du village semble intemporelle, ses habitants, eux, sont sans âge.

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