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Thierry Detaille; journal d'un distributeur

Publié le 01/02/2008 par Dimitra Bouras et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Le documentaire de création cherche sa place, avec autant plus d'ardeur que les cases télévisuelles s'obstruent. Le travail de distributeur de documentaires en subit les conséquences; du démarcheur classique, arpentant les marchés internationaux, nous le retrouvons concepteur du site Internet, aux commandes du contenu approprié à la distribution.
Rencontre avec un vendeur unique, capable d'allier passion avec affaires !

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Thierry Detaille, distributeur documentaires
envoyé par asblCinergie
C. : Pourrais-tu nous éclairer sur les méandres du travail de vendeur de documentaires ?

Thierry Detaille : Il y a plusieurs aspects dans le travail de distribution.
Il y a un aspect de marketing, c'est-à-dire de représentation, de présence dans les événements de type commerciaux, dans les marchés de télévision. Il y a toute une activité qui tourne autour de ces événements. Il s’agit de se rendre visible, de rencontrer des gens pour pouvoir avoir une qualité de rapports avec eux qui fera, qu’éventuellement, au lieu de se retrouver sous la pile, nos films se retrouveront au-dessus.

Ensuite, il faut rendre cette vente réelle, c’est-à-dire faire parvenir le matériel demandé aux normes demandées, suivant qu’une chaîne diffuse sur le câble ou sur un réseau hertzien ou dans une langue ou dans une autre.L’autre partie du boulot, c’est le quotidien. C’est-à-dire tout le travail de prospection, de négociation, de relance. En gros, le travail se déroule comme suit : on prépare, à peu près deux mois avant chaque marché, le matériel de représentation, la manière dont on va le positionner, le type de case qu’on va essayer de démarcher pour trouver un acheteur. Il y a tout ce travail de préparation. Le marché, généralement, dure à peu près une petite semaine. Et puis, au retour, il y a tout le suivi des intérêts qu’on a pu glaner pendant le marché. On fait entre 4 à 5 marchés par an. Parallèlement, et entre deux marchés, il y a le travail contractuel, établir les contrats, obtenir les autorisations des producteurs pour avancer dans la vente.

Généralement, je gère la négociation seul, mais j’ai la grande chance, depuis à peu près deux ans, d’être secondé par un expert en informatique. Renaud (Chapelle) m’a permis d’avoir des outils beaucoup plus performants et donc de gagner du temps. 

De même, notre nouveau site Internet prend le relais de la vente sur les marchés, par la vente de DVD. On espère bientôt lancer une plate-forme de visionnement en ligne de vidéo à la demande. Techniquement, ça demande des investissements, qu’on est en train d’obtenir. Je pense que, d’ici la fin de cette année, on sera capable d’offrir de la vidéo à la demande au public. La technique est plus importante aujourd’hui que lorsque j’ai commencé. Il y a 11 ans, il s’agissait beaucoup plus de rencontres d’individu à individu, de rencontres avec des gens qui étaient décisionnaires, qui étaient spécialisés dans un domaine (histoire, art, culture, science, …). 

Tout cela évolue très fort aujourd’hui. On est moins dans un travail de représentation que dans un travail de gestion d’informations. La télévision évolue beaucoup aussi. Les grilles, les cases changent tout le temps. Il faut être capable de gérer beaucoup d’informations et être très rapide, puisqu’un film qui peut intéresser une chaîne aujourd’hui, pourra ne plus l’intéresser dans six mois. De même, un film qui serait refusé aujourd’hui pourrait intéresser la chaîne dans six mois. 

Le boulot change également avec les nouveaux médias, dans le sens où on ne se destine plus uniquement à travailler avec une grande antenne qui doit toucher un grand public en une fois. 

Aujourd’hui, nous avons la capacité de nous adresser directement aux gens, sans passer par la grande antenne de télévision. Par conséquent, nous devons aller chercher directement ce public, nous faire connaître et l'intéresser. Nos 25 ans d'existence, et la reconnaissance dont nous bénéficions, nous placent au sommet de la distribution, mais il faut maintenir notre position. 

C’est passionnant de pouvoir vivre un nouveau départ; cela fait plus de 10 ans que je distribue, et voilà que je dois m’adresser à des gens que je n'aurais pas pu toucher auparavant. 

Ce que j'apprécie le plus, c'est - outre la distribution – le travail d’éveil, de regard à toutes sortes de réalités que le public n’a pas toujours l’occasion de rencontrer.

Un nouveau volet s'ouvre; contacter des organisations, des associations, des groupes. Croiser nos multiples contenus avec leurs multiples centres d’intérêts.
Evidemment, c’est totalement différent de la distribution à la télévision, et c’est même plus passionnant, parce que tout le monde est dans de telles contingences d’audience. J’ai, en face de moi dans les marchés, des gens qui sont très souvent passionnés de cinéma, qui ont un très bon regard cinématographique, mais qui, malheureusement, doivent se limiter dans leurs désirs d’amener de nouvelles formes à la télévision, parce qu'elle devient un média de plus en plus "carré". C’est donc bien de pouvoir mener le travail sur les deux fronts. 

 

 

C. : Comment comptez-vous mettre en place la VOD sur votre site ?
T. D. : Dans un premier temps, nous allons proposer du visionnement en ligne, sécurisé et destiné uniquement aux professionnels. Nos clients posséderont un code personnel qui leur permettra de visionner les films pour, soit l'acheter pour une chaîne, soit le sélectionner dans un festival, etc. Nous ouvrirons le visionnement à tous, uniquement lorsque nous aurons des garanties de sécurité et d'utilisation payante, car il faut absolument que les auteurs et les producteurs s’y retrouvent. D’ailleurs, l’expérience nous prouve qu’on a, avec les documentaires, un produit élastique, comme on l’appelle en économie. C’est-à-dire que, finalement, ce n’est pas tellement le prix qui fait qu’on va l’acheter ou non. On vend les DVD à 25 €. Personne ne se plaint du prix, parce que c’est un intérêt très spécifique qui fait que quelqu’un va vouloir posséder un DVD. On veut vendre ces DVD à un prix correct, parce qu’il faut qu’il y ait un retour pour les producteurs. Il ne s’agit pas seulement que les films soient vus, il s’agit aussi de soutenir toute une profession ici, en Belgique.

Il faut leur permettre de faire de nouveaux films. On est dans un type de films de qualité, de recherche formelle, de diversité culturelle, de diversité sociale. Je pense qu’on est là aussi pour soutenir ce cinéma, mais il faut être d’autant plus commercial parce que ce ne sont pas toujours les films qui se vendent le mieux ou le plus facilement.
 
 
C. : Il semblerait que la vente en DVD soit le meilleur futur pour la vie du documentaire. Néanmoins, la concurrence sur le marché du DVD est féroce ! 
T. D. : Je ne crois pas que le marché de la télévision soit terminé pour nos films. Nous vendons aux chaînes du monde entier (en France, en Iran, aux Etats-Unis, …). Mais, parallèlement, nous avons une alternative. Il est vrai que le marché est féroce, mais le CBA et le WIP ont déjà fait leur place dans ce paysage; quand on dit « documentaire belge », on pense tout de suite « Centre de l’Audiovisuel bruxellois» et « Wallonie Image Production ». Mais cela ne suffit pas, il faut toujours aller chercher le client. Actuellement, il y a un foisonnement de sites de vente de films, mais je n'appelle pas cela de la distribution. Les internautes qui viennent sur notre site, ne cherchent pas à acheter un film, ils cherchent des informations sur des films documentaires que nous produisons, et les achètent éventuellement. 
 

C. : Pourrait-on craindre un changement de politique de production ? Est-ce que la CBA ou le WIP pourraient envisager de réaliser d’autres genres de documentaires afin de pouvoir mieux répondre aux demandes d’un nouveau public ? 
T. D. : Non, parce que je crois que les ateliers n’ont jamais été dirigistes sur le type de films. Le seul critère est une intention claire, un point de vue, et des qualités cinématographiques de production. C’est tout. Il n’a jamais été question de destiner la production vers un média ou un autre. Si les films évoluent, c’est parce que les réalisateurs évoluent. Un réalisateur qui a une vingtaine d’années aujourd’hui va peut-être, naturellement, penser à réaliser un film qui sera voué à exister sur différents médias, par exemple. Il faut donner la liberté aux gens d’exprimer des contenus et des formes nouvelles ou traditionnelles. En télévision, on vend aussi bien des films traditionnels, qui existent depuis toujours, où il n’y a pas de commentaire, pas de voix-off, où c’est l’image qui raconte l’histoire, que d'autres types de films beaucoup plus novateurs. 

Il y a une demande, de toute façon, et moi, comme distributeur, l’un et l’autre m’intéressent tout autant. Ce qui m’a conduit à la vente, ce n’est pas d’être un vendeur ou d’avoir fait une école de commerce ou d’être le roi de la tchatche. Je ne me suis jamais destiné à ça. Ce qui m’amène à la distribution, c’est le cinéma. C’est ça qui m’intéresse, tout simplement. 

Ce qui est formidable, c’est d'avoir des outils adaptés à chaque type de films ; ce qui nous manquait dans les années passées. Les technologies d’Internet n’étaient pas là, tout simplement. C’était donc très difficile de faire circuler les films en dehors de la télévision et des festivals. C’était pratiquement impossible. Internet, c’est proprement révolutionnaire, pour nous. Ça offre un public potentiel énorme, même plus large que ce qu’on avait en télévision. Il y a plein de gens qui ne regardent pas la télévision ou qui ne la regardent plus. Internet, ça permet à chacun de trouver son intérêt, de trouver les contenus qui l’intéressent. Pour le type de film qu’on fait, c’est la plus grande chance qu’on ait jamais eue. Maintenant, il y a toutes sortes d’aménagements qui vont devoir exister, en termes de droits d’auteur par exemple. Notre travail, c’est de soutenir un certain regard et une certaine démarche artistique. Il faudra que tout l’attirail légal et la technique permettent de « rendre à César ce qui appartient à César». 

 

C. : Est-ce que tu as une idée des pays, voire des continents, qui sont les plus attirés par ce que vous proposez ? 
T. D. : C’est certainement l’Europe et en second lieu, le Moyen-Orient. C’est curieux, et ça change chaque année. Al Jazeera s’est mis à acheter beaucoup de documentaires, il y a deux ans maintenant. Auparavant, on vendait déjà au Moyen-Orient, mais c’était beaucoup plus rare. Al Jazeera se tourne vers des catalogues qui leur paraissent intéressants, parce qu’ils ne se bornent pas à des visions purement occidentales et formatées du monde. On a aussi pas mal de films sur le Moyen-Orient. Ils travaillent avec notre catalogue, mais peut-être que d’ici deux ans, ils en auront fait le tour. C’est très fluctuant. Mais le territoire principal reste l’Europe : les pays limitrophes, pour des raisons culturelles, mais aussi l’Est. Curieusement, on est très bien reçu dans les pays de l’Est où il y a une vraie histoire de cinéma d’auteurs et où les gens, pendant très longtemps, n’ont pas été confrontés – comme maintenant – aux grands médias occidentaux ou américains. Leur éducation du regard est faite. Ils s’intéressent donc aux films que nous avons. Il y a toutes sortes de raisons pour lesquelles on vend nos films. Il ne faut jamais penser qu’on est dans un petit pays, qu’on a des petits films qui ne coûtent pas chers, qu’on a des petites attentes et des petits moyens. Ce n’est pas vrai du tout. On est très spécifique dans ce qu’on fait. On a une identité très claire, et ça nous rend très présents sur le marché. On est bien là, et le film documentaire belge est tout à fait reconnu. 

 

C. : Qu’y a-t-il dans votre catalogue ?

T. D. : Lorsque je rencontre une nouvelle chaîne ou que j’ai un nouveau contact et qu’il me demande ce que j’ai à lui vendre, je lui dis surtout ce que je n’ai pas à lui vendre, comme ça, c’est beaucoup plus clair. Nous n'avons pas du Wide Life, pas de recettes de cuisine, pas de magazines, pas de films de voyage. Il suffit de dire ça, et mon interlocuteur sait très vite de quoi je parle. Je lui dis aussi qu’on choisit des films où il y a un point de vue. On ne fait pas du reportage. On vend des films documentaires. 

 

C. : Que penses-tu de ces différents sites de vente ? Apparemment, chacun se consacre à son propre catalogue et le vend. Que penses-tu de la possibilité d’une plate-forme ? 
T. D. : Personne n’empêche l’autre de le faire, donc tant mieux pour les films. Je le comprends très bien et je n’ai rien contre ça. Cependant, le CBA et le WIP ensemble, c’est 800 films. Cela me paraît quand même être un argument fédérateur. C’est aussi la raison pour laquelle on a créé, il y a longtemps, ce poste de distribution. Les producteurs pouvaient vendre eux-mêmes - ils peuvent d’ailleurs toujours le faire - mais c’est quand même beaucoup plus efficace d’avoir un catalogue large qui évite à un acheteur d’aller voir 36 personnes. C’est beaucoup plus simple pour eux d’aller voir une seule personne. Pour les DVD, c’est la même chose. Le magasin CBA-WIP est une enseigne qu’on connaît. Ce n’est pas un bazar où il y a 36 trucs différents et où on se demande ce qu’on va y trouver. Je ne parle pas des sites de producteurs, je comprends parfaitement bien qu’on fasse la promotion de son film et qu’on rende possible la vente de DVD sur son propre site. 

Je ne prêche pas pour ma chapelle, mais je pense réellement qu’en Belgique francophone, nous sommes le catalogue le plus large. Nous sommes les mieux équipés, techniquement et en matière de capacité d’emplois, pour pouvoir soutenir la vente DVD. Ça, j’en suis persuadé, et de toute façon, je ne vais même pas dire que l’avenir le prouvera, car c’est déjà fait. Je pense que l’identité est très importante, et on est dans un type de films qui a besoin des pouvoirs publics et des aides qu’on leur donne pour exister. En développant un site de vente DVD, c’est un argument de plus pour leur dire « regarder, ces films circulent ». Il faut soutenir la circulation de ces films-là. C’est beaucoup plus facile - alors que ce n’est déjà pas facile - et plus simple, d’obtenir des aides pour une plate-forme qui regroupe un grand nombre de films de qualité. On vend les DVD, les gens les achètent sans discuter du prix, car c’est un produit élastique. Quand les gens veulent l’acheter, ils l’achètent. On ne travaillera donc jamais comme des vendeurs qui achètent des DVD chez un distributeur et qui sont obligés de brader les prix pour les vendre. Il n’y a alors aucun retour pour le producteur. Non seulement, les films doivent être vus, mais ils doivent rapporter de l’agent. Il y a des gens qui travaillent très dur pour faire ces films. Les producteurs sont les premiers à le savoir. Dans le domaine culturel, ce n’est pas un argument de dire qu’on ne vend pas cher. C’est un mauvais argument. La culture doit se vendre à bon prix. Elle doit être démocratique. Si quelqu’un veut venir voir les films des ateliers, qu’il vienne chez nous. On va le mettre devant un poste de télé, on va lui mettre le film et il peut le regarder. Il n’y a pas de problème, mais s’il veut l’acheter, qu’il l’achète à un prix correct parce que sinon, il n’y aura plus aucune marge. Un DVD coûte, si l'on compte la main d’œuvre pour le faire et la jaquette, plus ou moins 12 €. Nous achetons de grandes quantités de DVD, et ils nous coûtent donc déjà moins chers. Si on les vend 25 €, il y a donc 12 € qui peuvent être répartis entre les différents producteurs.

Je suis vraiment pour le fait d’avoir un site où il y a beaucoup de films, où il y a une identité très claire, de qualité. Un site bien fait, qui permet de retrouver n’importe quel contenu très facilement. Ça demande un bon technicien informatique, ça demande de la maintenance. C’est un gros boulot. Une boutique ne pourra pas faire ça, ni un producteur seul, ni quelques producteurs ensemble. Nous avons tous intérêt à nous unir pour mieux défendre le film documentaire !

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