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Thierry Zéno à propos de Félicien Rops

Publié le 01/09/2000 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Epouvanté par l'hypocrisie générale du pays, et le sens des conventions d'une bourgeoisie étriquée qui méprise artistes et écrivains, Charles Baudelaire s'écrie : " En Belgique pas d'Art ; l'Art s'est retiré du pays. Pas d'artiste excepté Rops " (1). Et d'ajouter dans un sonnet : " A dire là-bas combien j'aime/ ce tant folâtre monsieur Rops/ Qui n'est pas un grand prix de Rome/ Mais dont le talent est haut comme/ La pyramide de Chéops " (2). Félicien Rops, un artiste dans tous ses états, qui a mis plus d'un siècle pour être reconnu dans son pays natal. Cette reconnaissance, on la doit en partie aux Muses sataniques, un film que Thierry Zéno a réalisé en 1983, à l'occasion du cent cinquantième anniversaire de la naissance de Rops et qui a eu le mérite de révéler au public un destin et une œuvre qui jusqu'alors ne circulait - et ce n'est pas par hasard -qu'entre happy few. 

Dans Ce tant bizarre Monsieur Rops, Zéno remet le motif sur la toile. Les premières images nous montrent le château de Thozé sous la neige. Un vieil homme, Rops ou son fantôme, en ouvre les portes et nous convie à suivre, au fil de souvenirs nourris par la correspondance du peintre, le parcours singulier d'un artiste qui aimait défier les conventions d'une société obscurantiste que Freud, quelques décennies plus tard, allait ébranler en découvrant le rôle moteur de la sexualité chez l'individu. Car ce qui travaille Rops, ce qu'il figure sur des toiles, n'est rien moins que cette aventure qui mène inexorablement aux confins des pays interdits où naît le désir.
Pour lui la femme, au corps de chair, émancipée de la tutelle masculine, n'est pas seulement le fondement de la vie, c'est la vérité, cet obscur objet du désir, qui s'amuse avec des phallus parfois métamorphosés en serpents, en diables ou en cochons. La femme reconnue dans son identité sexuée joue innocemment avec des attributs virils ou se coltine avec le spectre de la mort ( face au dévoilement de la castration, fut-elle symbolique on imagine aisément la stupéfaction des contemporains de Rops !). D'autant que l'aventure ne se mène pas par procuration, il ne s'y engage qu'a découvert, avec ses tripes et son âme. Inlassablement Rops remet l'inconscient sur le tapis (ce qu'il appelle " la nature primitive " opposée à " la martingale de conventions des sociétés civilisées ", c'est-à-dire le discours masculin du refoulement).
On comprend mieux en voyant ces œuvres dessinées d'un pinceau folâtre marquées par son optique fantasmatique, l'ombilic de ses rêves - que nous fait découvrir le film de Zéno au fil d'un récit mené tambour battant en flash-back-- pourquoi elles furent " oubliées " si longtemps à l'inverse de celles d'un Toulouse-Lautrec dont le coté plus anecdotique ne pouvait que séduire le goût de la bourgeoisie de la belle époque.

 

Entretien

Ce tant bizarre Monsieur Rops

 

Nous avons rencontré Thierry Zéno à l'occasion de son dernier film et de sa nomination, il y a un an, de directeur de l'Académie de dessin et des arts visuels de Molenbeek où il dirigeait auparavant l'Atelier de cinéma.
" Il y a un faisceau de coïncidences. D'abord je suis né, comme lui à Namur. Cet exemple d'un artiste maudit qui a défrayé chronique, fait scandale et quitté la Belgique " abreuvé de dégoût ", a influencé ma décision d'entamer une carrière artistique. Pourtant, quand j'ai commencé à faire du cinéma, je n'étais pas attiré par l'art de Félicien Rops et je ne connaissais presque rien du 19ème siècle. Je m'intéressais à un art beaucoup plus violent, plus instinctif : l'art brut. Mon premier film a été tourné dans un asile psychiatrique. Lorsque j'ai filmé le célèbre tableau La Tentation de Saint Antoine de Rops pour mon film Les Tribulations de Saint Antoine, j'étais arrivé à une sorte d'impasse dans la création du film. Je l'ai donc provisoirement laissé de côté. On était en 1983, l'année du cent cinquantième anniversaire de la naissance de Rops et j'ai pensé que c'était l'occasion de faire un film sur cet artiste. Je me suis de plus en plus intéressé au personnage en découvrant ses écrits que je ne connaissais pas du tout et que très peu de gens connaissaient. Au fur et à mesure que je lisais des lettres de Rops chez des collectionneurs ou dans des revues ou des livres, je découvrais que Rops valait beaucoup plus que la réputation d'artiste sulfureux qu'on lui faisait. C'était un homme d'une immense passion. Pour tout. Bien sûr pour les femmes, mais aussi pour l'art, la nature, la botanique, la vie sportive, les voyages… C'était un homme qui vivait à du trois cents à l'heure, brûlant la mèche par les deux bouts. 

En 1984-1985, le public a commencé à découvrir Félicien Rops, notamment grâce aux grandes expositions qui lui ont été consacrées en Belgique et en France. Il a été reconnu comme " le " grand artiste wallon du 19ème siècle, place qu'il n'aurait peut-être pas souhaité occuper, puisqu'il crachait sur les honneurs. Aujourd'hui on a tendance à parler de Rops en gommant un peu trop son aspect scandaleux. 
Pendant le tournage de mon film Les Muses sataniques, j'avais eu l'occasion, grâce à Guy Cuvelier, de faire la connaissance de Pierre et Elisabeth Rops, les deux derniers petits enfants du peintre. Les années ont passé. Après le décès de Pierre Rops, Elisabeth, n'ayant plus personne autour d'elle pour l'aider ou la conseiller, m'a souvent demandé des services d'ordre administratif ou pratiques. 
Elle vivait recluse au château de Thozée qui se délabrait de plus en plus. Afin de lui redonner une nouvelle vie culturelle, elle a crée une fondation dont elle m'a demandé d' être l'administrateur délégué. Elisabeth Rops est décédée en 1996. Depuis lors, les membres de la Fondation Félicien Rops ont réussi à lancer le programme de restauration des bâtiments et à préparer ses futures affectations : des ateliers-résidences pour artistes et écrivains. Cette histoire explique pourquoi, à partir du personnage de Félicien Rops, puis de ses petits-enfants, j'ai eu envie de faire un nouveau film.
Me promenant dans les pièces du château abandonné, j'ai découvert différents souvenirs de Rops, de ses enfants et petits-enfants ou de ses amis : des lettres, une touffe de cheveux, un masque mortuaire… Rops me touchait de manière plus intime.
C'est aussi le délabrement - provisoire - du château qui m'a donné envie de faire un nouveau film qui serait très différent du premier. D'autant que les circonstances sont différentes : il ne s'agit plus maintenant de faire découvrir Félicien Rops mais plutôt de rappeler à quel point il fut anarchique et l'est encore aujourd'hui.
Dans Ce tant bizarre monsieur Rops, il y a une partie fictionnelle qui relie les différentes parties documentaires : Félicien Rops revient sur les traces de son passé et nous guide dans son château abandonné. On voyage dans le temps. On ne sait plus très bien si on est au 19ème siècle, et si c'est lui qui revient à la fin de sa vie, ou si c'est lui qui, déjà mort, revient comme un spectre. Puis, petit à petit, on remarque, à travers certains détails de l'aménagement des pièces que nous sommes bien au 20ème siècle. C'est à travers le fil de cette promenade qu'on découvre l'œuvre et la personnalité de Rops. Je n'ai pas écrit le commentaire du film. La narration est composée principalement de deux voix off : celle de Rops (interprétée par Patrick Descamps) qui lit des lettres, et celle de Camille Lemonnier, un ami proche de Rops qui a écrit en 1908 le premier livre important sur le peintre (interprétée par Pierre Laroche.)

C : Il avait cette haine du bourgeois, ce mépris des intérêts matériels qu'il partageait avec Baudelaire, Flaubert et bien d'autres artistes contemporains et qu'il exprime de façon virulente dans une belle lettre consacrée à Charles De Coster…
Th. Z. : Absolument. C'est une lettre dans laquelle il cite Charles De Coster. Ils se connaissaient depuis très longtemps. Charles De Coster est venu plusieurs fois au château de Thozée quand il a écrit Thyl Ulenspiegel. Il n'était pas célèbre du tout. De Coster - Félicien Rops le dit dans sa lettre - " a crevé " sur un gravât dans le mépris des hommes de lettres et des pouvoirs publics de son époque. C'est une époque où certains artistes et écrivains ne faisaient pas de concessions à leur art. De Coster a écrit comme il l'a voulu, le succès n'est pas venu, il a malgré tout poursuivi son œuvre. Rops, à son époque, a été critiqué, provoqué en duel, traîné dans la boue. Il a eu une certaine notoriété à la fin de sa vie mais limitée à un cénacle de connaisseurs, artistes, éditeurs ou bibliophiles. Il a pu vivre de son art le dernier quart de sa vie mais ses toiles n'ont pris une valeur marchande qu'après 1980 !

Ce tant bizarre Monsieur Rops


C : Le thème de la mort est omniprésent chez Rops. Vous-même Thierry Zéno c'est un sujet qui vous préoccupe puisque vous lui avez consacré un film (
Des morts, co-réalisé avec Jean-Pol Ferbus et Dominique Garny) ?
Th. Z. : Rops a utilisé souvent la figure de la mort et du squelette dans ses dessins ou ses peintures. Il y a sans doute là une influence de Charles Baudelaire et le fait que la mort, au siècle dernier était beaucoup plus présente au quotidien (mortalité infantile, guerre, épidémies) comme elle l'est aujourd'hui encore dans de nombreux pays du Tiers-Monde. La mort était déjà le thème de Vase de noces. C'est un film sur la vie et la déchéance du corps humain. J'ai depuis toujours été fasciné par cette interrogation qu'on retrouve aussi chez Breughel, Bosch, Grünewald et beaucoup d'autres artistes.

C : Ce qu'on redécouvre et qu'on découvrait déjà dans Les Muses sataniques, c'est la qualité d'écriture de Félicien Rops. C'est un homme qui avait du style. Ce que vous montrez à travers un choix de textes !
Th. Z. : Ce n'est pas un cas isolé parmi les peintres, mais c'est quelqu'un qui écrivait beaucoup et avait beaucoup d'amis écrivains comme Baudelaire, les Goncourt, Daudet ou Maupassant.

Académie et création

C : Pourquoi un artiste si soucieux de création, comme vous, s'intéresse-t-il à une académie ?
Th. Z.: C'est un défi intéressant en tant que créateur et en tant qu'homme. Il y a beaucoup d'enjeux . D'abord il y a la situation de cette académie, dans un quartier défavorisé de Bruxelles. C'est un défi passionnant d'essayer de créer un lieu de rencontre entre différentes cultures, tant au niveau des populations d'origines différentes qu'à l'intérieur des différentes cultures. La proportion adultes/enfants qui fréquentent l'école est de 50% pour chacun. L'intérêt d'une académie comme celle-ci est de permettre à différentes cultures de se côtoyer. L'avenir est dans une société multiculturelle mais la découverte d'une autre culture est un apprentissage, ce n'est pas quelque chose de facile, qui vient spontanément. Ca nous oblige à nous remettre en question, à nous transformer.
Le deuxième défi était de " dépoussiérer " l'académie, de la transformer en un lieu de création où se côtoient les techniques traditionnelles et les nouvelles technologies. Il y a la possibilité (pas l'obligation !) de trouver de nouveaux outils de création. Ici un artiste peut créer avec un pinceau ou une tronçonneuse ou un ordinateur. La photo, le cinéma, la vidéo, le web, avec leurs différentes applications, ne sont plus " consommés " mais interrogés. J'ai pu également ouvrir deux nouveaux ateliers : la scénographie et le cinéma d'animation.


C : L'Atelier de cinéma, comment ca se passe, qui peut s'y inscrire ?

Th. Z.: Il y a beaucoup de motivations différentes parmi les élèves en cours de cinéma (la cinégraphie) et vidéo (la vidéographie). Certains veulent préparer un examen d'entrée à l'INSAS ou à l'IAD, d'autres espèrent travailler dans l'audio-visuel mais ne veulent pas passer par une école du jour. Puis il y a aussi des gens qui ont un boulot qu'ils aiment et qui considèrent que les techniques audiovisuelles sont utiles à leur propre travail, que ce soit comme journaliste, plasticien, historien ou même philosophe. Les cours se donnant le vendredi soir et le samedi toute la journée, cela permet à certains étudiants d'avoir un métier ou de suivre d'autres études en parallèle. L'enseignement peut démarrer à zéro mais beaucoup d'élèves possèdent déjà certaines connaissances. Le professeur adapte donc son enseignement en fonction du savoir de chacun. Par semaine, il y a 4 heures de réalisation, 4 heures de montage, 5 heures de prise de vues et 2 heures de prises de son, avec notamment pour professeurs Daniel Stass et Jean Timmerman. L'atelier de cinéma d'animation est dirigé par Manuel Gomez. L'élève doit suivre minimum 8 heures de cours par semaine. Il y a néanmoins la possibilité d'une formation légère avec un minimum de quatre heures par semaine. Cet enseignement est reconnu par la Communauté française et donne droit à un diplôme en fin de cycle (6 ans).


(1) Charles Baudelaire, Pauvre Belgique.
(2) Baudelaire, Amoenitates Belgicae (amoenitates qui signifie aménités, gentillesse doit être pris ici dans un sens ironique)

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