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Tournage de "Tous les chats sont gris" de Savina Dellicour

Publié le 15/10/2013 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Prévenus par Cuistax du tournage d'un long métrage à Bruxelles, nous nous rendons au centre culturel de Forest, le BRASS, qui occupe une partie de l'ancien complexe brassicole Wielemans-Ceuppens, à côté du Wiels. Les étroites salles de concert du rez-de-chaussée sont transformées pour l'occasion en boîte de nuit, dans laquelle une trentaine (ou plus?) de jeunes figurants se trémoussent au rythme saccadé d'un rock aux accents techno. La steadycam déambule parmi ces corps moulés dans les chemises cintrées et les longues jambes gainées de bas noirs ou à paillette. Dans cette foule, la caméra fixe le visage d'une adolescente, Manon Capelle, aux traits diaphanes de l'innocence plutôt triste, plutôt hors-piste. Un quadragénaire fait tache dans cet univers exclusivement adolescent, chemise noire, cheveu long et barbe grisonnante, Bouli Lanners scrute chaque regard à la recherche de l'oiseau perdu.


 

Entre deux prises, Bouli enfile un superbe veston de cuir aux motifs incrustés et se plante devant notre caméra, simplement naturel. 

Cinergie : Parle-nous de ton personnage.
Bouli Lanners : Je joue Paul, un détective privé, parti en Angleterre, et qui revient au pays suite à la mort de ses parents. Il se rappelle d’une paternité, de quelque chose qu’il a laissé au pays et qu’il voudrait bien récupérer.

Cinergie : : Il l’a laissé au pays en le sachant ?
B. L. : Il le savait mais, va savoir pourquoi, il est parti. Peut-être par lâcheté ou pour d’autres raisons.

C. : Se sont des retrouvailles heureuses ?
B. L. : Comme toutes les retrouvailles, elles ne sont jamais ce que l’on imagine. C’est d’ailleurs l’une des phrases de Paul dans le film. Il y a de la douleur, mais pas uniquement. C’est toute la complexité de cette histoire, racontée par une jeune fille de 15 ans.


C. : Est-ce important que Paul soit détective privé ?
B. L. : Ce n’est pas important, mais cela lui donne un caractère, ça colle à son personnage. Il peut être colérique, il écoutait beaucoup de rock dans les années 80, pas du rock à la Eddy Mitchell, mais du Hard rock, du punk. Et il est resté dans cette mouvance, il a gardé ce côté vieil adolescent comme les hommes d’aujourd’hui peuvent encore avoir. Par son métier, il lui arrive d’avoir des coups de sang, il peut s’énerver, boire. Sa chambre est bordélique, il n’aime pas que la voisine le regarde par la fenêtre… Il a parfois une attitude d’ado. Il est en rupture et a certainement quitté sa femme en Angleterre, ou elle l’a quitté, avant qu’il revienne ici où ses parents sont morts. Il se retrouve seul dans la maison familiale et il redécouvre cette filiation qu’il avait laissé tomber pendant des années. Il garde aussi la conscience qu’il est devenu un homme de 48 ans. C’est cette complexité que j’aime dans ce personnage. Le fait qu’il soit détective aide à avoir ce caractère. Surtout, les enquêtes de Paul vont permettre de faire avancer le film. À un moment donné, Dorothy, sa fille, qui ne sait rien, a besoin d’un détective. C’est comme ça que l’histoire se construit entre eux.

Bouli Lanners, réalisateur et acteur

C. : T'es-tu plongé dans la lecture de polars pour préparer ce personnage ?
B. L. : Non, pas vraiment. Je me suis préparé avec Savina (Dellicour), on a beaucoup parlé du personnage. Les détectives aujourd’hui, ce n’est pas vraiment comme on l’imagine, ils sont plutôt sur des affaires de gens disparus, de divorces ou d' adultères. Ce n’est pas très palpitant.

C. : Et qu’est-ce qu’elle t’a dit sur ton personnage ?
B. L. : Nous l'avons redéfini. Nous l’avons redessiné, re-modernisé en quelque sorte. On en a fait quelqu’un d’un peu plus jeune qu’il n’était à la première écriture. Cela fait partie d’un processus normal quand on écrit et que l’on rencontre les comédiens, en fonction d’eux, le scénario se réadapte.
On a beaucoup discuté, on s’est vu en amont. On savait que le film allait être tourné sur un laps de temps très court, 28 jours exactement. Pour des raisons d’agenda, je dois condenser mon travail en trois semaines de 6 jours. Nous savions qu’il n’y aurait pas de temps pour de longues réflexions sur le plateau, cela devait se faire avant. Nous nous sommes beaucoup vus pendant deux mois. On a répété, surtout avec Dorothée et Anne (Coesens), mais aussi avec les autres comédiens.
J’aime bien travailler comme cela, on dégrossit pas mal de choses. Au théâtre, on répète pendant six, neuf, voire quinze semaines, alors qu'au cinéma, sur le plateau, on est censé savoir jouer tout de suite.

C. : Est-ce qu'on passe facilement de la position derrière la caméra à devant ? Est-ce que l’on peut se mettre facilement dans le rôle d’un comédien après avoir été réalisateur ?
B. L. : Oui  ! Je pense que cela fait même du bien. La réalisation demande une telle énergie, une telle concentration sur le très long terme ! Se mettre au service d’un film tout en étant comédien a quelque chose de facile, d’exutoire. Je fais ce qu'on me demande, je ne me mêle pas de mise en scène. Je ne parle que de mon personnage, j’étudie mes textes. Entre les scènes, je peux me permettre de faire des interviews. Je peux faire un peu l’imbécile dans les loges. Tout ça est de l’ordre de la récré pour moi.
Quand je tourne, soit je joue dans mon film, soit je donne la réplique aux comédiens. Plutôt qu’expliquer, je préfère jouer les scènes avec les acteurs. Je reste tout le temps comédien, même lorsque je passe derrière la caméra. Mais lorsque je joue dans le film d’un autre, je ne me mêle pas de réalisation. C’est moins lourd à porter. Cela me fait du bien et ça m’aide à redécouvrir les équipes. Ici, par exemple, c’est une équipe très jeune, il y a plein de gens que je découvre. Cela me donne l’impression de ne pas m’encroûter. Entre deux réalisations, si on ne fait rien d’autre, il peut se passer énormément de temps, et le milieu bouge très vite. Sur un plateau, je commence à être l’un des plus vieux, et c’est bien que je puisse parler de mon expérience, pas seulement de comédien, mais d’un type qui a travaillé sur tous les métiers.

Bouli Lanners et Savina Dellicour sur le tournage de tous les chats sont gris la nuitC. : Ce film est le premier long métrage de Savina Dellicour. Quelle relation as-tu avec cette jeune réalisatrice ?
B. L. : J’ai rencontré chez Savina une nature, un caractère fort. Elle apporte une douceur sur le plateau tout en ne lâchant rien, jamais ! Depuis que le tournage a commencé, elle est vraiment à l’aise, on sent qu’elle est heureuse. C’est un tournage où il y a une absence totale de souffrance. Nous ne sommes pas de cette école. Savina n’est pas une jeune réalisatrice, elle a tourné des courts métrages et une série, en Angleterre. Elle a du métier, je n’ai pas l’impression de faire un premier long. Je trouve qu’elle a l'intelligence de la mise en scène. Elle travaille sur l’intention, le sous-texte. Dans ses dialogues, on se plonge dans chaque phrase. Il y a une vraie réflexion. C’est difficile à expliquer, c’est vraiment de la théorie et ça m’emmerde de parler de théorie.

C. : Est-ce que cela nourrit ton expérience de réalisateur de te confronter avec d’autres pratiques?
B. L. : Bien sûr que ça me nourrit. Je n’ai pas été formé à l’école, et tout ce que j'ai appris et que j' apprends, tout vient du plateau.  

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