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Trafic 75 - automne 2010

Publié le 07/01/2011 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

Trafic, revue du cinéma 75 - automne 2010

Avec cette malice qu'on ne peut que lui accorder, utilisant les cordes d'un stradivarius, Sylvie Pierre nous joue, via son instrument, un texte au tempo brillant à la fin de ce numéro 75 de Trafic (Automne 2010). Une revue dont elle fait partie avec Raymond Bellour et Patrice Rollet depuis sa fondation par Serge Daney. Le titre : L'histoire Rohmer, de quelques questions qui en relèvent, rien de moins sur Eric Rohmer, l'art et la peinture. Cela nous fait frétiller.

« Et de ce royaume des fins où nous voici vraiment installés, plein droit nous est de condamner la folle ambition de notre temps, trop impatient de maîtriser l'univers pour connaître de lui autre chose qu'une abstraite et malléable substance, dont il croit rassurer son inquiétude. Rompant avec la nature, l'art moderne abaisse l'homme qu'il se proposait d'élever. Evitons ses chemins, même s'il nous séduit d'un lointain et problématique salut », écrit Eric Rohmer. (1)

D'où, son amusement nabokovien, lorsqu'il réalise Triple agent, l'art russe de l'abstraction au figuratif. L'avant-garde est-elle une arrière-garde et vice-versa, l'arrière-garde n'est-elle pas une avant-garde ? Un couple navigue de l'un à l'autre. Arsinoé (interprété par l'actrice grecque Katerina Didaskalou), femme peintre aux tableaux d'un ferme réalisme, mais surtout femme cristalline par rapport à son mari, un personnage trouble, agent double ou triple, agent naviguant dans on ne sait quoi, au juste, pour presque rien (une sorte de post-moderne d'avant-garde).

On comprend à quel point peindre en image cinématographique un tel personnage ait pu amuser Eric Rohmer. L'abstraction de la révolution ou de la contre-révolution ? Sylvie Pierre souligne que mine de rien, Rohmer évoque « les relations complexes entre l'art d'avant ou d'arrière-garde dans la première moitié du XXème siècle européen, Russie comprise. »

Savourez et lisez la suite, sur le rôle des femmes dans les films de Rohmer, tel que nous le propose l'auteur qui termine sa sonate en rappelant que Rohmer est le pseudonyme de Maurice Scherer, son vrai nom (il l'utilisait pour écrire dans La revue du cinéma et, au début, des Cahiers du cinéma, jusqu’en 1955). Pourquoi ce patronyme bi syllabique ? Cacher son identité pour cacher son jeu ? Plutôt qu'un triple agent, Rohmer est-il un double agent : de l'Ancien au Moderne ? Chez Rohmer, le jeu d'échec qu'il nous propose ressemble beaucoup à la logique de l'illogisme de l'Histoire.

Sur le socialisme démocratique de Jean-Luc Godard via Film socialisme lisons le texte de Frédéric Bonnaud. (JLG a quitté son patronyme d'Hans Lucas, tiens, tiens, est-ce que ce côté Rohmérien, lui vient de leur goût commun pour la culture allemande ?) Bonnaud nous signale d'emblée que la première partie du film « se place résolument sous les auspices d'Un film parlé (2003) de Manoël de Oliveira : un luxueux bateau de croisière, un tour de Méditerranée, quelques belles dames en goguette, un cours magistral à chaque escale et, au final, le bateau explose sous l'œil stupéfait du capitaine John Walesa (John Malkovich) »... C'est différent, sauf que JLG est loin de l'angoisse existentielle post-11septembre d'Oliveira dont « le récit est daté de juillet 2001 –différemment JLG poursuit le constat que le désastre a déjà eu lieu, et que l'Europe n'a jamais eu besoin d'aide extérieure pour creuser sa propre tombe ».

Dans Film socialisme, autrement dit Quo vadis Europa, démocratie et tragédie sont nées à Athènes. Dans cet opéra baroque en trois actes, le vieux cinéaste-cinéphile embarque les spectateurs sur un autre bateau, le Costa Concordia en explorant la possibilité de vie plutôt que de la survie dans un système qui s'effondre. Il rend aussi un hommage cinématographique à l'Antique, comme il aime tant le faire (voir Fritz Lang dans Le Mépris) via un réalisateur centenaire du cinéma : « en illustrant cette phrase d'Oliveira qu'il aime tant : C'est d'ailleurs ce que j'aime en général au cinéma : une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d'explication. » (« Godard et Oliveira sortent ensemble », Libération, 4-5 septembre 1993; reprise dans For ever Mozart et Histoire(s) du cinéma, 4b, « les signes parmi nous »).

Film socialisme, titre percutant autour d'idéaux éventés : le socialisme et le cinéma. Un projet qui fut collectif, et un art utopique qui le fut aussi et qui file on ne sait où (peut-être dans les sphères de la marchandisation dérégulée, en tout cas, hors des salles de cinéma qui furent créées pour répondre à la solitude des individus).

La croisière d'un paquebot en Méditerranée donc, avec ses touristes retraités, vacanciers, téléphone portable à l'oreille revisitant les lieux de leur histoire : l'Egypte, la Palestine, la Grèce, Odessa, Naples, Barcelone. Parcourant une Europe au bord du chaos, un continent qui va à sa perte en confondant ses droits et ses devoirs.

Parmi les belles trouvailles sur la métaphore du yin et du yang, à partir des rebondissements que nous offre Godard, Bonnaud se sert avec malice du rhizome deleuzien. Citons le jeu très chinois ou très Spinosiste du « et...et » plutôt que du « ceci ou cela ». « Ceci rappelant cela : Un rhizome commence et n'aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo. L'arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement d'alliance. L'arbre impose le verbe être, mais le rhizome a pour tissu la conjonction « et...et...et… ». Il y a, dans cette conjonction, assez de force pour secouer et déraciner le verbe être. » (Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, Minuit, 1980, p.36). C'est exactement ce qu'exigent Florine et Lucien, les enfants de « Quo Vadis Europa » : « On ne parle pas à ceux qui emploient le verbe être ». En effet.

Suite via Histoire(s) du cinéma et Film socialisme dans le texte de Frédéric Bonnaud.

Par ailleurs, la revue nous propose un beau texte de Youssef Ishaghpour sur Copie conforme de Kiarostami, de Shiguéro Hasumi sur l'éloquence des images mutiques de Hou Hsiao-Hsien et de Frédéric Sabouraud sur le deuil en direct sur le plus grand cinéaste de l'empire du milieu : Jia Zhang-Ke.

(1) in Les Cahiers du Cinéma, numéro 3 (Juin 1951)