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Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun

Publié le 06/10/2010 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Chaque homme dans la nuit…

L’œuvre de Mahamat-Saleh Haroun développe les motifs de la disparition, de la trace qu’elle laisse chez ceux qui restent, et à travers ces passations manquées, de la transmission. Mais parce que tous ses films se passent dans son pays, au Tchad, déchiré depuis des années par la guerre civile, ces questions intimes deviennent éthiques, élaborées au sein d’une histoire collective violente, qui les porte et les dépasse. Son quatrième long métrage, récemment récompensé du Prix du Jury au Festival de Cannes, s’empare à nouveau d’une destinée individuelle prise dans la tourmente commune. Plus sombre que son film précédent, Daratt (Une saison sèche), dont il semble à la fois la suite et la réponse, Un homme qui crie prophétise le vers d’Aimé Césaire dont son titre s’inspire : « un homme qui crie n’est pas un ours qui danse… »

Dans les bruits du matin, un homme et son fils jouent à celui qui restera le plus longtemps sous l’eau sans respirer. Et c’est le jeune homme qui gagne, tardant à remonter. Complicité, jeu, mais aussi rivalité, tout s’annonce déjà, au lever du rideau. Dès lors, Un homme qui crie avance lentement, installant peu à peu ses personnages dans des lignes de forces et de tensions qui les encerclent, les agissent et avec lesquelles ils tentent de lutter, mais qui les entraînent irrémédiablement vers le dénouement qu’on pressentait. Un renversement symbolique et bouleversant de cette première scène, quand l’un s’enfoncera dans la nuit tandis que l’eau emporte tout…

Un homme qui crieAdam travaille dans un hôtel où il est maître nageur. Le premier maître nageur du Tchad, un ancien champion de natation d’Afrique centrale, c’est lui qui le dit, avec fierté. Adam n’est pas n’importe qui. Dans cet hôtel, il trouve non seulement sa place et son statut social, mais aussi un espace un peu à l’écart de ce monde en proie à la guerre civile qui ravage le pays et se manifeste continuellement à travers le bruit des avions, la présence des troupes, les bulletins d’informations à la radio qui ne cessent de mentionner l’évolution du front au nord du pays. Et un chef de quartier véreux qui le presse de contribuer financièrement à l’effort de guerre.

L’hôtel est dès lors un petit havre de paix où quelque chose comme une vie normale résiste jour après jour. Mais peut-on réellement se tenir à l’écart du monde, peut-on éviter de prendre part à ce qui agite et convulse notre histoire, n’y est-on pas, toujours, mouillé jusqu’au cou ? Espace fragile lui aussi, soumis à d’autres lois, celles de la mondialisation, l’hôtel est racheté, la patronne doit remanier son personnel. Destitué, Adam se retrouve brutalement au poste de portier, son univers s’écroule, tandis que son fils, qui lui servait d’assistant, prend sa place. C’est bien connu, pour que les fils deviennent des hommes, ils doivent tuer leurs pères. Mais faut-il encore que les pères se laissent tuer. Entre les deux hommes, le silence s’abat. Et la guerre rattrape Adam. Sans dire oui, sans dire non - épisode passé sous ellipse, le film ne le dit pas et c’est là, sa très grande finesse – Adam, pressée par ce chef de quartier, laisse les troupes prendre son fils. Il retrouve, du même coup, son poste, inutile, puisque la guerre est désormais aux portes de la ville. Sortant enfin de son impuissance et de son immobilité, Adam voudra reprendre la parole et à affirmer, enfin, un choix, il part alors à la recherche de son fils, vers le Nord, au front. En quête de pardon, en quête de rachat. Mais ici, point de Dieu pour épargner Isaac. Point de Dieu pour répondre du geste terrible d’Abraham.
À travers le portrait d’un seul homme, à travers ses gestes, ses égarements, ses peurs, ses vacillements, la grande beauté d’Un homme qui crie est de réussir à saisir l’impuissance de chacun au regard d’un monde sur lequel on n’agit plus, mais par lequel on est agi – et dont on ne peut se tenir à l’écart. À sa femme qui tente de le secouer et lui dit « Je ne te reconnais plus Adam, tu as changé », Adam rétorque « c’est le monde qui a changé ». Taillé dans le silence et la pudeur, d’une facture très épurée et frontale, fait de plans fixes et d’ellipses, avec ses cadrages et ses couleurs magnifiques qui font de chaque scène de véritables toiles de maîtres, Un homme qui crie s’élève peu à peu au-dessus de l’histoire individuelle qu’il raconte pour rejoindre les dimensions intemporelles du mythe. 

Un homme qui crieDaratt, véritable tragédie antique, soulevait la question du droit public et de la loi privée autour d’un jeune homme qui se voyait confier par son grand père, au moment d’une amnistie, la tâche tragique de venger l’assassinat de son père. Le film se terminait dans un duel flamboyant, sous le soleil du désert où se réconciliaient, dans le précipité d’un seul instant, les trois temps d’une justice antique (meurtre, vengeance et pardon) que le jeune homme assumait d’un seul et même geste. Du côté des pères, cette fois, qu’il met au centre de sa narration, Un homme qui crie se mue peu à peu en drame mythologique, pour engloutir son personnage dans la nuit des temps, infinie. Cronos, qui dévorait ses enfants pour ne pas être destitué, aura pris le visage, dans notre monde contemporain, de la mondialisation, de la guerre qui déchire un pays, d’un seul homme, enfin, qui crie.

Un homme qui crie de Mahamat-Saleh Haroun
Sortie le 15 septembre

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