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Une part du ciel de Bénèdicte Liénard

Publié le 01/09/2002 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Critique

Les habitués du Loft sont priés d'abandonner leur nombril au vestiaire. Une part du ciel ne parle pas des abîmes du narcissisme ni des déclinaisons du même, mais de l'autre dans toute sa complexité et davantage même dans son opacité.
On est sur le fil du rasoir de l'inclusion et de l'exclusion sociale. Johanna (fabuleuse Séverine Caneele qui eut droit aux sifflets d'une série d'olibrius cannois.

Car enfin, qui n'aurait envie de les péter à force de passer ses journées en cellule avec pour seule distraction le pliage - payé à bas prix, of course - de cartes routières (résultat : le mitard) ; ou lorsque, comme Claudine, l`ex-meilleure amie de Joanna (Sophia Leboutte), ouvrière à la chaîne, on roule la pâte en série dans une boulangerie industrielle et l'on se voit proposer, ainsi qu'aux autres ouvrières, par le délégué syndical une paix sociale de trois ans (la convention étant signée avant même d'être discutée par la base) ? Ne sont dupés que ceux qui souhaitent l'être (ce que n'ignorent pas les inclus qui souhaitent réduire la marge des exclus, des fortes têtes qui refusent des compromis qui ne sont que compromissions).

 

Séverine Caneele

 

 

Voilà une chose que Claudine va comprendre et qui va la rapprocher à nouveau de Joanna, laquelle est en prison parce qu'elle préfère son intégrité plutôt que de se soumettre à l'ordre "sympa" mais pénible (la flexibilité, le travail de nuit, les pauses écourtées) que des délégués syndicaux gèrent avec la direction. lorsqu'elle obtint le Prix d'interprétation en 1999) est incarcérée pour des faits que la réalisatrice se garde de nous expliquer ("Johanna aurait pété les plombs"), faisant ainsi de cette boîte noire le centre de gravité du film mieux encore sa métaphore. On peut imaginer que si Joanna est derrière les barreaux c'est parce qu'elle refuse un consensus qui, au nom de l'emploi, l'oblige à accepter des conditions de travail indigestes et un rituel de travail d'où la vie est exclue. Elle veut sa part du ciel. D'ailleurs, Claudine, elle aussi, trahie par son syndicat, craque et préfère le défi du vivant. Elle crie au délégué syndical : "Ta vie ne vaut pas une minute de la mienne !"

 

Une part du ciel

 

Bénédicte Liènard passe de l'usine à la prison, de Joanna et ses compagnes à Claudine et ses camarades de travail avec une telle fluidité dans les raccords qu'il arrive parfois qu'on confonde les deux endroits. Deux lieux d'enfermement avec un encadrement tout aussi paternaliste. La grande réussite d'Une part du ciel est sa mise en scène, qui donne aux interprètes l'occasion d'être dans un entre-deux du jeu, dans la fiction d'une réalité qui est aussi la réalité d'une fiction. Bénédicte Liènard enregistre les gestes, se contente de montrer, sans démontrer,cette terrible solitude que ressentent les prisonnières du temps de cellule et du temps de travail, dans le silence des chaînes (fabrique) et des cellules (prison):

 

"Comment filmer cette solitude? se demande-t-elle. L'acte de cinéma même produit du faux, de la représentation artificielle, puisque la personne filmée n'est pas seule. Il est alors impératif de montrer la réalité de ce "faux", autrement dit de ne pas cacher la présence du "filmeur". J'ai refusé toute "esthétique de la solitude", toute figuration. Refusé de poser la caméra sur pied et de filmer la personne comme un objet. Et j'ai voulu regarder, non pas comme le gardien regarde par le judas, mais en rendant compte de l'intrusion même de mon regard. J'ai donc cherché à participer à la situation : mettre en scène la solitude ne pouvait être que regarder la solitude. Cette participation impliquait nécessairement un engagement physique : on m'entend et on me "voit" respirer, peiner à tenir la caméra dans la durée et l'intensité, en pâtir physiquement. Cette solitude n'a rien de "pur", de beau, elle interdit l'esthétique.

 

Ce refus de la figuration s'est évidemment appliqué aux lieux, usine ou prison : jamais de "description" sans les personnes."
Une part du ciel est un film singulier.Bénédicte Liénard, sa réalisatrice (qui a animé un atelier d'expression par l'image et le son en milieu carcéral), pose un regard qui va à l'essentiel sans distraire le spectateur. Naviguant hors du mainstream des films pop-corn (pour rester dans la métaphore alimentaire), Une part du ciel laisse des traces dans votre mémoire. C'est un film rude qui vous secoue par sa rigueur à la Bresson. C'est un film qui non seulement se voit mais s'éprouve.

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