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Unspoken de Fien Troch

Publié le 01/02/2008 par Anne Feuillère / Catégorie: Tournage

La pause est prévue pour 15h00. Et voilà qu’à 15 heures moins dix et des poussières, toute l’équipe du nouveau film de Fien Troch, Unspoken, sort d’un petit immeuble cossu d’Uccle pour se diriger vers la cantine, à deux pas de là. A-t-on déjà vu une équipe aussi ponctuelle sur son planning ? L’équipe franco-hollando-flamande se restaure tranquillement. Prévu pour durer 8 semaines jusqu’à la fin janvier, le tournage du film se passe à Bruxelles. Produit par Antonino Lombardo de Prime Time, comme son premier film, Unspoken est une coproduction avec Versus Production.
Alors, des noms nous sont familiers comme celui du chef décorateur François Lefebvre, et son assistante Catherine Causme. Sur le pas de l’immeuble, Elise Ancion, qu’on avait croisée sur le tournage d’Eldorado de Bouli Lanners, où elle s’occupait des costumes, fume une cigarette. Ici, les costumes du film, comme les décors, devaient être dans des tons beiges et bruns. Et s’il n’y a que deux personnages principaux, il y a près d’une cinquantaine de personnages à habiller. Mais elle aussi est détendue, comme toute l’équipe du film 

« On est très relax sur ce tournage ». En riant, Fien Troch nous confie : « Je suis quelqu’un qui a beaucoup de mal à se lever le matin. Et là, pour la première fois, je me lève en me disant « Super ! Je vais travailler ! Je me sens cool. Honnêtement, j’ai eu tant de problèmes techniques sur mon premier film qu’au bout d’un moment, j’ai plus du tout trouvé ça drôle. L’atmosphère sur ce film-là est tellement plus relax ! Et puis, j’ai vraiment du plaisir à raconter mon histoire. »
L'histoire, c'est celle d’un couple dont la petite fille a disparu quelques années plus tôt.

La comédienne française, Emmanuelle Devos, qui interprète donc l’un des deux personnages principaux, nous dit, entre deux bols de soupes, « Fien est tellement douée qu’on finit toujours en avance, j’ai jamais vu ça. Elle travaille très vite, elle sait déjà ce qu’elle veut. Son chef opérateur aussi. C’est stupéfiant. J’ai l’impression qu’on est toujours dans le bon format, le bon cadre. On est très vite entré dans l’histoire, et si ce n’est pas toujours facile, tout me paraît justifié, à sa place. J’ai l’impression qu’il y a chez les réalisateurs belges, enfin, ceux dont je vois les films comme les Dardenne ou Lafosse, une vision très picturale du cadre, une beauté du cadre. Ce n’est pas nouveau, on peut déjà voir ça chez Rubens!

Sans parler de La Femme de Gilles, c’était vraiment très Vermeer. Fien a un sens du cadre exceptionnel qui raconte beaucoup de choses. Je trouve cela typiquement belge. »

 

Blonde aux grands yeux bleus, très mince, aujourd’hui habillée en noir, la jeune réalisatrice flamande, qui a mis ses pas dans ceux de son père, le monteur Ludo Troch, parle d’une voix tranquille et douce. Dans la grande salle de la cantine où l’on s’entretient, dans un brouhaha de fourchettes et de plannings, de néerlandais et de français échangés par-dessus les assiettes, on doit tendre l’oreille pour l’entendre. Très honnêtement, elle confirme : « J’ai l’impression que je ne peux pas commencer un film sans savoir comment je vais le faire. J’ai fait le découpage du film il y a un an. J’avais déjà les images que je voulais en tête. Je crois aussi que mes scénarios ne me permettent pas d’improvisations, ils ne sont pas assez conventionnels, pas assez classiques, ce ne sont pas des histoires avec un début, une intrigue, une fin...Je suis obligée de savoir pourquoi je tourne telle scène ou telle autre parce que les scènes de mes films racontent des émotions et des sentiments, pas des actions. Le pire pour moi, c’est qu’on me dise que je peux raccourcir mon scénario (rires) ! Dans mon film précédent, on aurait pu enlever de nombreuses scènes sans que cela change l’histoire, mais cela aurait tout changé parce que ce sont ces scènes-là qui font que le film se construit et possède son atmosphère, met en place sa vision. Donc, quand j’arrive sur le plateau, il faut que cela soit prêt. C’est aussi que cela me rassure. Quand j’écris le scénario, je sais à 70% où je vais, pourquoi, et ce que je veux !J’ai déjà les images dans ma tête. C’est pour ça aussi que mon entente avec mon chef opérateur est très importante. Qu’est ce que je vais faire, veux faire ? Je dois lui montrer vers quoi je tends, des atmosphères, des images. » Avec son chef opérateur, le Hollandais Frank Van den Eeden, ils ont revu des films de Claire Denis : « J’aime beaucoup la manière dont elle raconte des histoires, comme si les choses s’étaient passées presque par hasard et qu’elle les avait enregistrées comme ça, au passage. »Hitchcock aussi, « Pas pour le copier, ça je ne peux pas ! » dit-elle en riant, « Mais pour saisir un peu comment il construit son suspens, pour mettre un peu de tension. Il y a une base très classique dans Unspoken, une intrigue, du suspens, des dialogues très chargés… » Elle réfléchit et ajoute « Parfois, à la lecture, on me dit de certains dialogues ou autres : « Mais est-ce que cela pourrait se passer dans la vie ? » Mais je m’en fous ! Je suis au cinéma ! J’aime bien jouer avec ça, cette question du vraisemblable au cinéma. Pourquoi on croit totalement à un film de science fiction ? J’ai aussi essayé de mettre des choses drôles. C’est encore un mélange entre des grandes émotions et des choses débiles, burlesques. J’ai besoin de ça pour capter l’attention du spectateur, qu’il supporte la tension. »

Aux côtés d’Emmanuelle Devos qui interprète Grace, Bruno Todeschini joue Lucas. Fien Troch l’a découvert dans Un couple parfait, du réalisateur nippon et francophile, Nobuhiro Suwa, qui, lui aussi, filmait la lente agonie d’un couple qui se sépare. « C’est vrai que c’était un univers que j’aimais bien, un univers qui est très proche du mien. Le rythme de gens qui ne communiquent plus, le cadrage, surtout. Mais j’essaie tout de même, quand j’aime bien des comédiens, de les dissocier des films que je vois. » Un choix de casting qui a prévalu sur la langue du film. 

Emmanuelle Devos et Fien Troch, réalisatrice

« Beaucoup de gens me demandent si je voulais tourner en français parce que c’était plus international. Ce n’était vraiment pas la question. Je voulais tourner avec Emmanuelle et Bruno. J’aimais beaucoup leur travail. J’étais à Paris, et je me suis dit que j’allais essayer de les contacter. Après quelques mois, c’était réglé. J’adorais ces comédiens, je me disais ce serait super qu’ils jouent dans mon film. Alors, tu es là, ça paraît possible, tu essaies. Et puis ils ont aimé le scénario, ils ont dit oui et tout à coup, tu te rends compte que tu dois tourner en français. Mais ce n’était pas vraiment un problème pour moi, le plus important, c’est que je comprenne les sentiments, que je sache les exprimer dans cette langue» Pour la comédienne française, cela n’a pas l’air d’être un problème non plus : « Nous nous sommes bien comprises, je crois. On fait deux trois prises de chaque scène. Je sens ce qu’elle veut sans qu’elle ait besoin de me le dire. Je sais ce qu’elle veut. Je ne sais pas très bien vous l’expliquer. Quand on est en osmose comme ça avec un réalisateur, c’est génial. Je sens quand ce n’est pas bien. Je sens quand elle est contente. Alors, bon… j’espère qu’on ne se trompe pas. » Après avoir lu le scénario, elle rencontre très vite Fien Troch qui lui apporte un DVD du Bonheur des autres : « À partir de ce moment-là, j’étais totalement convaincue. Hypnotisée. J’aimais beaucoup les partis pris de ce film très radical, très avant-gardiste, la manière dont chaque plan, chaque personnage était construit. J’étais vraiment soufflée. Et ça m’a beaucoup émue. Ce n’est pas froid. Crimes et Délits de Woody Allen m’avait fait aussi une très forte impression du même genre. Je me souviens de m’être dit « On peut faire du mal et pas être pris ? Et pire, ne pas avoir de culpabilité ? ! » Le Bonheur des autres n’est pas tout à fait pareil, bien sûr, et il y a aussi de la rédemption, quelque chose au-delà de l’humain. Et puis c’est très drôle, cette scène où la mère s’écroule, par exemple, c’est totalement burlesque, j’adore ! ».

 

scène du tournage

En rentrant dans le décor de l’appartement de ce couple, on y repense en effet, à David Lynch. On tourne aujourd’hui dans trois pièces en enfilade. Bureau, salon, salle à manger. Tout est marron, beige, brun, blanc cassé. Boisé. Du parquet couvert de tapis épais jusqu’aux murs chargés de bibliothèques. L’espace est à la fois molletonné, confortable, luxueux, et sombre, étouffé, angoissant. Sur une table basse, trône un vieux téléphone des années 80. Une lampe orange ailleurs dénote plus les années 70. Les meubles, rectilignes, sont difficiles à dater. Un décor atemporel où les pièces sont presque vides. Chaque objet semble y avoir trouvé sa place à jamais. Dans la salle à manger où une immense table en bois massif occupe tout l’espace, des vitrines maintiennent sous verre tout un fouillis d’objets qu’on aurait recalé là, comme une toute petite partie de la boutique d’un quelconque brocanteur. L’équipe répète les mouvements, en attendant que la nuit tombe. On va tourner la scène au crépuscule, très peu éclairée. La plupart du temps, les scènes, tournées en 35mm, sont éclairées par la lumière naturelle. Grace croit voir une jeune femme dans son appartement. Emmanuelle Devos traverse les pièces. La scène est filmée à travers l’une des vitres qui séparent le salon de la salle à manger. Elle se retourne sur elle-même, croit avoir vu une ombre, elle-même fantomatique, derrière la vitre. Fien Troch dirige les mouvements dans la pièce. Une autre partie de l’équipe se tient derrière le combo, à l’entrée. Puis, on vient visionner ce que ça donne, les répétitions sont enregistrées. Le chef opérateur hollandais Frank Van den Eeden surveille la lumière, on discute d’un mouvement sur le plateau. L’assistant-réalisateur David Oeyen se jette sur la moquette pour montrer le mouvement qu’il faudrait faire. Emmanuelle Devos lit Libé en attendant. Derrière l’entrée de service de l’immeuble, il y a quelques pièces que l’équipe vient d’investir, le reste des décors de cet appartement : la chambre du couple à la moquette si épaisse et sombre qu’un bruit de verre y serait étouffé. Une immense fenêtre donne sur la place de l’Eglise Notre-Dame du Rosaire. Briques et nuages cotonneux et gris comme des couvercles. La pièce s’est transformée depuis en studio de maquillage. À côté, la chambre d’enfant dont il ne reste plus que le papier peint, petits points couleur marron, encore, sur fond blanc, le décor a déjà été démonté. Cinq ans auparavant, la fille de Grace et Lucas a disparu. Cette chambre, maintenue fermée, est restée identique à elle-même. Une sorte de mausolée. Si ce nouveau long métrage n’est pas un film choral comme le précédent, Fien Troch filme de nouveau les conséquences de la disparition d’un enfant, un couple muet et des vies immobilisées, comme flottantes dans du formol. « Le thème principal reste celui de personnes qui n’arrivent pas à communiquer. Mais j’ai vraiment fait le choix de me concentrer sur ces deux personnages. Dans Le Bonheur, j’avais le sentiment de ne pas avoir assez d’espace pour tout montrer, pour aller au bout de chaque personnage, de chaque émotion. Ici, je peux vraiment aller plus loin, j’ai plus de temps pour creuser, les regards, les gestes… Mais tu sais, je me demande si je ne me cache pas derrière cette multitude…. Et puis, je me suis retrouvée occupée à chercher les décors, les personnages, et je me suis demandé si je n’allais pas passer à côté de ce que je voulais. C’est plus facile, parce que j’ai le temps, mais c’est plus difficile, parce qu'il n’y a que deux comédiens. Cela me faisait un peu peur. Tu ne peux pas cacher ton personnage avec un autre personnage qui rentre dans le champ, tu ne peux pas les faire parler avec d’autres et les faire s'expliquer. Au début de ce scénario, j’avais plus de personnages, de situations et de dialogues. À un moment, je me suis dit « Arrête, prends tes deux personnages et va jusqu’au bout. »

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