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Unspoken de Fien Troch

Publié le 06/02/2009 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Filmer du temps mort

Unspoken de Fien Troch

Avec son premier film, Le bonheur des autres, la jeune réalisatrice flamande faisait déjà preuve de beaucoup d’audace et d’originalité. Dans une sorte de banlieue résidentielle sous perfusion, un enfant trouvait la mort dans un accident, renversé par une voiture qui prenait la fuite. L’irruption de la mort et l’absence d’un coupable désigné servaient de précipité chimique à la putréfaction à l’œuvre dans ce milieu. Comme une fissure fait craquer un vernis, ce drame mettait à nu le chaos de ces existences morcelées. Le bonheur des autres était un film choral, parfois drôle et absurde, où s’insinuait le sentiment d’une inquiétante étrangeté qui contaminait toutes les réalités. Si les mêmes thèmes du silence et de l’incommunicable, de la mort et du deuil sont ici à l’œuvre, si on retrouve aussi le microcosme familial, ce second long métrage se risque plus loin encore, radicalise cet «Unheimlich » à tout le film et travaille à réinventer une temporalité intime très originale. Unspoken se construit à rebours du Bonheur des autres : la disparition a eu lieu bien avant le début du film et nous plonge dans un monde déjà déréalisé. Avec un minimum d’effet, très peu de dialogues, très peu d’événements, Unspoken nous immerge dans ce temps vide, suspendu, ce temps de la mort qui, imperceptiblement, va se remettre en marche.
Fien Troch suit le face à face de ce couple. Ou plutôt leur dos-à-dos. Elle et lui sont désormais comme deux univers, deux mondes clos qui n’entrent plus en résonance et se maintiennent chacun dans une sphère éteinte. La caméra, collée à leurs gestes, leur visage ou leur dos, se glisse dans leur intimité et laisse tout le réel qui les entoure, sans profondeur de champ, dans le flou. Dans ce chaos indistinct, ne se détachent que ce qui amorce, cache ou fait résonner le deuil et la disparition. Visages dans l’ombre, temps crépusculaire, entre chien et loup, portes, murs, fenêtres…, le film ouvre des espaces ambiguës où le réel bruisse de l’absence qui le hante.

De la même manière, le son est intime, espaces sonores intérieurs, éclats sur fond grouillant de réel chaotique. Une sorte de montage alterné rend palpable l’étanchéité de deux réalités qui se croisent si peu. Chacun semble prisonnier d’une temporalité qui patine, elle plus que lui, qui labyrinthe dans son appartement tandis qu’il erre dehors et tente d’entrer en relation avec elle. Entre eux, la disparition est un non-dit en forme de déni.
Unspoken réussit la gageure de mettre en scène ces deux univers intimes liés par la souffrance et cette temporalité immobile, faite de retours du même, de lents mouvements de caméras, de gros plans presque fixes, de micro-événements, de plans répétitifs. Le film construit une sorte de temporalité pâteuse, qui rend toute réalité, indistincte, ambiguë, évanescente en même temps qu’elle engendre un enlisement claustrophobe dans une situation arrêtée. Dans ce temps engluant et étouffant, peu à peu, un accident chez le voisin, une fissure dans le plafond, un téléphone qui sonne mais où aucune voix n’appelle, une sortie de lycée, la maladie d’un autre proche, un chien blessé… plissent la surface de ce temps étale. Comme le noir absorbe la lumière, le récit semble vouloir absorber, dans sa temporalité pâteuse, tout événement qui pourrait le faire bifurquer ailleurs. Mais il n’y arrive pas tout à fait.
Car Unspoken est aussi, et avant tout, un beau film d’amour, où l’un sauve l’autre parce qu’il le remet en mouvement. Et le temps se remet très doucement à vibrer. Alors, le récit vient faire ligature d’une manière très inattendue, pour renouer un espace entre ces deux intimités sans pour autant engendrer une chronologie enfin intelligible, mais au contraire, dans un chaos peut être plus grand encore. Ce qui fait barrage à la folie, à la déréalisation absolue du réel, ce n’est pas le monde bien entendu, mais l’autre avec qui on le partage. L’autre grâce auquel il y a du lien, il y a du monde.

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