Cinergie.be

Violence des échanges en milieu tempéré de Jean-Marc Moutout

Publié le 01/01/2004 / Catégorie: Critique

À 25 ans, Philippe (Jérémie Renier) débarque de province pour intégrer à Paris un grand cabinet de consultants en entreprises. Le matin de son premier jour de travail, il rencontre Éva (Cylia Malki), jeune mère-célibataire dont il s'éprend. Sa première mission, qu'il aborde avec enthousiasme, est de préparer le rachat, encore confidentiel, d'une usine par un grand groupe.Ses premiers rapports sont convaincants à tel point qu'il gagne la confiance de son patron qui lui confie une nouvelle responsabilité et pas des moindres : sélectionner le personnel apte à travailler dans une nouvelle organisation de l'entreprise.Dès lors, Philippe doit se convaincre et convaincre Éva du bien fondé de sa tâche et faire face aux ouvriers, hommes et femmes de l'usine, dont il prépare le licenciement. 

Violence  des échanges en milieu tempéré

 

Violence des échanges en milieu tempéré raconte l'histoire d'un passage à l'âge adulte. Le personnage principal, Philippe Seigner, est un battant qui se retrouve face à sa conscience au moment où il doit assumer une mission délicate : mettre à exécution un plan social de licenciement. Va-il assumer son poste, son statut et passer à l'acte ? Il est pris entre son patron, personnage sans scrupule et formé pour réussir, qui le met face à ses responsabilités et Éva, sa compagne avec qui il a une relation désintéressée, qui le met face à sa conscience. Dès l'instant où il a accepté de participer au plan social, il prend goût au pouvoir et ses rapports aux autres s'en ressentent et se modifient. Il obéit à une forme de lâcheté et à un renoncement qui est la résultante du conditionnement de son comportement professionnel. Et si à la fin du film, Éva le quitte, c'est parce qu'elle ne retrouve plus en lui la personne candide qu'elle a rencontrée et qu'elle a cru aimer au début de leur relation.

 

Le personnage de Philippe Seigner interprété avec talent par Jérémie Renier est double. Il possède à la fois cette candeur juvénile et cet aplomb du jeune battant capable de tout pour réussir. Il représente cette génération de yuppies qui gravitent les échelons pour accéder à l'ascension sociale. Au-delà d'une comédie en apparence légère, le film pose la question du compromis, du consensus mou, de la lâcheté à laquelle tout un chacun a été confronté un jour ou l'autre dans sa vie. Dans une société où tout le monde a peur de perdre son emploi, où la concurrence est très forte et où le travailleur est une marchandise comme une autre, le comportement de repli, du chacun pour soi, de la sourde oreille est de plus en plus répandu. Dans ce contexte, se pose la question de : " jusqu'où sommes-nous prêts à aller pour garder notre gagne-pain ? ".

 

Avons-nous le choix entre : participer, refuser, dénoncer, se taire, sauver sa peau, penser aux autres ? Il y a un jeu de miroir qui s'établit entre Philippe et le spectateur. Le tour de force du réalisateur est de mettre le spectateur dans la peau de l'acteur. Comme lui, on se sent tiraillé, bousculé dans nos convictions. Très vite, on se prend au jeu et on se met à la place du jeune consultant : Qu'est-ce qu'on aurait fait à sa place ? Est-ce qu'on aurait fait la même chose ? Est-ce qu'on le condamne ? Ou au contraire est-ce qu'on a de l'empathie pour lui parce qu'il est fragile et qu'on le comprend ? En suivant le personnage du jeune représentant de consultance dans sa mission, le film nous interroge sur le mécanisme du pouvoir : diviser pour mieux régner, fragmenter le travail, isoler, humilier et culpabiliser le travailleur. D'une manière plus large, le film démontre comment le cynisme de notre société rend coupable le travailleur en leur faisant croire qu'ils sont responsables du manque d'efficacité et de rentabilité de l'entreprise pour laquelle ils travaillent et cela sans états d'âme.

 

Le patron de la société de consultance interprété par Laurent Lucas est un bon exemple de ce cynisme. C'est un "guerrier" avec une arme de guerre redoutable : la séduction verbale. Il joue sur les failles et la psychologie des gens pour les déstabiliser et les convaincre en même temps du bien fondé du nouveau plan social. Le personnage d'Éva, la compagne de Philippe Segnier, est le contraire. Elle est sincère dans ses relations. Elle est sentimentale et fragile parce qu'elle cherche une relation vraie, sans compromis. Elle réfléchit, se remet en question, se sent concernée par la mission de son compagnon sans être une militante.Même si le thème n'est pas nouveau, le film est courageux et intéressant car il parle d'un comportement largement répandu dans la société : le cynisme, la peur et la lâcheté face au licenciement. On se souvient du film de Laurent Cantet Ressources humaines qui traitait le même sujet, les premiers pas en entreprise d'un jeune diplômé, mais par un chemin différent. Dans Ressources humaines, le rapport au père est central alors que dans celui-ci, le personnage principal n'a pas de lien avec sa famille et il n'est pas issu de la classe ouvrière. Un premier film classique dans sa forme, qui met en lumière les mécanismes inhumains de nos sociétés. On attend le suivant avec intérêt.

 

Karen S.H.

Tout à propos de: