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Virtuel ? À l’ère du numérique, le cinéma est toujours le plus réaliste des arts.

Publié le 06/02/2009 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

« Plus ça va, plus je trouve que le numérique convient à l’époque. J’ai une grande confiance dans ce format, c’est l’outil le plus efficace pour montrer la réalité contemporaine. Sa texture colle parfaitement à la société de consommation, à ses couleurs, à ces emballages qu’on voit partout en Asie. » Jia Zhang-Ke

publication de Angel Quintana - Virtuel?

En 1995 (centenaire du cinéma), André S. Labarthe écrivait La parenthèse Lumière(2). Le créateur, avec Janine Bazin de Cinéastes de notre temps et Cinéma de notre temps, analysait la disparité des systèmes d’Edison et des frères Lumière. Le premier croit aux images et invente le Kinétoscope (1989), une boîte à images montées en boucle (un procédé proche du circuit utilisé par la télévision et l’ordinateur). Les seconds inventent l’écran et la salle grâce à un procédé de projection emprunté à la machine à coudre. D’un côté, l’attraction et la simulation des images, de l’autre, la capture de la durée. Labarthe concluait brillamment : « Triomphe d’Edison sur tous les fronts. L’image omni présente… Du moins sommes-nous, peut-être, enfin en mesure d’apprécier comme il convient l’énormité théorique, la véritable coupure épistémologique, qu’a représentée le saut hors du temps effectué par les frères Lumière, un jour de décembre 1895. L’image vaincue. Le cinéma arraché à la fatalité de la science. La réalité réactivée par la projection d’une image sur un écran. »

Au XXème siècle, Hollywood, terre promise de la fiction classique, des récits fondateurs, remplace les attractions visuelles des boîtes à images de Thomas Alva Edison par une narration basée sur la logique temporelle, la durée du temps qui s’écoule (Intolerance de D.W. Griffith) et non sur les impulsions et les stimuli des attractions visuelles (la coagulation du temps). Précisément, le temps s’écoule. Le siècle s’achève avec le triomphe généralisé des techno-sciences. Comme un effet boomerang, on assiste au retour des spectacles de lanterne magique via la mondialisation des écrans télévisuels, des écrans d’ordinateurs et de l’explosion de la technologie numérique.

L’histoire du cinéma, insistait Bazin, se construit lors des crises, l’évolution technologique ne cesse de transformer la création cinématographique. Dans les années trente, l’apparition du son l’a déstabilisée, de même que l’apparition de la télévision dans les années cinquante.

En cette fin de siècle, le cinéma ayant fait son temps, semble être moribond. Cette chanson-là, les cinéphiles l’ont beaucoup entendue dans les années 90. Déjà, dans Le Mépris en 1963, outre les belles fesses de Brigitte Bardot, Jean-Luc Godard, cinéaste du deuil, citait cette phrase amusante des Frères Lumière : « Le cinéma est une invention sans avenir ». Poursuivant ce récit dans Histoire(s) du cinéma, il nous explique qu’invention du XIXème siècle, le cinéma a traversé le XXème siècle pour disparaître au XXIème. Mais la disparition du cinéma n’aura pas lieu au XXIème siècle malgré le passage à la nouvelle culture numérique et informatique. En cessant d’être la source de référence absolue de l’image, elle a changé de statut pour devenir, comme le disait Serge Daney, « la caisse de résonance symbolique du reste des images ».

C’est ce que nous explique avec brio Angel Quintana dans Virtuel ? À l’ère du numérique le cinéma est toujours le plus réaliste des arts. Certes, le numérique nous file des animations 3-D nous envoyant dans « une série de mondes artificiels peuplés de prototypes hyperréalistes ». Certes, certes, non seulement les démonstrations technologiques remplacent les vieux trucages, mais le système hollywoodien est envahi par les médias cybernétiques. Faut-il en conclure que la création de mondes virtuels, l’imitation en images de synthèse du monde, l’invention de mondes parallèles, a fracassé ce cinéma de la réalité, ce cinéma des Lumière qui a forgé l’histoire de notre adolescence ? Sommes-nous condamnés aux blockbusters du tout-virtuel (genre Terminator 2 ou La légende de Beowulf).

Point du tout, le numérique, nous explique Angel Quintana, renouvelle les possibilités du cinéma comme art réaliste. Partant des idées d’André Bazin, l’auteur défend l’hypothèse que le cinéma perpétue ses processus fondamentaux : capturer la réalité, documenter le monde, et saisir le flux du temps dans l’image. « Le cinéma numérique a alimenté le désir de capture des vestiges du transitoire, la soif de filmer le monde pour pouvoir, à nouveau, le rendre visible. Les captures en caméra numérique conservent et accroissent l’apparence documentaire de l’image. Aujourd’hui, ce qui est authentiquement nouveau ne vient pas du chemin qui conduit au virtuel, ni de l’utopie de la recherche de la pureté du réel, mais bien du procédé d’hybridation de l’image. L’étrange mélange entre reproduction et représentation est la marque du temps présent ».

Retour du bâton ? Les meilleurs réalisateurs américains amorcent un virage. Ils changent la donne des blockbusters prisonniers de l’image spectacle et de l’attraction du virtuel, en proposant, de leur côté, une relève esthétique en partant de l’usage du numérique sans tomber dans les blablas du virtuel cul-cul. Collateral et Miami vice de Michaël Mann, Zodiac de David Fincher, Inland Empire de David Lynch, L’Homme sansâge de Francis Ford Coppola, Two Lovers de James Gray nous ramènent dans un monde que les cinéphiles croyaient à jamais disparu. Ils utilisent les possibilités technologiques comme une nouvelle façon de réfléchir l’image, tant comme instrument de tournage que de postproduction et tant en HDCAM (Mann) qu’avec une caméra DV basse définition (Lynch).

Un cinéma plus proche aussi de l’artisanat que de la culture de masse. Lynch et Coppola ont travaillé avec de petits budgets. Car « l’important ne réside pas dans l’usage de la technologie pour créer un effet de réalité qui évince la vie, mais dans le pouvoir ludique du cinéma à révéler dans le sens qu’André Bazin conférait au terme, l’ambiguïté du réel ».

En opposition au cinéma classique, Jonas Mekas (Diaris, Notebooks and sketches-1959) et John Cassavetes (Shadows-1958) n’imposaient pas que la modernité cinématographique, mais aussi l’utilisation de petits moyens (16mm) et de petits budgets. Un artisanat que les réalisateurs asiatiques et orientaux connaissent bien et vont développer avec les nouvelles technologies du numérique. C’est le cas, en Chine, de Jia Zhang-Ke et Wang Bing dans des esthétiques différentes.

Les années 90 ont vu se développer les petites caméras digitales (DV-Cam). Les coûts de tournage sont allégés, mais surtout offrent (en Chine) la possibilité de travailler sans autorisation avec une équipe réduite. Mieux encore, Wang Bing tourne seul avec une petite caméra basse définition pour filmer les neuf heures de À l’ouest des rails. Jia Zhang-Ke tourne The World (2004) en HDCam (Yu Likwai – ex INSAS—est son chef opérateur), une métaphore de la Chine devant la mondialisation au XXIème siècle. Avec Still Life et Dong, il approfondit son style : fiction versus documentaire. Les deux films se font, par ailleurs, écho. L’un montre les ouvriers chargés de démolir la ville de Fengie, l’autre suit le peintre Liu Xiadong qui peint les ouvriers. 24 City poursuit cette conception, chère à Jia Zhang-Ke, d’envisager « la création comme acte de documentation de tout ce qui se passe dans son pays ». Le triptyque, À l’ouest des rails (1999-2004) nous révèle le démantèlement d’une gigantesque cité ouvrière édifiée dans la zone sidérurgique de Tie XI. Wang Bing a tourné avec une petite caméra numérique de basse définition car ce qui lui importe, dans cette métaphore de la décomposition de la Chine populaire, est d’enregistrer tout ce qu’il peut voir sur les moments de vie industrielle en train de disparaître – même avec des zooms approximatifs. Comment ressusciter le passé ? se demandent Jia Zhang-Ke et Wang Bing. « Jia Zhang-Ke fait appel, nous signale Angel Quintana, à la valeur d’enregistrement de l’image pour énoncer une poétique de la ruine. À l’ouest des rails et 24 City proposent, par des chemins différents, une réflexion sur la façon dont l’empreinte du réel, capturée par la technologie, peut donner vie à une nouvelle esthétique de l’image ».

Cinq plans-séquences composent Five (223), le plus beau film d’Abbas Kiarostami, un tableau épuré et envoûtant de la vie qui passe. « Avec Five, écrit Angel Quintana, c’est comme si le cinéma revenait à l’essentiel de la conception des Lumière. Five aborde une série de problèmes intéressants sur le devenir de l’image dans ce cinéma apparu après le cinéma. Le premier a à voir avec la texture de ses cinq plans et avec l’utilisation de la caméra numérique capturant les preuves de la réalité. Une mini-DV compact permet à Kiarostami de filmer le flux des choses et de chercher la révélation du réel à partir du registre des empreintes du monde ».

Autre grand film, européen cette fois, Dans la chambre de Vanda (2000) du réalisateur portugais Pedro Costa. Dans un bidonville de Lisbonne, à Fontainhas, Costa filme, avec une caméra numérique de basse définition, le quotidien de Vanda, une héroïnomane, enfermée dans sa chambre, luttant avec des garçons et des filles pour leur survie. « La grande révolution opérée par le cinéaste dans Dans la chambre de Wanda est la manière dont la caméra numérique lui permet de travailler le temps de la transformation. Costa n’improvise pas. Il contemple le monde et fait resurgir, à partir des essais avec son actrice principale, certaines scènes lui ayant été racontées auparavant, de sorte que la mise en scène module la réalité ».

Le cinéma et sa diffusion ont donc changé de cap. Le nouveau spectateur ne fait plus que découvrir les films en salles, mais désire les posséder (via les DVD) chez lui. Ce qui lui permet de découvrir des films que les salles dominées par la grande diffusion ne lui offriront jamais, mais surtout qu’il pourra regarder à n’importe quel moment. Quelle est la salle ou la cinémathèque permettant de revoir, à n’importe quel moment, À l’ouest des rails de Wang Bing ou de rendre accessible à chacun, un chef-d’œuvre comme l’Esprit de la ruche de Victor Erice ?

Le rôle du cinéma, en ce XXIème siècle, s’il a changé de statut dans le monde des images ne s’est guère effacé pour autant. « Le cinéma continue d’être un moyen d’expression capable de créer de la pensée sur le monde. Face à un flux informatique basé sur l’immédiateté et la redistribution de l’espace/temps au présent, le cinéma apparaît comme un moyen d’expression permettant la réflexion par la distance et le point de vue. Les films nous permettent de réfléchir aux événements quand ils font déjà partie de l’histoire et nous proposent de regarder le présent sans hâte ».

Oui, à l’ère du numérique, le cinéma est toujours le plus réaliste des arts. 

 

(2) in Du premier cri au dernier râle, André Sylvain Labarthe, édité par Yellow Now, en 2004, à Liège


Virtuel ? À l’ère du numérique le cinéma est toujours le plus réaliste des arts, Angel Quintana, éditions Cahiers du cinéma, coll.21e siècle.