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Vivre sa mort, rencontre avec le réalisateur Manu Bonmariage

Publié le 03/03/2015 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Entrevue

Vivre sa mort de Manu Bonmariage est un film fort sur un sujet à la fois intime et très troublant. Il nous fait partager les derniers mois de la vie de Philippe et Manu, tous deux condamnés par le cancer. Avec le cinéaste, nous les accompagnons, ainsi que leur famille, jusqu’à leurs derniers moments, l’un pour une fin de vie préparée et l’autre pour une fin de vie assistée. Une réflexion chargée d’émotion sur le fin de la vie, le comment accepter sa fin inéluctable et, évidemment, sur le délicat problème de l’euthanasie. 

Manu Bonmariage : Je n’ai pas voulu faire un discours, mais plutôt, comme à mon habitude, un film qui accompagne les gens dans leur démarche. Dans ce contexte, le propos de l’euthanasie est tout à fait justifié. Que ce soit pour la réclamer sans cesse, comme le fait Philippe, ou pour la vivre, comme le fait Manu, de façon à laisser une trace amoureuse profonde pour son entourage, sa femme et ses enfants. Je trouvais que c’était une quête qui méritait d’être vécue, dans la mesure où c’est un parcours accompagné vers quelque chose qui, de toute façon, est un point d’interrogation.

 

C. : En tant que cinéaste, vous êtes à l’intérieur de votre sujet, au plus près de vos personnages et votre propos est de les accompagner jusqu’à la fin. En vous concentrant peut-être davantage sur leurs moments de vie en famille. Vous évoquez à peine, par exemple, les soins palliatifs qui accompagnent tous les cancéreux en fin de vie.
M.B. : Je fais des films là où des questions se posent. En l’occurrence, la question n’est pas celle des soins palliatifs qui sont la base de l’accompagnement. Ici, les questions se posent beaucoup plus en ce qui concerne l’euthanasie, qui est volontairement éludée dans le cas de Philippe et volontairement acceptée dans le cas de Manu. Et l’équipe médicale l’accepte, parce qu’elle sait bien que Gabriel Ringlet est là pour aider, et qu’il aidera jusqu’à la fin.

 

 C. : Un sujet aussi délicat doit demander énormément de préparation avec les personnes ? Vous vous immiscez quand même au sein de la famille pour partager des situations difficiles. Il n’y a pas que la personne que vous filmez qui est en face de vous. Toute la famille participe à cela. Je suppose qu’il doit y avoir un minimum de discussions sur votre place comme cinéaste, la place de la caméra ?
M.B. : Vous vous trompez entièrement. Je n’ai jamais fait de préparation de ma vie. Je suis le père spirituel d’une émission qui s’appelait Strip-tease et qui appelait justement à mettre en situation, sans préparation, des gens à qui on demande de vivre, d’être, dans des circonstances qui sont les leurs. À la question de savoir comment les familles étaient préparées, je réponds qu’il n’y a eu aucune préparation en ce qui concerne Manu. J’avais demandé par téléphone à pouvoir être parmi eux et ils ont été immédiatement d’accord. Mais le plan où, après avoir fait une première séquence avec Philippe, je montre l’apparition de Manu, a été filmé alors que je ne l’avais jamais vu précédemment. Manu, quand il vient de la terrasse où il prenait son petit déjeuner avec sa femme et entre dans la maison émerge face à moi pour la première fois. C’est cela que je trouve formidable ! C’est d’être capable, pour lui comme pour moi, d’affronter la chose. Là, il y a avec les gens à la fois du respect, de l’inquiétude, et du suspense pour ne pas dire de l’angoisse. C’est surtout à ce moment qu’il faut être dans un état d’attention. Pas pour dire (à l’autre) qu’il n’y a pas de problème, mais plutôt pour lui dire : « Affrontons les choses ensemble. »

 

C. : Et en ce qui concerne Philippe ?
M.B. : Philippe, c’est lui qui a fait appel à moi à la sortie de mon dernier film, La terre amoureuse, au cinéma Plaza, à Hotton. Il m’a dit : « Manu, j’aimerais que tu me fasses un film comme cela. » Cela voulait dire, si j’ai bien compris, avec cet accompagnement que j’ai l’habitude de prendre avec mes personnages qui sont pour moi considérés comme des acteurs de leur vraie vie. J’appelle ma manière de faire du cinéma le cinéma direct parce que j’ai affaire à des gens qui sont en pleine possession de leurs moyens, et qui vivent ce qu’ils ont à vivre, le plus souvent avec difficulté. Dans ce cas-ci la difficulté est d’aller au bout de sa vie et de rencontrer la mort. C’est aussi l’accompagnement qui est porté par les gens qui s’en occupent. C’est cela le sujet du film à travers Philippe et à travers Manu. 

 

Manu Bonmariage © Ruben Thomas/Cinergie

 

C. : Vous êtes donc là, avec votre caméra, comment procédez-vous ? Essayez-vous de vous faire le plus discret possible ?
M.B. : Je ne fais aucun discours en tous cas. Ils sentent immédiatement que ma démarche est une démarche humaine, en collaboration avec ce qui les préoccupe ou les inquiète. Ma caméra n’est jamais cachée, C’est un accompagnement, qui veut aussi dire complicité, une complicité du regard. J’ai l’avantage d’être borgne, si bien que mon œil gauche n’est jamais fermé. En l’occurrence, c’est une chance. J’aime garder l’œil au viseur, même avec les caméras modernes où on regarde de moins en moins dans l’œilleton. J’ai donc l’œil droit au viseur et mon œil gauche reste toujours ouvert. C’est un œil qui ne voit rien, mais pour celui qui est en face de moi, c’est un œil qui voit tout, et qui me rend facilement complice. Et cette complicité nous conduit à affronter ensemble soit la joie, soit la tristesse.

 

C. : Ce qui m’interpelle, c’est que vous montrez essentiellement de la vie. Ce sont des moments de partage en famille, des moments où on rit, d’autres où on a la gorge serrée. Donc, votre film, c’est aussi la manière de rendre ces cinq ou six mois durant lesquels on peut s’arranger avec l’idée de sa mort prochaine.
M.B. : Oui, mais moi, je ne suis pas acteur. Je suis uniquement le manipulateur de la caméra que j’ai constamment à l’épaule, perpétuellement à la disposition des gens pour entrer, bouger et sauter, bref faire n’importe quoi. Je suis un complice du mourant, mais aussi de son entourage, de son environnement, et c’est cette complicité qui fait que tout est centré sur la personne de Philippe ou Manu et qui la rend signifiante. La personne acquiert un statut de noblesse, dans le sens où on n’a plus d’attention que pour lui, et je trouve que c’est important. Personnellement, je n’ai pas trop envie de me qualifier par rapport à cela, j’ai simplement une forme d’accompagnement, un peu comme l’accompagnement du prêtre ou de l’ami, du philosophe ou ce qu’on veut, mais qui est fondamentalement important pour celui qui vit dans cette condition de mort proche.

C. : Contrairement à Philippe qui est un peu seul par rapport à son problème d’euthanasie, Manu est visiblement accompagné. Il y a Gabriel Ringlet, que l’on voit vers la fin du film, mais j’imagine qu’il n’est pas seul, qu’il y a une association derrière ?
M.B. : Oh, Ringlet, il se débrouille bien seul, je pense. Je ne sais pas vraiment comment le qualifier. C’est un prêtre, mais c’est le seul prêtre que je connaisse qui soit libre penseur. Je trouve ça formidable de sa part. Ici, il arrive presque en fin de parcours, mais sa présence est simple et solidaire.

 

Manu Bonmariage © Ruben Thomas/Cinergie

 

C. : C’est dans ce cadre, en accord avec Manu et sa famille, que vous avez pris la décision d’être là aux derniers moments, à l’instant où l’euthanasie est administrée. Vous assistez à cette cérémonie où, effectivement, Gabriel Ringlet joue un rôle important avec tout son discours très émouvant sur le passeur de feu. C’est une manière de ne pas terminer votre film sur une porte fermée ?
M.B. : Bien sûr. Je ne savais pas ce qu’il allait dire. Je n’aime pas au préalable interpeller les gens sur ce qu’ils ont envie de dire ou de signifier à tel ou tel moment. Et j’ai trouvé ces paroles merveilleuses. C’est pour cela que, à la fin du film, je reste en gros plan sur le dernier enfant de Manu. Il ne prend pas trop au sérieux l’atmosphère qui règne dans cette petite chambre d’hôpital, il ne comprend pas la différence entre la mort et le sommeil. Il a un moment un regard ébahi vers la lumière, qui est la lumière du jour. J’ai eu la chance de le prendre en gros plan et je me suis permis de le mettre là. C’est peut-être un point de vue facile, mais je suis persuadé, quand je vois le regard que ce petit bonhomme jette à son père éteint, que dans sa tête, le feu continue. Ce n’est pas que je crois plus en Dieu qu’en autre chose, je crois tout simplement que chaque être humain tire de la force de l’autre à sa manière. Et j’espère que le petit Timour, quand il verra plus tard cette séquence, comprendra que le feu de son père ne s’éteindra pas parce qu’il va rester en lui.

 

C. : Dans cette scène poignante, vous êtes là, avec une caméra, et cette caméra, elle fait entrer le spectateur dans ce cercle. Jusqu’à quel point peut-on faire entrer le spectateur dans une cérémonie aussi intime que les derniers moments de quelqu’un ? À un moment donné, en regardant le film, on se dit : « C’est très émouvant, mais c’est une cérémonie réservée aux personnes qui se connaissent très bien, qui ont partagé toute une vie ensemble, moi, qu’est-ce que je viens faire là-dedans ? »
M.B. : C’est une question qui est justifiée. En même temps, ces acteurs de leur vie savent que ma position est d’être dans une forme d’accompagnement, mais qui, par mon métier est aussi de la recherche de condition humaine. Cette condition humaine, qu’on tâte à tout bout de champ au fil des films comme j’aime les faire, elle est pour moi importante. Je ne cherche pas à me justifier. Je pense qu’il ressort de tous les films que j’ai faits une certaine manière d’être un être humain. Et par rapport à ce que vous dites, c’est vrai. Parfois, je me pose la question que vous posez : « Qu’est-ce que je fais là ? », mais en même temps, ces personnes que je filme, en général, qui sont affectés, sont aussi complices, sinon elles ne le feraient pas. Et cette complicité est proche de l’amitié. 

 

C. : Je crois que vous filmez en pleine émotion et que vous proposez un climat plein d’émotions fortes, c’est ce qui fait toute la valeur de votre travail et c’est ce qui fait aussi parfois qu’il provoque des remous.
M.B. : J’ai fait tous mes films dans cet esprit. Personnellement, je suis profondément touché par chaque film, mais celui-ci tout particulièrement. Chaque film parce que je sens toujours des parties de l’être humain que je suis vibrer à l’unisson des autres ; et celui-ci est plus particulièrement interpellant parce que j’ai senti que ma présence n’a jamais été perçue négativement. C’est la seule chose dont je peux être fier. Prenez le premier plan que j’ai fait avec Manu. Il vient se confier à moi, alors que, je le répète, je ne l’avais jamais vu. J’ai été tellement touché. Je lui fais tout de suite une réflexion. Puisqu’il avait la tête rasée du fait de ses soins, je lui dis : « Tu n’as pas besoin d’aller chez le coiffeur pour être resplendissant devant la caméra. » C’était pour le mettre en confiance, mais c’était aussi une façon de mettre le spectateur en complicité. Je pense au spectateur. Je suis solidaire de lui et je tiens à ce qu’il sache que ce que je suis occupé à faire n’est pas du voyeurisme, mais de la complicité. 

 

Manu Bonmariage © Ruben Thomas/Cinergie

 

C. : Se pose aussi la question de la famille, car si la personne n’est plus là, il faut gérer l’après avec la famille. Du fait qu’il y a un film qui est en préparation, qui va présenter votre point de vue sur leur drame intime, ils ont aussi des attentes, des craintes par rapport à ce film. Comment gérez-vous cela ?
M.B. : C’est tout à fait normal qu’ils aient une inquiétude, mais durant les 5 à 6 mois qu’a duré le tournage, j’ai été présent tout le temps, et j’ai pu nouer avec eux une forme de complicité, d’amitié et de disponibilité. Et cela va dans les deux sens, cette disponibilité. S’il y a avait eu le moindre incident où on me juge de trop, je me serais retiré. Par rapport à ma condition de cinéaste, j’opère avec la volonté d’être en plein dedans. C’est à prendre ou à laisser. Je ne veux pas être caché. C’est une question à mettre au point dès les premiers tournages. Je suis un accompagnateur de nécessité, ou plutôt un accompagnateur qui a été quelque part… demandé.

C’est pour cela aussi que j’ai voulu faire ce film tout seul, avec ma caméra, mes micros à gauche et à droite, mais rien d’autre, dans un certain état d’effacement. Ma caméra, elle fait partie intégrante de ma personnalité. Je suis simplement un être humain avec ses outils.
Si j’étais maçon, j’aurais ma truelle, si j’étais fermier, j’irais traire mes vaches…

Si Philippe, au sortir de La terre amoureuse, m’a demandé « un film comme cela », c’est qu’il a compris ce qu’est l’accompagnement cinématographique dans le cinéma direct, avec cette forme de disponibilité et de recherche de compréhension, sociologiquement valable par rapport à notre société et ses normes. Maintenant, ce sera à eux de juger et, de fait, je sais que maintenant, ils attendent avec impatience le jour de l’avant-première devant quelque 200 personnes. Mais j’ai trouvé en eux la confiance dès le départ. À partir du moment où vous naviguez avec quelqu’un pendant six mois, cela veut dire que vous êtes « de la famille », si je peux m’exprimer ainsi.

C : Dans un film comme celui-là, j’imagine que vous serez d’accord pour dire que c’est le montage qui donne un sens à tout le travail de tournage qu’on a fait au préalable ?

M.B. : En général oui, mais ce sujet-ci est unique et a été traité de manière unique. Ici, tout converge perpétuellement vers une fin inéluctable. Il y a un conditionnement qui vient du tournage qui est beaucoup plus intense que dans d’autres films. Chaque moment du tournage a sa singularité, et il y a une chronologie dont il n’est pas possible de beaucoup s’écarter. Je trouve votre question tout à fait pertinente, mais la réponse n’est pas aussi évidente car ici, le montage était moins important que pour d’autres films. Ceci dit, j’ai participé activement au montage. Je tenais à apporter tous les éclaircissements à la monteuse et toute la signification que j’apportais à chaque séquence. Pas du tout pour nier son travail, mais au contraire pour l’encourager à aller le plus loin possible dans le sens de la participation à cette démarche. J’ai bien sûr respecté la chronologie. J’ai juste mis en parallèle Philippe et Manu alors qu’en réalité, je les ai filmé successivement.

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