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Wild Blue de Thierry Knauff

Publié le 01/05/2000 par Philippe Elhem / Catégorie: Entrevue

Faire un film, c'est essayer d'être au monde


Né à Kinshasa en 1957, Thierry Knauff, sitôt rentré à Bruxelles, fréquente dés l'âge de sept ans, le mercredi après midi, les cinémas de quartier de la capitale : le Brazil, le Central, le Métro, le Century et surtout le Wolu. Maciste, Jason, Sinbad, d'Artagnan, la fée Clochette, Laurel et Hardy, Jerry Lewis et bien d'autres projettent la magie de leurs personnages sur la toile de son imagination. Rien d'étonnant si, après des études de Philologie Romane à l'UCL, il entreprend des études de réalisation à l'INSAS et réalise dans la foulée le Sphinx, son deuxième court métrage de 12' qui récolte de nombreux prix. Après Abattoirs et Seuls (coréalisé avec Olivier Smolders), il réalise Anton Webern qui est distingué à Cannes en 1992. Trois ans plus tard, il signe avec Baka, un chef d'oeuvre de 55' dont notre collaborateur Philippe Elhem a rendu compte dans Cinergie (N°96, octobre 1995). Entre-temps Le Sablier, sa maison de production, présente une série de films parmi lesquels No pour dire oui, le beau film de Alain de Halleux et Peter Wooditsch, Geogy Ligetti de Michel Follin. 
Aujourd'hui il nous revient avec Wild Blue, notes à quelques voix, un film de 68' sélectionné au Festival international de Cannes 2000, section : Un Certain Regard.

Wild Blue de Thierry Knauff

 

Cinergie : Comment est né Wild Blue ?
Thierry Knauff : D'un constat : lors de la préparation d'un film ou au gré de sa réalisation, il arrive que des traces de rencontres, de recherches, de découvertes, d'émotions demeurent sous formes de notes, de plans, de sons. Or, ces traces ne trouvent pas toujours leur place dans le film en cours. Que pouvait donner l'agencement de ces ébauches, de ces éléments-là, glanés au fil du temps ? Peut être une sorte de journal, un peu comme le carnet de notes d'un écrivain ou le carnet d'esquisses d'un peintre. Voilà la genèse enfouie de ce projet. C'est l'origine lointaine, ancienne du film. Progressivement le film a pour ainsi dire dicté ses propres besoins, ses rejets. Finalement, du matériau d'origine, il ne reste que quelques plans.

C. : Comment s'est élaborée la construction ?
T.K. :
Très tôt, des lignes de force se sont dégagées. Parmi tous ces fragments, des motifs récurrents sont apparus. Des motifs simples : les arbres, les enfants, les mains, les voix de femmes, les vents et quelques autres. Le film se déploie au gré de la variation de ces quelques motifs.

C. : Comme une musique à programme ?
T.K. : Non, pas du tout. Plutôt comme une alternance d'improvisations et de réajustements. Bien sûr, les motifs engendrent des thèmes. Et même si le déroulement du film n'est pas psychologique (ce n'est pas l'histoire de), toute continuité narrative imprime sa propre force, implacable, intrinsèque. Or, je souhaitais un film aussi libre, aussi ouvert et imprévisible que possible.

C. : Le son participe à cette ouverture.
T.K. : Oui. Il n'est jamais redondant à l'image. Mais comme elle, il participe à la matière du film. Le son, c'est la chair du film. Il est porteur de sens, mais surtout de sensations.

C. : Cette attention pour la matière au sens organique du terme est perceptible dans le traitement de l'image.
T.K. : Oui. La lumière peut s'attarder sur le grain d'une peau ou les nervures d'une feuille. Elle peut aveugler comme elle peut souligner la courbe d'une épaule. Elle naît de la matière et la fait voir.

C. : Vous mélangez dans Wild Blue des images de natures différentes. Pourquoi mêler 35mm et image vidéo?
T.K. : Notamment, parce que c'est en partie en vidéo que nous arrivent des bribes du monde. Mais aussi, pour rappeler par sa texture qu'il ne s'agit que d'une image. Et que, plus on s'en approche, moins on voit.

C. : Certaines images ont l'apparente authenticité des images d'archives. Il y a-t-il des images d'archives dans Wild Blue ?
T.K. : Non. Pas une seule. Wild Blue témoigne d'une façon très concrète et très directe d'un certain état du monde. Et de son ultime violence. Essayer de faire un film, c'est toujours tenter d'être au monde. Il n'y a pas d'un côté le monde et, de l'autre, l'activité artistique. Les deux ne sont pas séparables. Comme il s'agit de fragments recueillis, élaborés et assemblés au fil du temps et que ce temps est inscrit dans le monde qui est le nôtre, forcément le monde s'y retrouve.

C. : Oui, mais, justement, comment naît ce sens, cette cristallisation de la pensée ?
T.K. : Au fil du temps. Pour moi, un film, c'est la recherche d'équilibre entre une certaine rigueur et une forme d'improvisation. C'est pour ça que je ne sais pas répondre aux questions qui touchent aux intentions. Non pas que je sois absent à ce que j'essaie de faire. En fait, il me semble qu'un film se fait continuellement et, pour ainsi dire, en dehors de lui. Pour moi, un film c'est la trace d'une attention constante, d'une écoute continuelle de tout ce qui vit. Et cette attention, cette écoute sont des attitudes préalables, nécessaires au film, parfois lointaines, mais qui se poursuivent bien après la décision de l'arrêter. Car un film n'est jamais fini. Il est seulement arrêté, parce qu'il faut bien s'y résoudre.

 

Portrait de Thierry Knauff

 

Il me semble pourtant que ce premier long métrage apparaît comme une tentative de sublimer, de dépasser des thèmes déjà "travaillé" dans vos films précédents. Il y a ce désir d'interroger des destins singuliers qui ont été brisés par la bêtise ou l'horreur provoquées par des hommes comme dans Le Sphinx ou Anton Webern... La douleur, les violences évoquées ici sont irréductibles. Vouloir les dépasser, serait sans doute indigne. Mais que faire ? Faut-il se taire ou prendre le risque d'alimenter ce qui les a provoquées ? Comment évoquer cette violence répétée sans la relayer à son tour ? Comment rappeler ces faits sans faire le jeu de ceux qui les ont perpétrés ? Comment résister à la continuelle banalisation de l'inacceptable, à l'oubli immédiat ?

C. : Wild Blue choisit de ne pas oublier. En tout cas d'essayer.
T.K. : Il y a dans ce film une volonté de mettre sur le même plan l'homme, l'art et la nature. Wild Blue semble nous dire : il n'y a pas que l'homme qui meurt ou qui souffre des exactions des hommes. Tout ce que les hommes ont exprimé d'une façon artistique au fil des siècles, mais aussi la nature dans laquelle nous vivons tous, tout est détruit de la même façon, sans doute par les mêmes individus ou par leurs frères. Bref, c'est tout un monde qui va à sa perte.
C. : A le voir aujourd'hui, il me semble qu'il existe dans le film une tension permanente entre l'évocation d'un monde traversé par d'extrêmes violences nées de multiples intolérances, religieuses, politiques ou autres, et une beauté également forte, simultanée, de ce même monde, malgré l'horreur dont il est porteur.
T.K. : Je sais que ça peut paraître choquant de dire ça, mais cette simultanéité crée une tension de vie. Je ne veux pas dire que la beauté est rédemptrice. Je dis simplement qu'elle peut aider à vivre. A essayer de vivre malgré tout dans ce monde. Dans toute son horreur et pourtant sa beauté. Ce qui ne dispense ni de la révolte ni de la compassion.

C. : J'ai l'impression que dans vos films affleure plus que dans d'autres, cette idée de "la mort au travail" évoquée en son temps par Cocteau au sujet du cinéma.
T.K. : Tenter de faire un film, c'est essayer désespérément de garder la fragile trace de quelque chose qui est en train de disparaître... Et le film, comme le reste, se dégrade puis disparaît. Il n'y a rien à faire, c'est ainsi, cela n'a rien de rassurant, mais cela fait partie de la vie.

C. : Pourquoi n'avoir choisi, pour les voix-off, que des voix de femmes?
T.K. : Parce qu'elles sont souvent, dans les conflits évoqués, les premières victimes. Ou les seules qui restent. En tout cas, les moins entendues. Cela dit, loin de moi la prétention de "donner la parole". Il suffit d'écouter.

C. : A ce propos, chaque interprète, chaque femme parle une langue différente.
T.K. : Oui, chacune parle sa propre langue, ou celle de la région évoquée. Il me semblait nécessaire et beau d'entendre ces voix, ces langues, ces accents qui se croisent et se répondent. C'est une façon d'accompagner, de renouveler, de relancer l'écoute. Et finalement d'être avec, plutôt qu'à la place.

C. : Comment s'est fait le choix des interprètes ?
T.K. : Telle femme était directement concernée par ce que le texte évoque. Telle autre s'imposait par le grain de sa voix. Pour la complémentarité ou l'opposition de timbres qu'elle provoquait avec les autres voix du film.

C. : Qui a écrit leurs textes ? Vous ou elles ?
T.K. : Au départ, il y a eu, à chaque fois, une rencontre. Et ces rencontres ont transformé des textes écrits préalablement ou en ont fait naître d'autres. Ces textes ont toujours été dits ou chantés en accord profond avec l'interprète. Le va-et-vient était constant entre le film en train de se faire, les notes qui le précédaient et celles qui surgissaient à l'écoute de ces femmes qui allaient leur donner corps.

C. : C'est ce que suggère le sous-titre du film : "Notes à quelques voix" ? Une poignée de notes données à entendre avec un certain souci de musicalité ?

Oui.

 

Portrait de Thierry Knauff


Avez-vous pensé, un moment, mettre de la musique dans Wild Blue ?
T.K. : Plusieurs musiques auraient pu convenir ponctuellement, mais l'ensemble du film s'en passait bien. Les nuances, les couleurs, les rythmes qu'elles apportaient en écrasaient d'autres, les masquaient. Elles appauvrissaient l'ensemble ou le déséquilibraient. La musique aurait nui à la musicalité du film.
Exactement. C'est le film qui doit être musique. Par tout ce qui le compose.

C. : Revenons aux motifs. Parmi ceux-ci, il y a celui de l'enfance. Que représentent ces enfants pour vous ?
T.K. : Ce sont des enfants. Ils ne représentent rien qu'eux même. Ils ne sont pas là pour dire l'enfance ou je ne sais quelle innocence. Non. Ils sont là, c'est tout.Bien sûr, une grâce particulière se dégage de ces corps-là. Et leur présence me touche. Mais pas d'une façon exclusive. En tout cas, pas davantage que celle des autres personnes du film. Cela dit, ils sont là, ces enfants. Mis au monde. Un monde qu'ils n'ont pas choisi et qui est ce qu'il est.

C. : Comment y vivre, malgré tout ?
T.K. : C'est une question que je me pose. Et bien sûr je n'ai pas la réponse.

C. : Combien de temps a duré la réalisation de Wild Blue ?
T.K. : Je ne sais pas... Sept ans, je crois.

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