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Eternité de Tran Anh Hung

Publié le 19/09/2016 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Le malheureux destin des poulains d’Amélie

Quand Valentine (Audrey Tautou), cadette d’une famille de 3 enfants, se marie à 20 ans avec Jules (Arieh Worthalter), qui lui donne 8 enfants, nous sommes à la fin du 19e siècle. À la fin du siècle suivant, une jeune parisienne, l’arrière-petite-fille de Valentine, court sur un pont pour se retrouver dans les bras de l’homme qu’elle aime. Entre ces deux moments, des hommes et des femmes se sont rencontrés, aimés, trouvés et perdus, se sont étreints durant un siècle, ont accompli leurs destinées amoureuses et établi une généalogie… une éternité ! Parmi eux, Mathilde (Mélanie Laurent), belle-fille de Valentine, mariée à Henri (Jérémie Rénier) et Gabrielle (Bérénice Béjo), son inséparable amie d’enfance, mariée à Charles (Pierre Deladonchamps).

EternitéA priori, l’idée qu’un réalisateur vietnamien, Tran Anh Hung (L’Odeur de la Papaye Verte, Cyclo, À la Verticale de l’été), s’attaque à l’adaptation du roman L’élégance des veuves de la française Alice Ferney, éloge de la maternité et de la famille nombreuse signé par une auteur catholique très « à droite » (opposée notamment au mariage homosexuel et à la procréation médicalement assistée) peut paraître saugrenue. À l’écran, ces relents conservateurs disparaissent heureusement très vite car le cinéaste élude toute considération politique pour faire place à une épopée familiale dont les thèmes et la mise en scène rappellent, à une échelle plus modeste, The Tree of Life, le chef-d’œuvre humaniste de Terrence Malick. Néanmoins, comme pour faire un pied de nez discret à l’idéologie nauséabonde de l’écrivain qu’il a adapté, Tran Anh Hung n’hésite pas à suggérer à demi-mots que les couples composés de Mélanie Laurent / Jérémie Rénier et Bérénice Béjo / Pierre Deladonchamps pratiquent l’échangisme en secret.

Avec une grande économie de mots (outre la voix off, le film est pratiquement sans dialogues), Tran Anh Hung raconte la grande histoire de l'Humanité via le spectre total des émotions que ressentent les mères envers leurs enfants, notamment ce lien charnel et fusionnel qui les unit dans la vie et au-delà de la mort, illustré ici de la plus belle des manières : par des dizaines de baisers et de gestes tendres. Comme chez Malick, les mères prennent les pieds minuscules de leurs nouveau-nés dans leurs mains et les couvrent de baisers.

Éternité est donc un vibrant hommage à la maternité, mais également l’une des plus douloureuses illustrations du deuil au cinéma depuis le bouleversant Bright Star de Jane Campion. Souvent traité avec désinvolture à l’écran, le deuil est ici synonyme d’uppercut. Si chaque naissance est accueillie comme une bénédiction, chaque disparition est un drame dont on ne se remet pas. La mort laisse des cicatrices béantes et emporte avec elle une petite partie de l’âme de ceux qui restent. Audrey Tautou incarne une mère-courage qui, dès le décès prématuré de son époux, comprend qu’elle est sur terre pour voir disparaître ses proches les uns après les autres. Une malédiction qui se vérifie puisque quatre de ses huit enfants disparaîtront avant elle, fauchés à la guerre ou par la fièvre. On se souviendra également longtemps de la détresse de Bérénice Béjo, impuissante sur la plage alors qu’elle voit son mari se noyer à l’horizon, englouti par l’immensité de l’océan.

EternitéInondant des décors paradisiaques de bord de mer, de villas luxueuses et de jardins fleuris, la lumière estivale signée du taïwanais Mark Lee Ping Bing (In the Mood For Love, The Assassin) est aussi chaleureuse et hypnotisante que les nombreuses étreintes (filiales ou amoureuses) qui parsèment le récit. C’est là une constante du cinéma du réalisateur : les mouvements des corps importent bien plus que les mots. L’ambiance est ouatée, subtilement érotique, presque onirique et fait la part belle à un aspect « Douce France » finalement assez proche de la bienséance asiatique représentée par le réalisateur dans ses œuvres précédentes. Soulignons également la réussite des maquillages (artisanaux et numériques) qui permettent de transformer Audrey Tautou en grand-mère ou de rajeunir Bérénice Béjo de 20 ans…

De par ses partis-pris narratifs radicaux (tout se répète à l’infini, les scènes de naissance, de mariages, de décès et de funérailles se succèdent inlassablement), Eternité est une œuvre qui ne manquera pas de diviser la critique et le public, un film exigeant et hors normes qui conviendra très mal aux esprits cyniques. Il est conseillé de rentrer dans la salle avec l’esprit ouvert et de se laisser envahir par le tourbillon d’émotions et l’exceptionnelle poésie des images plutôt que de critiquer, au hasard, l’aspect répétitif du scénario (le film aurait très bien pu s'appeler « 4 Mariages et 35 enterrements »…), son côté vieux jeu, le manque de progressisme dans les relations hommes (au boulot !) / femmes (au foyer !), l’absence totale d’antagonistes (tout le monde est adorable), le portrait exagérément idéalisé de l’aristocratie, ainsi qu'un certain côté maniéré qui confère au film des allures de roman de la Comtesse de Ségur.

EternitéNous préférerons applaudir un film ouvertement nostalgique, éloigné de toute notion de modernisme et des dérives politiques actuelles d'un « vivre ensemble » factice, une œuvre délicate et précieuse qui transforme les membres de sa grande famille aristocratique en véritables personnages de conte de fée. En plus de sublimer ses trois actrices principales, particulièrement Audrey Tautou, qui incarne une fois de plus la bonté-même, Tran Anh Hung nous propose une toile de maître dénuée de vulgarité et d'humour post-moderne malvenu, une bouffée d'air frais où la politesse et l’élégance sont un art de vivre, où les amoureux se montrent doux et passionnés, où aucun geste n’est déplacé, où aucun vêtement ne dépasse. Les femmes, créatures célestes, sont divines, toutes pomponnées, en chapeaux et en dentelles, tandis que les hommes, en costumes, sont polis, délicats et romantiques. Cette imagerie enchanteresse et désuète est mise au service d’un message universel limpide : tout arrive, se termine irrémédiablement puis recommence à l’infini… mais chaque moment du passé familial ou amoureux, aussi dérisoire semble-t-il, compte. Chaque vie, même la plus courte, est précieuse. Et rien ne remplace la bienveillance absolue d’une mère.

Tran Anh Hung, qui avait disparu des écrans depuis six ans, signe son meilleur film depuis son premier, L’Odeur de la Papaye Verte, qui l’avait révélé sur la Croisette en 1993. Léger, aérien, mais aussi infiniment douloureux, son nouveau film est une expérience dont on sort avec des larmes aux yeux et l'envie soudaine d'enlacer sa maman. Impossible après cette délicieuse Eternité de regarder les photos jaunies de nos aïeux, posées sur les cheminées chez nos grands-parents, sans imaginer mille folles histoires d’amour romanesques.

 

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