Cinergie.be

OLTREMARE (colonies fascistes) de Loredana Bianconi

Publié le 27/03/2017 par Serge Meurant / Catégorie: Critique

Oltremare (Colonies fascistes) a reçu le prix de la SCAM et le prix du Documentaire sur Grand Ecran au Festival Filmer à Tout Prix de Bruxelles 2017. 
Lorsque Loredana Bianconi revient à Borgo, le village italien de sa famille, pour vider la maison de sa mère après la mort de celle-ci, elle découvre dans un tiroir, soigneusement conservées, quelques lettres et des cartes postales envoyées d’Afrique, dans les années 30, par un oncle dont l’existence lui était jusque- là inconnue. Elle décide de mener une enquête auprès des témoins survivants de cette épopée coloniale ou de leurs héritiers. Ces personnes ouvrent à leur tour leurs tiroirs pour y retrouver un journal intime, un cahier d’écolier des années 30, un contrat de travail daté de 1935, des lettres envoyées d’Afrique. Autant de traces visuelles et sonores d’une propagande fasciste qui a profondément marqué deux générations d’Italiens.

OLTREMARE (Colonies fascistes) de Loredana Bianconi

 

La correspondance de cet oncle , adressée à ses parents, à sa mère surtout, trace le récit personnel et passionnant de cette histoire des colonies fascistes aujourd’hui encore méconnue et souvent passée sous silence. Elle débute en février 1937 et se termine en 1945. Les archives du film ont fait l’objet d’une longue et minutieuse recherche. Elles sont d’une qualité exceptionnelle et ont été choisies tant pour l’authenticité historique des documents que pour la beauté des paysages et des visages. Il ne s’agit pas seulement de l’exploitation prédominante des images de propagande fasciste dans leur volonté de mobilisation des masses, mais d’une iconographie familiale souvent émouvante. Le portrait que l’oncle livre de lui-même dans sa lettre d’adieu à sa mère est explicite sur les raisons de son départ : « Je ne suis pas un délinquant… mais la vie m’était devenue insupportable avec la pensée continue de comment survivre et pas de travail du tout… J’ai décidé de partir, pas pour fuir, mais pour trouver du travail, pour commencer une nouvelle vie, loin de Borgo. » C’est ainsi qu’il écrit à ses parents : « C’est vrai, il y a des gens de Borgo que je ne vais plus visiter. Ils sont trop occupés à parader et défiler tous les dimanches : ici ils sont devenus encore plus exaltés qu’en Italie. On m’avait assuré qu’en colonie, il y avait moins de pression du régime. En fait, ils sont partout : police coloniale, sécurité nationale, milice armée jusqu’aux dents… » Des noirs qui travaillent sur le chantier, il écrit : « Ils sont assez bien traités par nous, nous ne faisons pas grande différence de couleur de peau, puisqu’au fond, on trime tous pour notre pain. Ce sont les gardiens fascistes qui ne leur épargnent aucune cruauté. » Après la défaite de l’armée italienne, les travailleurs italiens du chantier furent déportés par les anglais vers des camps de concentration, en Ethiopie.


 

L’oncle s’inquiète de ne plus pouvoir correspondre. « Les Anglais, écrit-il, sont en train de vider ce pays. Ils organisent le rapatriement en masse des familles, des malades, des blessés, des vieux qu’ils avaient parqués dans les camps de concentration. Mais où vont -ils pouvoir aller, dans l’Italie en guerre ? » se demande-t-il. En février 1945, il échappe aux travaux forcés. Il s’ enfuit et après avoir erré de longues semaines dans les montagnes, il est caché par des indigènes d’un village. Les lettres de l’oncle étaient demeurées secrètes jusqu’à leur découverte par la cinéaste. Dans sa famille, on ne parlait de celui-ci qu’à voix basse. Le mystère de ce silence ne nous est dévoilé qu’à la fin du film. Les lois raciales adoptées par l’Italie dès 1937 punissaient d’emprisonnement tout italien ayant des relations conjugales avec des femmes indigènes… « Mon oncle , écrit la cinéaste , n’avait pas pu reconnaître l’enfant qu’il avait eu avec une Ethiopienne » . Il n’était pas revenu à Borgo. « C’est une histoire tue mais sans cesse intensément remémorée, teintée de nostalgie, de pitié, de deuil et d’amour. » Le film de Loredana Bianconi se regarde d’une seule traite. Il constitue l’aboutissement d’une œuvre toute entière enracinée dans la réalité de l’histoire italienne, de ses migrations (La Mina), de ses révolutions (Do you remember revolution), etc. La dizaine de films réalisés par la cinéaste possèdent tous cette même acuité du regard, ce même engagement sans concession. C’est en même temps qu’un retour aux sources de l’histoire familiale à Borgo, un indispensable travail de mémoire et de deuil, une fois la porte de la maison maternelle refermée à jamais.

Tout à propos de: