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Séraphine de Martin Provost

Publié le 06/10/2008 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

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Dieu m’a donné la foi

“L’œuvre dont nous parlons est unique en son genre et défie toute comparaison. Sa genèse est incontrôlable. Elle échappe aux lois qui, d’ordinaire, régissent la peinture, bien qu’elle en satisfasse les plus extrêmes exigences. Séraphine, avec les éléments les plus modestes, quelques fleurs, des feuilles, des arbres, de l’eau qui court, a créé, par des moyens hardis qui sont sa conquête personnelle, une œuvre grandiose.”

Wilhelm Uhde, 1945.

Exercice particulièrement périlleux pour un cinéaste, l’évocation de la vie d’un peintre célèbre au cinéma aura pourtant engendré une poignée de grands films. Pour un Surviving Picasso (1996, de James Ivory, avec Anthony Hopkins) bancal ou un Modigliani (2003, de Mick Davis, avec Andy Garcia) complètement raté parce que tombant dans tous les pièges du « peintre qui se regarde peindre », combien de Lust for Life (La Vie Passionnée de Vincent Van Gogh, 1956, de Vincente Minnelli, avec Kirk Douglas dans le rôle-titre), de The Agony and the Ecstasy (L’Extase et l’Agonie, 1965, de Carol Reed, avec Charlton Heston en Michel-Ange), de Vincent et Théo (1989, de Robert Altman, avec Tim Roth en Van Gogh), de Van Gogh (1990, de Maurice Pialat, avec Jacques Dutronc), de Basquiat (1996, de Julian Schnabel, avec Jeffrey Wright), Artemisia (1997, d'Agnès Merlet, avec Valentina Cervi en Artemisia Gentileschi), Love Is the Devil (1998, de John Maybury, biographie de Francis Bacon avec Derek Jacobi), Pollock (1999, de et avec Ed Harris), Frida (2003, de Julie Taymor, avec Salma Hayek en Frida Kahlo) ou encore de Goya’s Ghosts (2006, de Milos Forman, avec Stellan Skarsgard) sont-ils parvenus à s’affranchir de la simple illustration académique pour mieux nous livrer des portraits d’artistes, mais surtout pour illustrer ingénieusement la création de leurs univers picturaux respectifs ? Autant de réussites auxquelles, en attendant le Dalí and IThe Surreal Story d'Andrew Niccol interprété par Pacino (sortie en 2009) vient s’ajouter aujourd’hui plus modestement Séraphine, biographie de Séraphine de Senlis, peintre méconnue du début du XXème siècle, de son vrai nom Séraphine Louis.

En 1912, le collectionneur allemand Wilhelm Uhde, homosexuel chassé de son pays, premier acheteur de Picasso, ami de Braque et découvreur du douanier Rousseau, loue un appartement à Senlis pour écrire et se reposer de sa vie parisienne. Il prend à son service Séraphine, 48 ans, femme de ménage bourrue, volontaire et travailleuse, mais aux moeurs sociales inexistantes. Quelque temps plus tard, il remarque chez des notables locaux une petite toile peinte sur bois. 

Sa stupéfaction est grande d'apprendre que l’auteur n’est autre que Séraphine elle-même. S’instaure alors une relation poignante et inattendue entre le marchand d’art d’avant-garde et l’humble femme de ménage dont tout le monde se moque… Nous sommes malheureusement à l’aube de la Grande Guerre et celle-ci va séparer Séraphine de son premier mécène, forcé de rentrer en Allemagne, dépouillé de sa précieuse collection. Mais quel est donc l’attrait des cinéastes pour ces personnages souvent asociaux, solitaires, et sédentaires ? Quel intérêt filmique l’art de peindre recèle-t-il ? La méticulosité de l’acte tout d’abord et sa représentation sur l’écran en termes d’espace, ici bien représentée par plusieurs scènes au cours desquelles Séraphine sans le sou use de diverses combines ingénieuses pour se procurer couleurs et toiles.

L’acte de peindre, illustré de manière très frontale et en détail, fait ainsi écho à la manière dont Séraphine s’acquitte de ses corvées de ménage : à l’aide de bouts de ficelles, Séraphine, courbée, peint à genoux, à même le sol de sa souillarde comme lorsqu’elle récure les parquets, animée d’une fièvre divine, d’un bouillonnement créatif, cette fameuse nécessité intérieure dont parlait Kandinsky à propos de tout artiste gagné par le vrai désir de création. Une passion dévorante qui lui brise les reins, l’esquinte physiquement, mais transcende sa petite vie médiocre et asociale par un mysticisme bien représenté dans son art primitif. Les œuvres farfelues et naïves de cette amoureuse de la nature regorgent de fruits, de fleurs, de plantes, d’oiseaux… et, par-dessus tout, sont toujours imprégnées d’une intervention divine. En effet, notre génie qui s’ignore parle aux arbres, communie avec la nature, entend des voix et, investie d’une mission, prie tous les jours… Internée dans ses vieux jours en hôpital psychiatrique (son bûcher à elle), misérable et illuminée, elle va perdre toute volonté de vivre, privée des trois seules amours de son existence : son art, la nature et son Dieu qui semble désormais jouer les filles de l’air…
“Jardin d’Eden, Paradis retrouvé !”, l’œuvre peinte de Séraphine apparaît tout entière hantée par la nostalgie du Paradis. Usant des ressources d’un art intuitif extrêmement savant, Séraphine n’a cessé de peindre, sous des formes très diverses, cet arbre sacré qui se trouve au centre du monde et relie la terre au ciel. En figurant l’ascension de l’arbre (arbre-buisson, arbre-bouquet) elle figure l’ascension de l’âme…”     J.P. Foucher, 1968

Adapter la réalisation au style de la peinture, tel semble être le mot d’ordre de Martin Provost qui soigne ici particulièrement ses cadrages et fait bien ressortir l’aspect campagnard et poétique des prairies de Senlis.Le réalisateur choisit le mode impressionniste et privilégie donc le ressenti à la vérité brute. Il montre, dans son cadre, l’importance prédominante de la nature comme source d’inspiration de Séraphine. Plutôt que d’évoquer uniquement les moments importants de la vie de son « héroïne », Provost préfère prendre son temps, la montrer endormie dans un pré, grimper aux arbres, se baigner dans la rivière… une série de « petits riens » qui forment finalement un tout homogène : le portrait d’une vie simple et modeste, sans feux d’artifices, celui d’une femme non érudite, peu cultivée et défavorisée, mais qui détient en elle cette capacité et cette fièvre créatrices, une visionnaire qui, au risque de se perdre, s’est laissée porter par quelque chose de plus fort qu’elle, qu’elle ne comprenait pas. Une belle leçon de vie, dans laquelle l’art transcende toutes les épreuves.

Loin des rôles caricaturaux qui ont fait son succès, Yolande Moreau incarne ici à merveille cette folle de messe investie d’une mission divine. La mine à moitié ahurie, cet air d’être en permanence sur une autre planète, le geste vigoureux, le physique robuste, toute en retenue, évitant la sensiblerie, l’intensité et l’urgence de sa mission deviennent émouvantes… Difficile d’imaginer une autre actrice dans ce rôle taillé sur mesure. La seule photo connue de la vraie Séraphine atteste d’une ressemblance physique étonnante entre la peintre et l’actrice ! Yolande Moreau est bien secondée par le toujours excellent Ulrich Tukur, touchant en aristocrate raffiné dont le monde s’écroule petit à petit autour de lui. 
S'il souffre d’une durée trop longue et d’un final un peu trop didactique, Séraphine n’a donc pas à rougir devant ses illustres prédécesseurs. Un film modeste et discret pour une artiste modeste et discrète, qui aura peut-être pour mérite de sortir Séraphine de Senlis de l’oubli.

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