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La Trace de Jaques Duhoux

Publié le 01/01/1999 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Critique

Photographe et réalisateur de 1, 2, 3 j'ai vu, un brillant court métrage en 1987, Alain de Halleux a disparu pendant plus de dix ans de notre paysage cinématographique, absorbé par des tâches alimentaires. Il nous revient aujourd'hui avec La Trace, un film qui prouve qu'il n'a rien perdu de son talent.

La Trace de Jaques Duhoux

A 63 ans, Jaques Duhoux, un ancien enseignant belge, s'est installé seul au Nord du Québec, bâtissant lui-même sa cabane, fabriquant son traîneau, se transformant en trappeur. Ses journées sont rythmées par les taches quotidiennes : creuser l'eau, couper le bois, se nourrir et nourrir les chiens, ensuite il reste deux heures avant que la lumière du jour ne disparaisse. Il organise trois fois l'an des randonnées en traîneau tiré par des chiens de meute pour transmettre son expérience de vie. C'est un solitaire qui a fui la société des hommes, leur obsession consumériste, leur goût du pouvoir factice, leurs rituels de vie stressants.

 

"C'est parce qu'on s'est créé des besoins qu'on est en train d'épuiser les ressources de la nature."

 

Jacques Duhoux, barbe blanche, bonnet de laine bleu navy, effectue sa dernière sortie avec six personnes, hommes et femmes venant du Canada, de Belgique, de France, qu'il initie à la vie dans les bois, à l'aventure nomade dans l'immensité blanche du grand Nord qu'on foule derrière un traîneau ou avec des raquettes au pied.

 

Les participants se débattent avec le froid, la fatigue et les chiens de meute "qui pour obéir doivent te respecter", souligne Jacques. De Jacques, les participants disent : "Il est dur et rude et puis parfois doux et prévenant comme les paysages".

 

La Trace raconte une histoire simple mais efficace, à l'image des films de l'âge d'or du cinéma américain des années 40-50, un rite de passage (c'est le coté western du film), une initiation à l'autonomie personnelle.

 

La Trace est un film sur le silence - pas seulement celui des espaces infinis chers à Blaise Pascal mais celui d'un espace blanc dans lequel la nature est reine. Ce silence dans lequel la caméra capte les gestes de la vie quotidienne dans un lieu où l'homme doit se plier aux lois de la nature pour survivre.

 

Comme tous les bons musiciens pour qui le silence fait partie intégrante du son, Alain de Halleux joue sa partition en utilisant le moins possible la parole des protagonistes de l'aventure (en off, au présent, comme un journal personnel), filmant sans détours leur intimité avec cette nature sauvage et cruelle qui les fascine, les excite et qui leur échappe (l'épisode de la chienne qui met bas six chiots, deux d'entre eux meurent à la naissance, l'un s'égare et deux autres meurent de froid). La mise en scène privilégie l'action, le faire sur le dire, les gestes sur la parole (Jacques ne s'explique pas face caméra, on évite de nous parler de son passé, seul le présent et les épreuves qu'il impose est pris en compte). Ponctué par les voix off des participants, comme un journal de bord qui éclaire les étapes de l'aventure, les relations de maîtrise entre Jacques et les participants.

 

La mise en scène colle au sujet (de toute façon il n'y a pas cinquante axes possibles), elle capte le mouvement des corps qui bougent, s'impriment dans un espace vierge, accompagne les personnages dans leur initiation. C'est comme une page blanche où viendrait s'inscrire l'expérience de chacun au fur et à mesure que le voyage, la quête se déroule.

 

Les seuls objets qu'on nous montre en gros plans sont ceux dont on a besoin dans la vie courante pour survivre (se nourrir, se chauffer, dormir). L'enchantement du monde contre le désenchantement de la civilisation urbaine (loin des cités industrielles, de la ville quadrillée de rues, bétonnée de bureaux). La Trace est un film qui nous laisse rêveur, nous qui subissons un stress permanent, en nous laissant entrevoir qu'il existe une autre façon de gérer sa vie. Jacques est un guide, une sorte de stoïcien, de Zénon de Citium dont les aphorismes ponctuent le silence ou se perdent comme la buée d'une respiration qui s'évanouit dans le froid. "J'ai fait un choix, dit Jacques, eux, ils rêvent de ce type de vie."

 

 

"Je n'ai jamais fait de différence entre la fiction et le documentaire, nous précise Alain de Halleux, pour moi La Trace c'est un film. Le documentaire peut puiser dans les ressources de la fiction pour raconter une histoire parce qu'un film c'est d'abord et avant tout raconter une histoire. Dans le cas présent, l'utilisation systématique de voix off au présent ramène fatalement à la fiction, éloigne du documentaire genre reportage télévisé. D'ailleurs j'ai découpé les plans comme dans un film de fiction.

 

La Trace est né d'une idée d'Olivier Pulinckx avec qui j'ai cosigné le film. Il a connu Jacques Duhoux en Afrique puis l'a retrouvé au Canada. Jacques lui a parlé des randonnées en traîneau qu'il organisait. Olivier qui avait tourné dans le désert, en Amazonie voulait tourner dans la neige. Il m'a parlé de son projet, j'ai décidé de m'y associer et de le produire. Avant de démarrer le tournage du film, pour les repérages, on a vu Jacques et il m'a fait passer le test du silence. On est sur quelques mètres carrés, comme sur un bateau, et le gars ne dit rien. " Jacques, on ne mangerait pas ? - Hum ! - Jacques, où est le bois ? - T'as des yeux pour voir ? " Agressif, distant et c'est au fur et à mesure que les jours passent que, petit à petit, tu te rends compte que s'il joue ce personnage bourru c'est pour te tester, comme Sébastien l'explique dans le film.
Quand on fait un film on a des relations avec son personnage qui sont complexes, faites de fascination et de rejet, d'amour-haine, etc. Jacques est physiquement un colosse, il est gigantesque. Au début, j'étais fasciné par lui, puis il m'a paru agaçant, voire même carrément gonflant. Comme tous les gens qui possèdent un savoir, il est extrêmement dérangeant (un maître dérange, s'il ne l'était pas il n'aurait rien de nouveau à nous apprendre, il nous conforterait dans nos habitudes !) Mais à la fin du film je suis arrivé à le voir tel qu'il est, sans plus avoir à le juger. Etre un maître, ça ne veut pas dire avoir du pouvoir sur les autres, ça veut dire avoir des responsabilités. Il ne faut pas confondre pouvoir et maîtrise. Jacques a compris tout ça. Dans le film, il y a un passage très fort, lorsqu'il parle de l'égoïsme. C'est un moment clé de la prise de conscience du groupe. Tous les maîtres ou guides spirituels prônent l'égoïsme. Si tu ne fais pas les choses pour toi à un moment donné tu le fais payer aux autres. C'est le fameux triangle sacrifice/victime/bourreau. La seule façon d'échapper à ça est de faire les choses pour soi de manière à ce que cela serve réellement aux autres. L'égoïsme dans la concertation, comme dit Jacques.

 


Au départ je suis photographe et je suis donc fasciné par les empreintes. Produisant pour la première fois un film je me suis demandé pourquoi je voulais laisser les traces de quelqu'un qui s'arrange pour ne pas laisser d'autres traces que celles qu'il laisse dans la neige et que le vent balaye. Pendant tout le film, j'ai été fasciné par Jacques, un célibataire qui cherche à passer discrètement dans le monde alors que moi j'essaye de laisser plein de traces dans le monde. J'ai plein d'enfants, je fais des films, des photos, etc. Tout comme la photographie veut saisir ce qui va disparaître, ce film est lié à quelque chose qui a disparu puisque la randonnée que nous avons filmée était la dernière que Jacques ait entreprise. Mais La Trace c'est aussi la trace que les participants cherchent à laisser dans la mémoire de Jacques pour être sûrs d'être reconnus par lui et aussi celle que Jacques laisse dans leur mémoire à eux."

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