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André Thirifays, un des fondateurs de la Cinémathèque royale

Publié le 10/01/1989 / Catégorie: Entrevue

Né au début du siècle, ami d'Henri Storck, d'Henri Langlois, des surréalistes, critique de cinéma, André Thirifays fut un des fondateurs de la Cinémathèque Royale de Belgique et un témoin attentif quoique marginal de son temps.

André Thirifays, un des fondateurs de la Cinémathèque royale

Cinergie: A plusieurs reprises, Henri Storck mentionne que ses amis André Thirifays et Pierre Vermeylen lui avaient proposé en 1933 de tourner Misère au Borinage, " un reportage sur les conséquences sociales de la grande grève du Borinage qui avait eu lieu en 1932 dans cette région ". (1)

C'étaient vos amis à l'époque ? N 'est-ce pas avec Pierre Vermeylen que vous avez fondé la Cinémathèque de Belgique en 1938, et comment vous est venue cette idée ?

André Thirifays : Ils le sont toujours. Storck est un ami intime, il connaît ma vie à l'envers et à l'endroit. Pierre Vermeylen est toujours Président de la Cinémathèque mais il ne va pas bien. Ce sont des gens rares. Dans les années30, nous nous occupions d'un ciné-club : le Club de l'Ecran et nous étions soucieux de films d'avant-garde et révolutionnaires que l'on ne trouvait nulle part. Les producteurs gardaient leurs films dans leurs caves et ne voulaient les prêter à personne. Nous pensions qu'un organisme central qui le ferait, ce serait bien ; c'est alors que l'idée de créer la Cinémathèque m'est venue et je l'ai communiquée à Storck et surtout à Vermeylen parce qu'il était avocat et qu'il pourrait nous donner des conseils juridiques, écrire des statuts, etc...La Cinémathèque n'a pas beaucoup fonctionné entre 1938 et la Guerre pour la bon ne raison que nous pensions, et avec raison' je crois, qu'elle devait être un organisme au-dessus des partis, comme une bibliothèque, et qu'il ne fallait pas la classer à droite ou à gauche. Mais comme nous étions classés à gauche et d'une façon violente, on s'est dit que ce n'est pas nous qui allions la diriger et, cependant c'est quand même nous qui l'avons fait. 

 

C. : Qu'est-ce qui s'est passé pendant la guerre, quand les Allemands sont arrivés ?
A. Th. :
Rien. Un de nos membres, qui a pris l'affaire en mains, a demandé des films aux Allemands et en a obtenus ;mais il faisait tout cela à notre insu... Je n'étais pas informé non plus, parce que ce type travaillait de sa propre initiative, mais au nom de la Cinémathèque. Car tout le monde était dispersé : Vermeylen était à Londres, mais j'étais malade, j'étais tuberculeux. J'ai fait de la résistance dans mon lit, c'est pourquoi, je ne suis pas un héros, sinon je serais peut-être mort. 

 

C. : C 'étaient quels genres de films ? De propagande ?
A. Th.
: Des films commerciaux, courants. Pas de propagande. Mais je ne les ai jamais vus. Et lorsque la Libération est survenue, les Anglais ont saisi tous ces films et les ont détruits.

 

C. : Vous êtes-vous inspiré d'un modèle quelconque pour la Cinémathèque ? Quels étaient ses objectifs ?
A. Th.
: En 1936, j'ai appris dans une revue professionnelle française qu'à Paris, Henri Langlois, Georges Franju, Jean Mitry et un certain Paul-Auguste Harlé avaient fondé la Cinémathèque française. J'ai donc été à Paris et j'ai vu là Langlois, qui avait 17 ans, Buñuel, L'Herbier, Tedesco et quantité d'autres encore. Tous ces gens étaient plein de feu, c'était admirable ! Enthousiasmé par les films d'avant-garde, je voulais en montrer à Bruxelles, mais Langlois m 'avait dit: "Si tu veux créer une Cinémathèque, c'est la mort, tu figes les films dans un lieu, tu ne les sors pas ". J'ai pensé alors que je voulais bien fonder une Cinémathèque parce que ça me semblait utile, mais que je ne m'en servirais jamais. Mais en 1945, Langlois m 'a incité au contraire : la Cinémathèque était un des moyens de favoriser ce que nous aimions dans le cinéma. La Cinémathèque française a tout de suite eu des collections et une importance colossales. C'était un lieu extraordinaire et qui l'est resté un peu. C'est Jean Rouch qui la dirige maintenant.

 

C. : Pour quelles raisons et comment avez-vous été amené a vous intéresser au cinéma ? Etait-ce à cause de votre engagement à gauche ?
A. Th.
: Oui sûrement, je n'étais pas du tout spécialisé dans le cinéma, je le suis devenu, en réalité je n'avais pas la vocation d'être cinéaste, mais intellectuellement, j'étais fixé à gauche et j'ai rencontré alors des gens du même bord qui avaient, notamment, ici à Bruxelles une petite coopérative où ils distribuaient des films soviétiques, des années 1925-50, qui étaient admirables : Le Cuirassé Potemkine, La Mère, L'Arsenal. C'étaient des films où il n'y avait pas de vedettes dont on aurait pu se servir pour en assurer la promotion. C'était le metteur en scène ou le sujet qui avait de l'importance et ça nous semblait un progrès colossal. Tout ça naturellement s'est ensablé , mais c'est à partir de cette maison de distribution que j'ai eu l'idée de créer un ciné-club , le Club de l'Ecran, en 1931.
J'ai cherché alors un Président et je me suis adressé à Charles Plisnier qui a refusé, puis à Henri Storck qui, à l'époque avait 20 ou 22 ans, était à Paris , et trop occupé à tourner des films.
Pierre Vermeylen, qui était alors un ex-Président des Etudiants Marxistes de l'ULB (2), a accepté et a tout de su ite été extrêmement actif et précis. Il avait heureusement une culture et une ouverture d'esprit très grandes; ce n'était pas du tout un fanatique. Nous avons commencé alors par organiser des petites séances le dimanche matin, mais comme ça ne marchait pas très bien, ce fut le soir dans deux cinémas exploités par Boris Balachoff , le père de Dimitri: le Casino, (Chaussée de Louvain) et le Carrefour (Place Madou). Et nous allions de l'un à l'autre selon les disponibilités de la salle.

 

C. : C'est en 1933 que dans ce même cercle se décide la production de Misère au Borinage?
A. Th. : Oui, l'idée m'en était venue après la lecture de la brochure de mon ami le docteur Paul Hennebert : "Comment on crève de faim au Levant de Mons" ? C'était tellement émouvant, tellement horrible que j'ai proposé à Storck et à mes autres camarades du Club de l'Ecran d'en faire un documentaire. Storck est alors parti avec Joris Ivens repérer les lieux. Après les grandes grèves de 1932, les partis ouvriers étaient assez décapités, ou bien ils étaient passés dans l'ordre bourgeois, ou bien ils étaient en prison ou en fuite.

 

C. : En mars 1934 eut lieu la première de Misère au Borinage. C'était un film fort " dérangeant ", unique, très différent de ce qui se faisait à l'époque. Qu'a-t-il eu comme répercussions dans la population, beaucoup de gens l'ont vu ?
A. Th. : Le film n'a jamais été normalement distribué, interdit par la censure, il fut uniquement projeté en privé ou dans les ciné-clubs. De plus, les socialistes le boycottaient, le jugeaient comme un acte de "propagande communiste". C'était très étrange. I1s ne voulaient pas que l'on montre la classe ouvrière d'une telle manière à la masse.

 

C. : Pour eux, ça dévalorisait l'image du prolétaire ?
A. Th. : Oui, ils ne voulaient pas le montrer si pauvre , si misérable." En Belgique, ça n'existe pas", disaient-ils. Or, c'était comme ça en Belgique, la preuve ! Il fallait montrer Il classe ouvrière vivre dans des petites maisons proprettes, dans des cités-jardins. C' était une mentalité de petits-bourgeois, en somme.
Le film a été remanié à plusieurs reprises, puis il est parti pour Moscou où on l'a pas mal "tripoté" (3).

 

C : Au fond, quand vous avez comme a vous intéresser au cinéma vous étiez très jeune ? Votre milieu vous prédisposait à cela ?
A. Th. : J'ai eu une jeunesse extrêmement pauvre, vous savez, un peu comme dans les romans de Dickens : mon père est mort de tuberculose quand j'avais 7 ans et ma mère quand j'en avais 15. Je suis né à Huy, mais j'ai habité dans ma petite enfance Gand, Liège, Bruxelles. J'ai même passé un an dans un orphelinat à Huy, puis pendant la guerre de 1914-1918, ma mère, qui était aussi tuberculeuse, a réussi à passer à Paris où j'ai vécu alors une quinzaine d'années. Nous vivions dans un logement misérable, ma mère gagnait un peu sa vie comme employée , mais elle était toujours malade, ma soeur était manutentionnaire aux Galeries Lafayette. Moi, j'allais dans une école industrielle oÙ on m'apprenait, figurez-vous, le métier de forgeron mais je n'y ai pas fait long feu.
Quand ma mère est morte, j'ai eu une peur bleue, étant seul, étranger à Paris, que la police se mêle de mes affaires et surtout que l'on me trouve un tuteur , alors j'ai fait le "mort" , replié sur moi-même, sans fréquenter d'autres gens que ceux avec qui je travaillais. J'étais un fanatique de théâtre, de concerts, de lecture et de cinéma, qui n'était pas fameux, mais j'y allais tout de même aussi souvent que je pouvais. C'est ce côté dilettante qui est à la base de ma formation culturelle.

 

C. : Qu'est-ce que vous faisiez comme travail ?
A. T. : Oh! moi, j'étais représentant de commerce car il fallait que je sois souvent en plein air à cause de mes poumons. Après mon service militaire en Belgique, j'étais revenu en France où j'ai travaillé surtout en province, à Toulouse, Marseille... Je n'étais absolument pas doué pour le commerce mais on se contraint à tout, j'ai vendu d'abord du cirage puis du parfum, et là ça a été extraordinaire car mon jeune patron, de 20 ans que j'ai rencontré à l 'occasion d'une annonce, je l'ai "embringué " dans le communisme. Dites, il faut le faire, hein! (Rires) Je me rappelle nos conversations sur Marx, or je ne suis pas un philosophe et je ne suis pas doué pour ce genre de choses. Nous sommes devenus, depuis, des amis étroits et presque tout ce que j'ai entrepris, je l'ai fait avec lui. C'était Stéphane Cordier qui a fondé et dirigé à Aix-en-Provence la fameuse revue surréaliste L' Arc qui a fait toute une carrière après. C'était l'oncle de Pierre Cordier, réalisateur des Chimiogrammes et actuellement professeur de photographie à la Cambre. J'ai connu toute la famille Cordier , ce sont mes amis, des gens vraiment très bien.

 

C. : Dans cette revue, tout à fait extraordinaire, L'Arc, René Micha a souvent collaboré, j'imagine que c'était une relation à vous ?
A. Th .: Oh ! oui, c'était un ami intime. Je l'ai engagé à la Cinémathèque de Belgique comme Mitia (Dimitri Balachoff).

 

C. : Quels étaient leurs rôles ?
A. Th.: Ils ont été tous deux administrateurs à la Cinémathèque de Belgique (elle n'est devenue Royale qu'en 1962) et à l'Ecran du Séminaire des Arts où ils introduisaient les séances avec le Comte d'Ursel). Micha s'est toujours occupé des choses de pointe, d'avant-garde. Il a écrit un essai sur Pierre Jean-Jouve, un autre sur Don Juan. C'est un homme fort intelligent et brillant. J'ai engagé Balachoff , alors qu'il n'avait que 19 ans, comme membre du jury du premier Festival Mondial du Film et des Beaux-Arts de Belgique en 1947 . Nous sommes restés très liés bien que nous ne nous voyions plus souvent. C'est un type formidable, mais qui a lui aussi, paraît-il, son caractère...

 

C. : Nous allons revenir aux années 20. Vous avez adhéré au mouvement surréaliste français et belge. Quels furent vos premiers contacts ?
A. Th.: Je me souviens que j'ai acheté un jour, quand j'habitais à Marseille, le Manifeste du Surréalisme et que tout de suite j'ai été enthousiasmé car le surréalisme , à ce moment, pour moi, a comblé un grand trou. J'étais un peu perdu parce que j'aspirais à une croyance religieuse et qu'en même temps j'étais résolument contre. Car depuis l'âge de 8 ans, où placé dans cet orphelinat à Huy j'avais reçu une éducation religieuse et été chouchouté par deux religieuses, j'ai toujours essayé de retrouver ça depuis, c'est resté comme un spleen. Je me suis tourné alors vers pas mal de choses pour trouver une réponse à mes interrogations sur le sens de la vie et l'existence de Dieu. Etant matérialiste historique, si l'on peut dire, je trouvais que ce n'était pas suffisant qu 'il y avait quand même autre chose dans le monde que le déterminisme et les choses matérielles. Le surréalisme, ce fut pour moi, alors, la planche de salut. C'était la Poésie avec un grand P.
J'ai fréquenté les surréalistes français grâce à ma femme qui était une amie de Paul Eluard. Il venait à Bruxelles assez régulièrement. Il faut dire que je les ai surtout vus à Bruxelles, car quand j'habitais à Paris, je ne me sentais pas à leur niveau, j'étais trop timide pour les aborder directement, et puis à l'époque, le mouvement surréaliste naissait à peine.

 

C. : Qui connaissiez-vous d'autre ? Aragon ?
A. Th.: Oui, mais pas beaucoup , à cause de sa position intransigeante vis-à-vis du communisme. J'ai toujours été hostile au stalinisme.

 

C. : Vous étiez plutôt trotskyste ?
A. Th.: Oui, plutôt anarchiste...anarcho-syndicaliste. J'ai encore connu Breton, que j'ai rencontré deux fois, c'était un orateur de première classe. Pierre et Jacques Prévert, Pierre surtout, grâce à Langlois. Je les ai vus dans un de leurs premiers films: L' Affaire est dans le sac où jouait Brunius, un ami, qui habitait à Londres mais qui est venu plusieurs fois à Bruxelles pour le Théâtre de Poche. Il faisait partie du Groupe Octobre.

 

C. : Les années 20 et 30 devaient donc être pour vous une période vraiment effervescente ?
A. Th.: Oui, absolument, mais c'était surtout parce que j'étais jeune et curieux de tout, j'étais insatiable , alors dans ces conditions, il n'y a plus rien qui soit terne ou éteint. Mais à cette
époque, i1 y avait une effervescence qui était aussi politique et sociale. La Révolution russe de 1917 représentait un grand espoir pour beaucoup de gens : une nouvelle Société allait enfin pouvoir se créer en dehors des normes habituelles. Tout le monde était remué... même les socialistes.

 

C. : Elle ne faisait pas peur . Comme le montrent les caricatures de l'époque. L'image du bolchevik avec Ie couteau entre les dents ?
A. Th. : Non. Elle faisait peur aux bourgeois naturellement. Mais il est vrai que quand on apprenait que vous étiez communiste ou syndiqué, vous étiez foutu instantanément à la porte de votre travail.

 

C. : A la fin des années 30, la gauche était plutôt en mauvaise posture. Que se passait en Belgique, le mouvement rexiste, notamment, y avait-il un grand pouvoir ?
A. Th.: Non, le rexisme n'a jamais fait qu'exciter la gauche et l'a ainsi renforcée. Puis, il a très vite été interdit. Ici, c'était le parti socialiste qui était important, le parti communiste a toujours été un très petit parti, ça a toujours été un milieu où il y avait des intellectuels mais pas de troupes. Pendant la guerre, les Allemands ont ressuscité le rexisme pour avoir des partisans. Ils ont eu un succès extraordinaire pendant quelques mois , deux ans peut-être...

 

C. : Vous vous souvenez des films projetés dans les salles pendant la guerre?
A. Th. : C'étaient des films anciens, français ou belges, d'un contenu généralement anodin, ou bien des films allemands de l'époque: sentimentaux, à l'eau de rose, musicaux. Ils n'étaient pas tous mauvais, c'était supportable, mais quand même pas éblouissant. Quand les Américains sont arrivés, il y a tout de suite eu des films comme Rebecca (d'Hitchcock), c'était génial. On s'écrasait dans les cinémas, on faisait la queue pendant des heures, ce n'était pas comme maintenant.

 

C. : Revenons-en à la Cinémathèque, qu'est-elle devenue après la guerre? N'est-ce pas à cette époque qu'est né L'Ecran du Séminaire des Arts encore dans les mémoires aujourd'hui grâce à ses fameux Cartons d'invitation ?
A. Th.: Fin 1944, Le Club de l'Ecran, qui s'était installé depuis 1934 au Palais des Beaux-Arts , fut dissous et se mua en la section cinématographique du Séminaire des Arts pour devenir L'Ecran du Séminaire des Arts. La Cinémathèque fut hébergée par le Palais des Beaux-Arts, en 1945, dans les locaux qu'elle occupe toujours depuis, et pendant plusieurs années ses seules ressources furent limitées aux bénéfices, modes.
tes, tirés des séances de l'Ecran du Séminaire.

 

C. : Et Jacques Ledoux, quelle était sa fonction ?
A. Th.: J'avais engagé, fin 1944, sur les conseils de Storck, un étudiant " bénévole et travailleur". Il est évident que l'Ecran du Séminaire des Arts a été finalement dirigé de fait par Ledoux et c'est lui qui a commandé ces "Cartons de l'Ecran" si beaux si originaux. Ces programmes ont été illustrés par un peu tout le monde, les plus grands artistes de l'époque: Corneille Hannosset fut l'un des premiers, puis Serge Creuz, Magritte, Delvaux... I1s faisaient ça par sympathie car ils ne touchaient que des sommes dérisoires. Mais nous avions une bonne cote : nous étions désintéressés . Ledoux était pauvre comme Job, comme moi d'ailleurs. Il n'y avait pas de gens d'argent parmi nous, même si le comte d'Ursel travaillait dans le milieu bancaire, mais il y était mal vu. On n'avait pas de chance. Il ne nous a jamais apporté un franc! (Rires). C'était un personnage! Vous savez qu'il présentait les séances de L'Ecran du Séminaire, mais généralement, il n'avait pas vu le film auparavant, alors il lisait le programme rédigé par Paul Davay qui était souvent très bien fait. Auparavant, il avait bu une incroyable série de portos. Mais quand il arrivait, on l'applaudissait car il était amusant, il ne faisait pas le pitre, il avait la manière de dire les choses qui n'était pas académique, comme Langlois d'ailleurs : quand il présentait
une séance de cinéma, c'était à se taper le derrière au plafond. Je l'avais invité trois fois avant la guerre à Bruxelles.

 

C. : Après la guerre, la Cinémathèque n'a-t-elle pas organisé un grand festival ?
A. Th. : Oui, en 1947, au Palais des Beaux-Arts. On a reçu 10 millions du gouvernement, vous vous rendez compte, aujourd'hui cela en ferait au moins 50 ! Vermeylen fut nommé vice-président de ce Festival Mondial du Film et des Beaux-Arts de Belgique, moi, directeur , et puis il y avait un troisième larron, de Moranville , qui s'occupait des comptes. C'était vraiment colossal comme entreprise, surtout au point de vue cinéma, nous avons présenté 52 longs métrages : si certains étaient vraiment commerciaux, beaucoup se sont révélés de très grands films comme Païsa de Rossellini, Citizen Kane de Welles ou Vivere in Pace de Zampa.

 

C. : Quel était le Premier Prix? Et quelle en était l'ambiance ? Y avait-il d'autres activités?
A. Th.: Le Silence est d'Or de René Clair. En réalité, le jury penchait plutôt pour Le Diable au Corps, mais il y avait dans ce jury des personnalités catholiques qui s'y étaient opposées.
Le Silence est d'Or était un bon film mais anodin, mais à cette époque René Clair était une des gloires du Cinéma, avec Chaplin d'ailleurs. Il y régnait une grande effervescence, aussi tout le monde était fort excité : la guerre venait de se terminer, et même pour les gens qui n'en avaient pas souffert, cela avait tout de même été une période morte au point de vue culturel. Alors, du coup, ça bardait ! C'était un festival tout à fait formidable qui touchait aussi les beaux-arts. Ainsi, nous avons organisé un concours sur la base de "La Tentation de Saint-Antoine" de J. Bosch : nous avons demandé aux surréalistes de peindre des toiles inspirées de ce thème. Nous avons eu ainsi une dizaine de compositions, comme celles de Dali, Max Ernst, par exemple. Et puis le il y a eu aussi des concerts de musiques de films ; on a ainsi invité un jeune Américain, Leonard Bernstein, qui était déjà à l'époque un compositeur connu. L'intérêt de ce Festival pour la Cinémathèque, c'est que grâce à ces 10 millions de francs, j'ai pu engager du personnel pour la Cinémathèque, et c'est ainsi que Ledoux a fini par recevoir un salaire pour sa fonction de Secrétaire aux Questions Culturelles. Nous avons aussi organisé des expositions, des manifestations à l'ombre de ce festival (Langlois est venu monter une exposition de photos:"Naissance du Cinéma - Lumière - Méliès").

 

C. : Le second festival n'a-t-il pas eu lieu à Knokke, avec une section du film expérimental ?
A. Th.: En 1949, avec le reliquat de ce qui restait comme argent, nous avons mis sur pied le Deuxième Festival Mondial du Film et des Beaux-Arts de Belgique au Casino de Knokke , beaucoup moins important que le premier, mais d'une très grande tenue cependant : 35 longs métrages de fiction , mais aussi des films d'animation, publicitaires, pour la jeunesse... S'il n'y avait pas comme au premier festival toute la lyre des grandes vedettes américaines (Rita Hayworth, Paulette Goddard, Ava Gardner), des personnalités prestigieuses ont cependant répondu à notre invitation : Jean Cocteau, Jean Grémillon, Robert Flaherty, Françoise Rosay, Vittorio de Sica qui a remporté le Grand Prix avec Le Voleur de bicyclette.
Parallèlement au festival proprement dit, s'est déroulé, pendant ces 15 jours, un " Festival du Film Expérimental et Poétique " organisé surtout par Jacques Ledoux (4). Gérard Philippe était un grand amateur de ces films, il est resté 10 jours exprès pour les voir . On y a projeté des films d'avant-garde tels que L'Age d'Or , Le Chien andalou, Idylle à la plage de Storck, ou plus nettement expérimentaux comme les premiers " dessins sur pellicule " de Norman Mac Laren, Dreams that money can buy de Hans Richter (5). Grâce à ce festival, comme j'étais Directeur de la Cinémathèque, j'ai pu inviter en son nom quantité de collègues anglais, français, allemands, américains. Alors, ça m'a donné à moi (rires) un prestige international considérable.

 

C. : Après 1949 , pourquoi n'avez-vous pas essayé de refaire une troisième édition de ce festival, comme à Cannes, par exemple ?
A. Th.: Il aurait fallu avoir l'appui de l'Etat, parce que nous ne voulions pas en faire une manifestation commerciale, et comme après 1949 toutes nos demandes ont toujours été refusées... Car si la Cinémathèque était bien considérée, elle était cependant extrêmement pauvre : nous étions boycottés à la fois par le Gouvernement et par les distributeurs qui ne voulaient pas nous céder leurs vieilles copies car ils avaient peur qu'on en fasse du commerce. Par des producteurs aussi, quelqu'un comme Chaplin était notre ennemi.
Mais nous avons quand même organisé en 1958 au nom du Festival, qui existait encore théoriquement, la Confrontation des 12 Meilleurs Films de tous les Temps dans le cadre de l'Exposition Universelle de Bruxelles. En réalité, nous avions déjà précédé cette compétition P en 1956, par une enquête menée par mon ami Lagache au nom de la Cinémathèque, auprès des 100 plus grands cinéastes internationaux (et quelques belges) sur les " 10 meilleurs films de tous les temps " Beaucoup ont répondu, en donnant un petit commentaire, et nous nous sommes aperçus qu'en réalité ces gens ne connaissaient pas les films car ils n'allaient pas au cinéma (les créateurs n'ont pas le temps) : le palmarès a désigné Le Cuirassé Potemkine et La Ruée vers l'Or comme gagnants et une ribambelle de films bien connus. Nous avons donc recommencé en 1958. mais en nous adressant a des critiques, à des historiens-théoriciens du cinéma uniquement, en nous disant que ceux-ci au moins voyaient des films. Mais le résultat fut le même : Le Potemkine et La Ruée vers l'Or (rires) et il y avait en plus Le Voleur de bicyclette ou des choses comme ça. C'est très étrange, non ? Tout cela était amusant, c'était de la fantaisie, mais dans l'intervalle, j'ai aussi créé l'Association Internationale du Film Scientifique avec Jean Painlevé, c'était un savant illustre, il vit encore, mais quelque peu oublié, qui, avec Georges Franjus, comme secrétaire, a, le premier , réalisé des films sur des insectes, des poissons, des larves, etc...
C'était remarquable parce que Painlevé était un esthète, surréalisant, musicien (ses films se déroulaient sur des musiques de jazz). Avec les 45.000 frs (somme énorme pour l'époque) de bénéfice d'un gala, où ses oeuvres furent projetées, nous avons fondé l'Institut National du Cinéma Scientifique qui a eu ses bureaux au Parc Léopold pendant plusieurs années. Je ne m'en suis pas occupé directement, j'étais seulement administrateur , car je n'y connais rien en matière de sciences.

 

C. : Qu'est-ce qui s'est passé après 1958 ?
A. Th.: En 1958 , après avoir eu des querelles, assez graves, avec Ledoux sur le plan privé et cinématographique, je n'ai plus voulu travailler avec lui, j'ai été nommé Vice-Président de la Cinémathèque, mais c'était plutôt honorifique. Il y a 30 ans que je ne m'occupe plus de la Cinémathèque. J'ai travaillé 10 ans avec Ledoux, je l'ai vu presque tous les jours de 12 à 13 heures. Comme je devais gagner ma vie, je n'avais pas beaucoup le temps de m'occuper de la Cinémathèque, mais ma femme m'a beaucoup aidé , elle a abattu un travail considérable, dans l'ombre. Ledoux, c'était quelqu'un de paradoxal : brillant, effacé mais avec. arrogance. J'ai cependant continué à le voir , de temps à autre, nous n'en étions pas à nous assassiner, comme quand, par exemple, je devais emprunter des films à la Cinémathèque pour mon cours d'Histoire du Cinéma à la Cambre.

 

C. : Vous connaissiez bien vos collègues des autres cinémathèques ?
A. Th.: Oui, très bien, mais plus ceux d'aujourd'hui, sauf Raymond Borde, l'actuel responsable de la Cinémathèque de Toulouse , et puis évidemment Henri Langlois, car je suis toujours reste associé à la Cinémathèque française. J'ai aussi fait partie de la F.I.A.F comme Secrétaire Général, pendant 4ans; Ledoux le fut de 1961 à 1978 (6).

 

C. : Au fond, vous aviez de meilleurs rapports avec Langlois qu'avec Ledoux ?
A. Th.: Oui. La nglois a été mon ami jusqu'à sa mort (7). C'était un phénomène, un type étonnant : artiste, il était doué pour toutes sortes de choses, il montait des expositions extraordinaires, tout en amassant inlassablement des films, faisant ainsi de la Cinémathèque un des centres de l'art cinématographique en Europe. Il en a d'ailleurs été récompensé par un Oscar spécial à Hollywood en 1964. C'était une personnalité curieuse : Langlois s'emballait pour quelqu'un , puis tout à coup, il s'en méfiait, ce type complotait contre lui. Comme nous étions de très bons amis, il lui arrivait de me téléphoner quelquefois en pleine nuit. Il était un peu timbré, il faut bien le dire, comme tous les gens géniaux mais ça avait un bon côté. Net et précis, Ledoux n'avait pas de fantaisie comme celle-là. Je crois que Ledoux l'a imité sans en avoir le charme , ni le pittoresque. La Cinémathèque française était un lieu bouillonnant, à la fois désordonné et d'avant-garde. C'est là que la plupart des jeunes réalisateurs français de l'époque se sont rencontrés et ont ainsi vu des films introuvables ailleurs. Le Musée du Cinéma de Bruxelles , créé après celui de Paris, a toujours fonctionné d'une façon idéale. Les séances qu'organisait Langlois, c'était toujours un peu la pagaille : on annonçait un film , puis on en montrait un autre, à la dernière minute, c'était exaspérant; mais il y avait quand même des queues interminables, aussi bien rue d'Ulm qu'à la Cinémathèque, avenue de Messine.

 

C. : Votre activité de critique au " Soir " vous 'avez commencée bien avant votre actuelle chronique des films à la T.V. Quand avez-vous débuté? Et qu'avez-vous écrit d'autre ?
A. Th.: Avant la guerre, j'avais fait la chronique du cinéma au "Drapeau Rouge" puis j'ai écrit dans "L'Arc" la revue de Cordier , et aussi dans d'autres canards, ici et là. Je n'étais pas un journaliste de métier et j'écrivais le français comme celui que l'on rédige pour un rapport commercial, je n'étais pas très doué. Ce n'est qu'en 1947, à la suite de ce fameux festival, qui m'avait soudain mis un peu en valeur que "Le Soir " m'a demandé de faire 2 articles par mois, puis progressivement davantage. A la fin des années 40 , je partageais avec Denis Marion une rubrique centrale où j'écrivais des articles de fond sur le cinéma (" Le Cinéma en Allemagne " - " Les Cinémathèques "...). Les critiques de films étaient faites , notamment par Olivier Delville, un certain Synchro. Dès 1955, " Le Soir" a publié une page entière consacrée au Cinéma. Quand la T.V. est apparue, il y a plus de 30 ans, je suis devenu le premier chroniqueur T.V. J'a aussi commenté les films d'Europe de l'Est, tout à fait inédits à l'époque, qui passaient au Ciné-Club de Minuit de la R.T.B. et qui étaient présentés (et programmés par Dimitri Balachoff . J'ai aussi écrit des articles un peu partout, dans des revues françaises, anglaises,... belges ("Le Journal des Beaux, Arts " ). J'ai fait partie du groupe COBRA. Vous très savez, j'ai eu une longue vie, j'ai connu beaucoup de gens, mais j'ai toujours été un peu en marge.


(1) Dans "Le Borinage", n° 6/7 (hiver 1984 . printemps 1985) de la Revue Belge du Cinéma et dans le n° 52 (avril 1988} de Cinergie. Le titre Misère au Borinage est devenu depuis Borinage.
(2) Futur sénateur et ministre socialiste après la guerre.
(3) En 1934, Ivens sonorisait, à Moscou, une version russe de Misère au Borinage. Les milieux soviétiques lui demandèrent à cette occasion d'apporter " quelques " modifications à la version originale.
(4) Il fut nommé Conservateur de la Cinémathèque de Belgique en 1948. 
(5) Motion Painting n° 1 d'Oskar Fischinger Film (U.S.A. - 1948) reçut le "Grand Prix du Film Expérimental ".
(6) Fédération Internationale des Archives du Film.
(7) Né en 1914 décédé en 1977.


Entretien publié en trois parties dans
Cinergie (papier) n° 58 - janvier 1989.
Cinergie (papier) n° 59 - février 1989.
Cinergie (papier) n° 60 - mars 1989.

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