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Alléluia de Fabrice du Welz

Publié le 15/11/2014 par Edith Mahieux / Catégorie: Critique

Le corps et le sang : Anatomie d’une histoire d’amour fou 

Iconoclaste et irrévérencieux, le cinéma de Fabrice du Welz n’a peur de rien - ni d’être enfermé dans la catégorie « film de genre » que le réalisateur rejette, ni de choquer sa mère, qui, chaque fois qu’elle sort de la salle, trouve les films de son fils « bizarres ». Avec Alléluia, il ne déroge pas à la règle. Une fois de plus, il ne jure que par l’audace, Eros & Thanatos et l’utilisation de la pellicule !

Alléluia de Fabrice du Welz

Dix ans après le succès de Calvaire1 à la Semaine de la Critique, Fabrice du Welz revient à Cannes présenter Alléluia à la Quinzaine des Réalisateurs.

Pour la première du film, il pleut à torrent. Pourtant, les parapluies s’entassent et la file ne désengorge pas. Les inconditionnels du réalisateur belge sont là. On les reconnaît : ils adulent Calvaire et ont adoré Vinyan, son dernier long métrage que critiques et public avaient rejeté en masse. Sont là aussi une toute autre sorte de courageux : des vrais spectateurs de la Quinzaine, qui, eux, font confiance à la programmation de la section non-compétitive du Festival de Cannes. Ceux-là veulent en savoir le moins possible sur le film pour « mieux être étonnés ». « Étonnés », ça ils le seront !

Durant la projection, on sent des frissons dans la salle. Va-t-elle se dépeupler au fil des quatre chapitres du film, toujours plus sanglants ? C’est le risque ! Au premier meurtre, des silhouettes filent dans l’ombre. Mais la plupart sont accrochés. Trop curieux, ils restent jusqu’au bout. Et à la fin, tous applaudissent, certains frénétiquement, d’autres sans même s’en rendre compte. Alléluia les a vampirisés.

L’histoire est simple. C’est une histoire d’amour. Un amour fou entre Michel, gigolo médiocre, qui entourloupe les femmes pour prendre tout leur argent, et Gloria, une femme désenchantée en quête d’amour absolu. Prête à tout pour suivre son bien-aimé, elle prend part à ses combines en se faisant passer pour sa sœur. Mais elle accepte difficilement que son mari en séduise d’autres. Elle veut être son unique, sa seule femme jusqu’à ce que la mort les sépare. Entraînée par une jalousie autodestructrice qui la dévore, la jeune femme perd le contrôle et plonge son couple dans une spirale meurtrière dont ils ne pourront plus sortir.

Librement inspiré du célèbre fait divers des « Tueurs aux petites annonces » qui est déjà le terreau de deux autres films2, on pourrait croire à un film de plus. Loin de là ! Alléluia est une œuvre puissante. Un film dans lequel on sent, à chaque plan, le travail minutieux du réalisateur pour construire un univers qui n’appartient qu’à lui.

L’idée de départ du cinéaste était de re-tourner dans ces lieux isolés des Ardennes, propices au fantastique, qu’il avait commencé à explorer dans Calvaire. À cela s’est ajouté son envie de mettre à l’épreuve, une fois de plus, la personnalité complexe de Laurent Lucas, son acteur fétiche. Sa rencontre avec Lola Dueñas a été fortuite, mais l’énergie folle de l’actrice espagnole associée à la palette d’expressions de l’acteur français s’est transformée au cours du tournage en cocktail explosif. Tous deux forment à merveille ce couple de meurtriers pervers, qui exerce sur nous une fascination diabolique, atrocement humaine.

C’est le moins qu’on puisse dire, Fabrice du Welz sait s’entourer d’acteurs d’exception. Même ses acteurs secondaires sont triés sur le volet. Que serait le film sans ses délicieuses victimes, Edith Le Merdy, Anne-Marie Loop et Héléna Noguerra ? Encore haute comme trois pommes, la petite Pili Groyne fait un caprice remarqué3. Quant à l’apparition méconnaissable de David Murgia, à vous de la dénicher !

De plus, sa cinématographie est parfaitement maîtrisée. Le scénario dépeint, au-delà de l’histoire d’amour, un très beau portrait de femme. Allié à un montage léché, il nous entraîne avec habileté dans les affres de la psychose de son héroïne. Cherchant à s’affranchir du film gore, du Welz alterne les scènes pleines de sauvagerie avec de très belles séquences lyriques. Comme lorsque la caméra s’envole parmi les arbres alors que la voix doucereuse de Gloria promet à Michel un amour éternel...

Et si le réalisateur réussit à produire chez le spectateur un tel choc épidermique, c’est aussi parce qu’image et décor sont intrinsèquement liés. La collaboration étroite du directeur de la photographie, Manu Dacosse et du chef-décorateur, Emmanuel De Meulemeester transperce l’écran. Dans cet univers de symbiose parfaite, la caméra de Fabrice du Welz n’a plus de limite. S’enchaînent alors les cadrages très serrés, les plans-séquences fébriles et les clairs-obscurs osés. Il ne manque plus à tout cela que d’être imprimé sur une pellicule 16 mm, et voilà : l’image obtient ce grain si particulier. Elle devient matière vivante et tangible.
Ici encore, du Welz signe un film « poisseux », comme il aime à le dire. Aussi poisseux que l’étaient la jungle suintante de Vinyan et l’atmosphère malsaine de Calvaire.

Mais on reste scotché, fasciné par tant de beauté dans l’horreur, et on aime plus que tout la frénétique scène de danse à la frontière de la sorcellerie. Cette fois, affranchie de ses références cinématographiques (la danse de Calvaire se réclamait directement d’Un soir, un train), cette scène pourrait devenir culte, à son tour.

Bref, un film à voir, et en salle absolument pour savourer dans le noir complet la faible luminosité de la pellicule d’Alléluia.


1 Le film avait remporté conjointement le prix du jury et celui de la critique internationale.

2 Martha Beck et Raymond Fernandez formaient un couple célèbre de tueurs en série américains, qui dépouillaient les femmes avant de les tuer. On estime à 20 femmes le nombre total de leurs victimes entre 1947 et 1949. Leonard Kastle a tiré de cette histoire un film en 1970, Les Tueurs de la Lune de Miel, puis ce fut au tour d’Arturo Ripstein de signer Carmin Profond en 1996, se réclamant de la même histoire.

3 Elle est d’ailleurs déjà doublement présente à Cannes cette année, sa verve d’actrice prometteuse ayant aussi conquis les Dardenne (elle joue une des enfants du couple Sandra-Manu dans Deux jours, une nuit.)

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