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Au-delà des Icebergs de Xavier Christiaens

Publié le 15/03/2014 par Serge Meurant / Catégorie: Critique

Au-delà des Icebergs de Xavier Christiaens clôt, en 2013, le triptyque constitué par deux premiers films fascinants : Le goût du Koumizen 2003 et La chamelle blancheen 2006. Le premier évoque la déportation par Staline, dans les années 30, du peuple kirghize. Le récit qui en est livré est attribué au fils de l’un de ces déportés dont il restitue, par le poème et le traitement radical des images et des sons, le déracinement et l’exil intérieur. Les images tournées par Xavier Christiaens et Sandrine Blaise de la mer d’Aral au Kazakhstan sont intériorisées, restituées àtravers le filtre de la mémoire. Elles inscrivent le monde dans un jeu de formes d’une grande beauté plastique. 

La chamelle blanche rompt avec le récit oral qui établit la filiation. À la parole, se substitue la tenue du journal d’un cosmonaute qui relate son retour sur une terre dépeuplée. Le cinéaste ouvre celui-ci par une citation de l’Apocalypse : « Quand tu ouvriras les yeux, ce ne sera pas le jour, pas la nuit, pas l’eau, pas la terre. » Le film fait l’expérience de ce que signifie être étranger au monde, solitaire et privé de mémoire. Les images du film apparaissent fantomatiques, presque effacées. Elles surviennent par lames de fond, reviennent à la surface d’une mer gelée.


Au-delà des Icebergs de Xavier Christiaens

 

Au-delà des Icebergs de Xavier Christiaens s’aventure plus loin encore en un territoire que n’explorent que la musique et la poésie. Inspiré par un poème d’Henri Michaux, le film s’en détache comme d’une matrice, une forme équivalente, dont le mouvement poursuivrait par la construction des images, la lancée des mots. Il dispose des images comme des éléments d’une banquise à la dérive, où s’entrechoquent les éléments primordiaux de l’Histoire, la culpabilité des génocides, la violence des idéologies, et le désarroi des individus face à ceux-ci, les blessures profondes que l’on devine à travers leur soumission au destin.

Œuvre solitaire, tournée sans scénario, sans équipe, avec un financement minimum, elle s’est développée de la même façon que s’écrit un poème, avec la même rigueur et la même liberté. Expérimentale, on pourrait la considérer comme un film de science-fiction tourné avec des acteurs non-professionnels intimement liés à la vie du réalisateur  (sa compagne et leur fille) qui partagent les risques de cette aventure personnelle, éprouvante parfois, par la charge émotionnelle qu’on y pressent.

Trois personnages survivent dans un huis clos, comme dans Le dépeupleur de Samuel Beckett. Ils se livrent à des occupations dont les gestes sont à peine esquissés et pourtant, précis. Une jeune femme compulse des archives, tape à la machine, un homme fume couché sur un lit, une fillette fait une apparition furtive dans une cuisine pauvrement meublée. L’écran nous enferme dans une camera obscura où affluent, par moments, à travers une meurtrière, des images fortement travaillées d’archives de l’histoire allemande du XXe siècle. La coupure entre celles-ci et les personnages est radicale. Le cinéaste écrit qu’il s’agissait pour lui « de mettre dans la forme d’un écrin un état de siège inintelligible. Une façon d’avancer en estompant les personnages, en les clivant en miroir (à la façon d’un piano désaccordé), à tâtons, de les accueillir et découvrir défaillants, inadaptés au réel. » On les croirait en état de veille, somnambules d’une histoire qui les a privés de parole, dépossédés. Ils sont confinés dans un espace qui pourrait être tout à la fois celui d’une cellule, d’un sous-marin immergé, d’une capsule spatiale, celle du cosmonaute de La chamelle blanche.

La composition sonore de Lionel Marchetti est d’une extrême richesse. Elle donne au film sa profondeur, en un mouvement de ressac entre le dehors et le dedans. Elle relie, malgré la coupure visuelle, les personnages au cosmos. Elle évoque un bestiaire chamanique dont se nourrira l’oreille attentive. Elle parcourt aussi toutes les sonorités de l’histoire, ses hymnes, ses clameurs et ses cris jusqu’à leur extinction finale, lorsque les portes de plomb se seront refermées sur elles. C’est à la bande son qu’est confié le pouvoir d’établir sans cesse des connexions émotionnelles avec le spectateur.

Les images d’archives évoquent, sans commentaire, la réunification des deux Allemagne telle qu’elle se posait en 1959. Stig Dagerman, dans Automne allemand, livre peut-être une clé d’une telle utilisation des archives qui marquèrent, un temps, l’histoire de la fin de la guerre froide. Il écrit : « N’est-il pas vrai que, à proprement parler, la réalité n’existe pas tant que l’historien ne l’a pas replacée dans son contexte ? Et alors, il est trop tard pour la vivre, pour s’en indigner ou en pleurer. » Mais cette constatation, de façon paradoxale, n’amène-t-elle pas les hommes à tel degré d’indifférence et à quelle profondeur de conviction d’avoir à jamais perdu la bonne trace, comme le notait Kafka dans son Journal. N’est-ce pas ce que suggère le film de Xavier Christiaens où la mise à distance d’une histoire dont le souvenir brouillé n’enregistre que l’oubli d’une espérance, le constat d’une coupure sans cesse réaffirmée depuis lors entre l’individu et la collectivité. Les discours politiques, à chaque fois, asphyxient la parole. Le film écrit sans cesse le palimpseste muet d’une histoire malheureuse et culpabilisante qui, lorsqu’elle semble déboucher sur une aube, se réaliser par une révolution, replonge, tout aussitôt dans le chaos. Ainsi, les personnages du film semblent-ils avoir perdu la trace de l’avenir. Le désespoir que traduit Au-delà des Icebergs s’exprime par une forme où la passivité des corps et des visages nous fait toucher du regard une terrible vulnérabilité. Et nous nous y reconnaissons, nous éprouvons intimement le choc de ces images qui nous désignent comme victimes et complices à la fois d’un monde abîmé. Elles font écho à ce poème de Michaux Les jours, encore les jours, la fin des jours qui s’ouvre sur ces vers :  « Sans qu’ils parlent, lapidés par leurs pensées/Encore un jour de moindre niveau. Gestes sans ombres/ à quel siècle faut-il se pencher pour s’apercevoir ? »

Et nous conservons en nous, bien après la vision de ce qu’il faut bien nommer un chef-d'œuvre, un tremblement de l’âme, une profonde ressemblance avec ce que nous vivons d’indicible et de caché.

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