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Frédéric Fonteyne : Une liaison pornographique

Publié le 01/10/1999 par Nicolas Longeval / Catégorie: Entrevue

La surprise de Frédéric Fonteyne


Aussi simple et sympathique qu'on le dit, Frédéric Fonteyne m'apporte un verre d'eau et me propose une cigarette. Acclamé à la Mostra 1999 de Venise où il offre à Nathalie Baye le prix d'interprétation féminine, Une liaison pornographique n'est jamais que son deuxième long métrage : aucune raison de se prendre la tête, ou quoi que ce soit d'autre. Un entretien purement cinématographique.

Frédéric Fonteyne  : Une liaison pornographique

Cinergie : Frédéric Fonteyne, on parle de vous comme de la grande révélation de cette Mostra cuvée 1999. Vous aviez déjà découvert la cité des Doges...
Frédéric Fonteyne : ... En 1991. Les 7 péchés capitaux avaient été sélectionnés pour la Semaine de la Critique. J'en avais réalisé le court métrage consacré à la Modestie. On avait été invité deux jours, puis on avait été au camping. En fait, on avait surtout visité Venise, et la plupart des articles qui parlaient de nous, c'était du style Les Belges au camping... L'ambiance était vraiment chouette. Les 7 péchés capitaux a vraiment été une expérience forte à tous les points de vue. D'ailleurs ça a donné envie à tout le monde de persévérer. Yvan Lemoine a déjà tourné (le Nain rouge). Pierre-Paul Renders est en train de terminer son film, Geneviève Mersch écrit, Béatrice Florès a aussi un projet dans la tête. C'était motivant. On venait de sortir de l'IAD, où on était dans la même classe. On avait déjà travaillé ensemble sur des courts métrages, et quand on est sorti de l'IAD, on a décidé de faire le pas suivant ensemble : pour chacun de nous, c'était la transition parfaite entre le court et le long, entre l'école et le milieu professionnel. Evidemment, ça n'avait rien à voir avec ce qui s'est passé cette année. Cette fois on était en compétition. On n'est resté que deux ou trois jours, on ne s'attendait vraiment pas à ce qui allait se passer. Dès les projections, puis pendant les interviews, on a senti que quelque chose se passait.


C. : Lors de la projection publique, les gens ont accueilli le film très chaleureusement. Mais la presse était plus mitigée, non ?
F. F. : Pas du tout. A Venise, la presse a été enthousiaste, que ce soit la presse italienne ou internationale. C'est vrai qu'on a eu parfois quelques critiques assez dures en France. Mais c'était avant le festival : le film y était déjà sorti. Par contre pendant le festival, il y a eu comme on a dit une sorte de révélation. Même les projections de presse on été applaudies, c'est assez rare. Ce n'est même pas le prix d'interprétation décerné à Nathalie Baye qui a changé quoi que ce soit : les gens avaient déjà écrit leurs articles et le film se vendait déjà bien dans beaucoup de pays. En France, ça lui a peut-être donné un deuxième souffle...

C. : Nathalie Baye et Sergi Lopez forment un couple inédit et plutôt étonnant.
F. F. :
 Ici, j'avais envie de confronter l'humour de Sergi au faux calme de Nathalie. J'avais envie de les faire se rencontrer parce qu'ils viennent de cinémas assez différents, le cinéma français et le cinéma espagnol mais qu'ils ont en commun une grande authenticité, beaucoup de talent et surtout beaucoup de plaisir à jouer. Elle n'est pas connue en Espagne et elle n'avait pas vu Western. Ils ne se connaissaient pas du tout et ça correspondait parfaitement à leurs rôles, puisque ce sont deux inconnus qui ne se sont jamais vus même en photo, mais qui ont rendez-vous et qui vont vivre une relation de quelques mois. C'était très important pour le film qu'il y ait quelque chose qui se passe entre les comédiens : vu le nombre de scènes de conversation en face à face, c'est sur leurs épaules que repose tout le film. Si l'osmose a eu lieu entre eux, et même entre nous trois, ça tient vraiment au fait que tous les deux aiment vraiment jouer et qu'ils étaient très fort à l'écoute l'un de l'autre, qu'ils se surprenaient mutuellement. 
J'avais pensé très tôt à Nathalie Baye. Depuis longtemps j'avais envie de tourner avec elle, je sentais qu'elle entrait dans mon univers. J'avais déjà failli faire un court métrage avec elle. Quant à Sergi Lopez, je l'avais vu dans Western de Manuel Poirier. J'ai pensé à lui plus tard : je cherchais mon acteur en France, mais je ne le trouvais pas. C'est un peu ce qui s'était déjà passé sur le casting de Max & Bobo, puisque je cherchais pour Max un Belge d'origine italienne et que j'ai été obligé de trouver Alfredo Pea en Italie. Même Jan Hammenecker, qui jouait Bobo, a un accent flamand. On va dire que j'aime les accents et je ne sais pas pourquoi : je trouve ça très vivant, ça donne une épaisseur aux personnages, mais ça ne partait d'aucune volonté absolue de ma part...

 

C. : Sergi Lopez et Nathalie Baye ne tarissent pas d'éloges à l'égard de ta mise en scène. Mais on comprend bien que ce cinéma d'acteurs tient aussi énormément aux scénarios de Philippe Blasband, qui a écrit tes quatre courts métrages et tes deux longs ?
F. F. : C'est là que nos esprits se rencontrent, voire se relaient si bien : quand il a fini d'écrire, il est nerveusement épuisé, et je prends le témoin. En plus de suivre pas à pas le face à face de couples d'amis ou d'amants, ses scénarios ne sont pas des histoires bétonnées où on sait tout des personnages. Son écriture est très généreuse, très jouissive, parce qu'il laisse beaucoup de place à l'imagination et à la créativité. C'est ce qui fait que c'est toujours surprenant et donc très agréable, pour les acteurs comme pour le metteur en scène : ici on ne sait carrément rien des amants, mais à partir de petits indices, on peut inventer beaucoup, chacun peut avoir sa vision des choses, et un jeu différent. C'est aussi très gai pour le spectateur qui est amené à participer avec sa propre imagination, et qui forcément se reconnaît et s'identifie beaucoup plus. On est amené à se plonger littéralement dans l'histoire, mais même quand c'est fini, beaucoup de questions restent ouvertes.

C. : Comme les dessins, très simples, de Sempé, qui t'ont inspiré ?
F. F. : Oui, souvent, dans les dessins de Sempé, on voit deux petits personnages ordinaires perdus au milieu de la ville. Mais contrairement à ce que pensent certains, je n'y avais pas encore pensé à l'époque de Max & Bobo, qui est pourtant un peu plus fourre-tout et caricatural et dont les personnages avaient quelque chose de héros de bande dessinée. Je me suis surtout inspiré de ses dessins pour Une liaison : Sempé raconte énormément de choses dans un seul dessin, avec beaucoup de force et en même temps avec une incroyable simplicité. C'est très humain, ça touche à monsieur tout le monde, et ça reste très ouvert...

 

C. : Tes deux longs métrages sont racontés au passé et commencent par une sorte de constat d'échec de la relation, sur le plan concret en tout cas. Il y a comme une dose de fatalisme, même refusé ?
F. F. : Pour moi il n'y a pas d'échec. Dans les deux films, la relation des personnages les a transformés intérieurement, en profondeur : ça leur a ouvert les yeux sur l'essentiel. D'ailleurs on sent bien, dans la voix off de Max comme dans les interviews de Nathalie Baye et de Sergi Lopez, qu'ils sont émus : leurs yeux brillent plus de joie que de tristesse, non ? Cela dit, évidemment, c'est un peu doux amer, mais l'intérêt d'une histoire, c'est souvent qu'elle est finie. Toutes les histoires fortes laissent une impression un peu contradictoire. Les gens ont besoin de raconter leur histoire. Ce n'est qu'avec le recul qu'on peut essayer de donner un sens, pour soi-même, aux expériences qu'on a vécues. C'est aussi ça, mais seulement ça, qui, dans Une liaison, peut paraître un peu pervers ou exhibitionniste. Exprimer ses sentiments est beaucoup plus difficile que montrer ou raconter une expérience sexuelle. Ça touche à quelque chose de plus personnel encore, quelque chose de réellement intime...

 

C. : C'est en somme ce que tu écris dans le dossier de presse : L'imaginaire est toujours plus fort que la réalité ?
F. F. : C'est la force des gens, je crois, de réinventer leur histoire. La réalité l'emporte sur le plan du concret puisque la relation est finie, mais elle continue, sans doute plus forte que jamais, dans leur esprit. Quand le vieux frappe à la porte de leur chambre d'hôtel et se fait un infarctus dans le couloir, c'est vraiment la réalité qui vient se rappeler à leur mémoire et bousculer la petite bulle dans laquelle ils se sont retranchés. C'est la mort et l'idée d'être mortel, je crois, qui fait réapparaître leurs angoisses : tout à coup ils veulent vivre ensemble dans la réalité, comme un vrai couple, comme pour s'assurer que le bonheur durera toujours. On a souvent peur que ce ne soit pas le cas, on veut tout, l'absolu et l'éternel, ou rien. Et en définitive, on laisse passer sa chance. Mais en même temps, c'est cette idée qu'on va mourir qui déclenche l'envie et la sexualité. Est-ce qu'il n'y a pas des histoires qui doivent ou peuvent rester courtes, mais qui restent aussi fortes, voire plus intenses ?

C. : L'idéal doit rester un idéal, en somme ?
F. F. : On peut se dire qu'il y a un côté horrible, mais en même temps ils ont vécu quelque chose de très fort et de très beau. Certaines personnes auraient continué, auraient vécu ensemble, mais ça n'aurait pas été aussi fort. A la fin, ils ont presque l'air contents d'avoir terminé ça comme ça, parce que sur le plan de l'imaginaire, ils ont en quelque sorte mis un visage sur leur idéal et sur leur fantasme. Ils sont contents de savoir qu'il y a quelqu'un quelque part. Ce qui manquera toujours, parce que c'est ainsi, manque déjà un peu moins.


C. : Justement, le fantasme en commun, qui les réunit à l'hôtel, reste secret dans le film. Qu'est-ce qui se passait, derrière cette porte rouge ?
F. F. : Des comédiens aux machinistes, chacun avait son idée là-dessus, on a pu projeter nos fantasmes respectifs, mais on ne s'est rien dit. Je suppose que Philippe Blasband sait ce que ses personnages font à l'hôtel, mais il dit que non, pour que chacun imagine. Comme personne ne sait exactement de quoi il en retournait, ça continue à exister très fort. On l'a tous senti très fort sur le tournage, mais de façon personnelle. C'est l'omniprésence de l'absence.


C. : Quand on compare les interviews et donc les versions de l'homme et de la femme, on comprend qu'il y a des différences mais elles ne sont pas catégoriques : tous les deux mentent un peu, par pudeur vis-à-vis des sentiments. Et les clichés sont déjoués.
F. F. : Heureusement. On a vraiment pris l'histoire en sens inverse dans tous les sens du terme : c'est la femme qui prend les rennes, et c'est l'homme qui pleure. Tous les deux ressentent le même malaise, la même pudeur et la même peur face à des sentiments qui les envahissent et les divisent. C'est insupportable mais sans ça, on s'ennuie, non ? De tout temps, l'homme et la femme ont ressenti les mêmes émotions contradictoires ; les histoires d'amour sont d'ailleurs les mêmes depuis toujours. Les histoires de sexe aussi : je suis né en 1968, juste après une révolution sexuelle dont on attendait tant mais qui a surtout soulevé des questions, des doutes et des angoisses. Seulement, on en parle beaucoup plus facilement aujourd'hui, à l'époque de la fin des croyances : les gens ont l'impression d'avoir fait le tour de la question et ne savent plus trop quoi inventer pour trouver ce qui ne va toujours pas.
Ce qui change, c'est simplement la façon d'exhiber les émotions : hommes et femmes sont aussi seuls les uns que les autres mais ils expriment leur fragilité de façon différente. Ici, la femme le fait en prenant des décisions, en parlant beaucoup, elle reste calme et c'est lui qui pleure. L'homme d'aujourd'hui ose davantage avouer sa fragilité, tandis que la femme a peut-être tendance à se masculiniser, à imiter l'homme par exemple dans son orgueil et à vouloir paraître plus forte ou moins sensible qu'elle l'est. Et puis, c'est plus intéressant de voir pleurer un homme, plus encore quand il est espagnol !

 

C. : Philippe Blasband et vous formez un duo plutôt efficace. Vous vous êtes rencontrés par petite annonce ? Votre amitié vous a déjà inspiré pour les relations de vos duettistes ?
F. F. 
: Non, pas du tout. On s'est connu à l'IAD où il n'a fait qu'un an mais on est resté copains... Notre amitié ne nous a jamais concrètement inspiré des scènes, même s'il s'agit aussi de duos de personnages. Seul le court métrage Bob le déplorable est parti d'une rencontre qu'on avait faite ensemble, mais l'histoire est complètement inventée. Je trouve ça très bien, au contraire, de s'approprier un personnage, de voir comment ce type-là, qui n'a rien à voir avec nous, finit par nous ressembler quelque part.

 

C. : Chacun met le nez dans le travail de l'autre ?
F. F. : Non, justement. Il a déjà réalisé deux courts métrages (WC et Tcha Tcha Tcha), mais entre nous, c'est lui qui écrit et moi qui tourne. J'écris de moins en moins. C'est très bien, quelque part, puisque je fais du cinéma pour être surpris et que pour l'instant, je crois que si j'écrivais mes propres scénarios, je n'arriverais pas complètement à m'étonner. Lui, il se surprend en écrivant, et je suis surpris en le lisant, puis encore en dirigeant mes comédiens. Ça me permet à chaque fois de m'immerger dans quelque chose d'extérieur mais dans laquelle je me reconnais tout à fait. Je m'y retrouve de façon très personnelle. Bien sûr, ça ne fonctionnerait pas avec n'importe quel autre auteur : c'est comme quand on lit un roman, on se reconnaît dans certains et pas du tout dans d'autres. D'ailleurs je n'ai pas de projets avec d'autres scénaristes. Ça m'est arrivé de tourner les scénarios d'autres personnes, notamment à l'armée, mais ça n'a pas vraiment marché. Avec lui, ça marche.


C. : Tu travailles aussi avec les mêmes au niveau de la production, d'Artémis à Samsa Films.
F. F. : Tout à fait. Les deux longs métrages ont été produits par Artémis : Patrick Quinet est vraiment le troisième larron. On s'est rencontrés sur le plateau des Péchés capitaux, et on a grandi ensemble depuis les courts métrages. Quand Philippe (Blasband) ou lui me disent quelque chose, je sais pourquoi ils le disent... J'aime bien travailler avec les mêmes gens : tout devient plus facile. Même chose avec Samsa Films, des producteurs luxembourgeois que je ne connais pas au même point, mais qui ont participé à  Max et Bobo et maintenant à Une liaison pornographique.

C. : On parle beaucoup pour l'instant du Luxembourg, qui avec ses SIAV bancaires et ses studios, ressemble de plus en plus à une sorte de Holly Lux. C'est une chose possible ici, en Belgique, puisque notre cinéma se porte si bien ?
F. F. : C'est même assez incroyable, ce qui se passe en Belgique. Mais ça reste un cinéma d'auteurs indépendants, comme ça a toujours été le cas puisqu'il n'y a pas d'industrie. Seul un auteur qui se bat pour imposer une vision personnelle parvient à réaliser son film. Forcément, il y a une sorte d'originalité qui sort de là. D'ailleurs il n'y a pas un cinéma belge, mais des cinémas belges. A un moment on a voulu coller au cinéma belge, du moins au cinéma wallon, une étiquette de réalisme social : j'adore le cinéma engagé des frères Dardenne mais c'est oublier des gens comme Jaco Van Dormael, qui travaillent plus sur l'imaginaire. D'ailleurs, pour moi, Une liaison est le contre-exemple parfait, puisqu'on ne sait rien de mes personnages, et qu'à voir le décor de leurs appartements respectifs, ils semblent plutôt issus d'un milieu aisé. Quelque part c'est un avantage du système belge, ou la force de ce manque de système : chacun exprime assez librement une pensée différente.
La souche commune de nos réalisateurs, c'est cette liberté du cinéma indépendant, et le fait que comme tout est bordélique autour de nous, le Belge s'attache davantage à ce qui est essentiel pour l'être humain. C'est le bordel dans le monde entier, d'accord, mais chez nous, c'est tellement le bordel que c'est très difficile de prendre ce pays au sérieux, notamment en ce qui concerne ses institutions. Alors, je crois que beaucoup de Belges ne s'occupent plus de tout ça et se concentrent sur la dimension humaine plutôt que sur la politique. C'est presque une chance de pouvoir se rendre compte aussi facilement de ce qui compte vraiment. Du coup, peut-être qu'on touche davantage au coeur ou au noyau de l'être humain et que, on s'exprime sous un angle social ou surréaliste. N'importe qui, dans n'importe quel pays, peut s'y reconnaître. C'est ce qui pour l'instant nous fait remarquer à l'étranger, mais ça risque de s'écrouler s'il n'y a pas de soutien politique. Les réalisateurs seuls ne peuvent pas faire exister et maintenir ce cinéma.
Au Luxembourg, avec le tax shelter, il y a vraiment une volonté, un engagement politique : avec les avantages financiers, on essaie d'attirer des gens pour tourner là-bas, même s'il n'y a pas de participation de producteurs luxembourgeois. Il n'y a pas que la coproduction de projets... En Belgique, ils en parlent depuis quelques années mais on ne sait toujours pas quelle forme cela prendrait. En tout cas, au vu de ce qui se passe ces dernières années pour le cinéma belge, les politiques devraient sauter sur l'occasion...

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