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Jean Delire par André Goeffers

Publié le 10/11/2006 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Hormis l’œuvre d’André Delvaux, le cinéma réalisé dans les années soixante en Communauté française de Belgique est largement méconnu. De longs métrages ont été accomplis et sont ou non sortis en salle : Jeudi on chantera comme dimanche de Luc de Heusch, Aline de François Weyergans, (1966), Michaella d’André Cavens (1967), Les Gommes de Lucien Deroisy (1970), Plus jamais seuls de Jean Delire (1969). Nous avons découvert récemment Chalet Un, un long métrage de fiction de ce dernier, produit par la RTBF. Gérald Frydman organise justement, avec l’Atelier Alfred et la Cinémathèque Royale de Belgique, une soirée consacrée à Jean Delire le 30 novembre à l’Espace Delvaux. Itinéraire singulier que celui de ce passionné de cinéma, grand admirateur des prises de vue d’Orson Welles mais qui évite le style baroque de ce dernier pour rester fidèle à un certain réalisme. Comme le souligne Jacques Polet dans "Dic Doc" : « Par ses choix de cadrages et d’éclairages très étudiés, il excelle à la création d’atmosphères envoûtantes, désolées, nostalgiques ou inquiétantes, qui témoignent brillamment d’une aptitude à solliciter les multiples sortilèges du noir et blanc. » Nous avons demandé à Gérald Frydman de s’entretenir du parcours de  Jean Delire avec André Goeffers, chef opérateur de pas mal de ses films et que beaucoup d’entre vous connaissent bien.

Gérald Frydman : Tu as fait une école à Paris ?

André Goeffers : J’ai fait deux sections à l’IDHEC : la prise de vue et la réalisation, de 1955 à 1957. Actuellement, c’est devenu la FEMIS.

 

G.F. : Avant que je ne te connaisse, on m’a dit que tu étais dingue d’Abel Gance et de Napoléon.

A.G. : D’Abel Gance, oui. J’ai d’ailleurs eu l’honneur de le rencontrer plusieurs fois et d’être invité chez lui. Je n’étais pas vraiment dingue de Napoléon, son film, mais bien de la polyvision. J’ai préparé mon mémoire de fin d'études à l’IDHEC sur la polyvision. J’ai eu l’idée de loger les 3 images de la polyvision sur du 2.66 (le 1.33 multiplié par deux). Pendant les vacances, j’ai fait un petit film avec trois images différentes. J’ai montré ce petit film à Jean Mitry, le promoteur de mon mémoire qui m’a convaincu de joindre Abel Gance. Je me suis permis de lui suggérer de ramener ces trois images au format scope. Il m’a répondu tout de suite : « non, pour moi un grand écran c’est 40 mètres de large avec 6.000 personnes dans la salle ». Ce qui était contradictoire puisqu’à l’époque, il a passé son Napoléon au Studio 28, qui était une petite salle de répertoire dont l’écran était plus petit que les écrans scope de 25 mètres que l’on a maintenant.

G.F. :  Tu rentres à Charleroi, en 1957. Comment cela se passe pour toi professionnellement?
A.G. : Je rentre chez moi à Mont-sur-Marchienne qui, heureux hasard, est aussi le patelin de Jean Delire. Je trouve son adresse et me rends chez lui. Sans tambour ni trompette, la porte s'est ouverte et il me fait rentrer. Je le vois encore. Il me demande: « Qu'est-ce que vous voulez ? ». Je lui réponds: « C'est très simple, vous faites du cinéma, je veux en faire, je sors d'une école et je ne connais personne. Entre carolos, on peut s'entraider... ». Il m'a fait entrer, on a longuement discuter. Il m'a alors fait venir sur plein de tournages en me présentant tout le monde : electros, machinos... Ce qui fait que j'ai vite connu beaucoup de monde.
Il a fait ses deux derniers films comme chef opérateur, un film de Jean Antoine qui s'appelle Liège au lieu de l'esprit (1959), tourné en 35 mm et un film de Serge Leroy qu'on a tourné en 16mm. Il m'a dit ensuite que c'étaient là ses deux derniers films comme chef opérateur et qu'il aurait besoin d'un chef opérateur pour ses films suivants et que sans risques, il opterait pour moi. Et très vite, on a fait La Belle époque, un docu en 35mm noir et blanc, en 1959. Jean avait une passion qui était de lancer des jeunes dans le métier. Il était une école à lui tout seul. Il m'a appris davantage qu'à l'IDHEC.

G.F. :   Vient ensuite la série Entre Chiens et loups, tournée en 1959.
A.G. : Il m'a demandé de travailler sur Entre Chiens et loups; j'ai travaillé seul sur le premier des 6. Puis, j'ai partagé la suite avec un autre opérateur qui travaillait beaucoup pour lui : Fernand Tacq. Je serais aujourd'hui incapable de dire exactement sur quel épisode j'étais...

Portrait d'André GoeffersG.F. : Tu tournes alors beaucoup avec Jean Delire. Pourquoi autant? Vous aviez une affinité particulière?
A.G. : Jean était pour moi un père, un frère... Il m'avait toujours épaulé. Sur La Belle époque, j’avais fait une photo très correcte. Il me laissait faire et de temps en temps, il me conseillait. Par contre, avec Jean, il était très difficile d'avoir la caméra. Il ne faisait pas de découpage; je n'en ai jamais vu sur ses films. Il avait une continuité pour ses fictions et tout dans sa tête pour ses documentaires. Et ne faisant pas de découpage, on discutait de la scène avant. On se mettait d'accord pour une focale et il cherchait le cadre lui même.
Il adorait filmer en petites séquences. On faisait un plan séquence, deux plans de coupe et c'était dans la boîte. Ce qui veux dire que sur le plan photo, il fallait éclairer le plan séquence et il fallait le répéter. Jean faisait tout avec la camera et quand il était prêt, il me donnait la caméra et criait : "moteur". J’insistais souvent pour une répétition.

André Goeffers, chef opG.F. : Beaucoup de ses films étaient d'inspiration fantastique. C'était un goût que vous partagiez?

A.G. : Oui, dans la mesure où c’est un cinéma où l’image prédomine. Le fait qu’on travaillait souvent ensemble était surtout dû au fait qu’on se connaissait bien. Et je connaissais son approche de l’image, ce qu’il aimait. Un éclairage expressionniste, des ombres portées, une brillance. Il savait aussi qu’il pouvait m’envoyer en repérage. Au premier contact avec un lieu, je pouvais dire où on mettrait la caméra et avec quelle focale on allait travailler. Au niveau lumière, je savais instinctivement ce qu’il allait désirer comme résultat : j’avais appris avec lui. Il savait que j’avais pigé le coup.

 

G.F. :Il y a aussi quelque chose qui frappe dans sa filmographie : l’exploration presque systématique des décors belges.

A.G. : Jean était un belge convaincu, un carolo convaincu au départ. Il n’a jamais envisagé de s’expatrier. Pratiquement tous ses films sont tournés en décors naturels. Il n’hésitait pas à tricher sur les époques. Son autre passion était la belle époque, autour de 1900. On devait tourner  Souvenir d’autrefois qui est devenu Extension 1900. A Spa, il n’a pas hésité à bloquer une rue, à faire venir des vieilles voitures, à costumer les figurants…
G.F. : Les contes fantastiques, inspirés de Jean Rey et de Thomas Owen sont tournés en Flandre… C'est « L’Homme qui osa.»
A.G. : L’Homme qui osa, c’est Fernand Tacq qui l’a fait. Il y avait des ambiances fantastiques avec de la fumée dans des marais, avec des bruits incroyables. Jean avait un sens de la bande son extraordinaire. Il choisissait lui-même ses musiques et les sons additionnels. Il y a des contes où la bande sonore est aussi belle que le film. Bon, L’homme qui osa fut tourné dans les Flandres, La Princesse dans un château près de La Hulpe…

 

G.F. : On en arrive à Chalet 1. Raconte-nous…

A.G. : Ah ! C’est une adaptation de deux bouquins d’André  Baillon. Jean y retrouvait le sens du fantastique mais plus psychologique. Il retombait sur ses pattes. Ca a été tourné dans les Ardennes. Il avait trouvé l’endroit lors d’un autre tournage. Il était constamment en repérage…C’était le film qu’il préférait. C’est une certitude et je vais te dire pourquoi. Peut-être 4 ou 5 semaines avant sa mort, il me téléphone et me dit : « André, mon toubib veut me faire une prise de sang. » Je lui dis : « Jean, vas-y, tu sauras ce qu’il a derrière la tête. » 3 ou 4 jours après, il m’annonce qu’il a une leucémie et me propose de venir le voir. Je vais à Charleroi Nord; il était encore bien. Il m’a dit qu’il avait appris la publication par la Cinémathèque d’un livre sur le cinéma belge et qu’il avait la certitude d’avoir été oublié. Je lui ai alors dit qu’il se plantait et qu’une page complète lui était consacrée. Je lui amène ça la semaine suivante. Il avait déjà des tuyaux partout. Il lit la page et dit : « Cette bande de cons ne parle pas de Chalet 1. C’est pourtant mon film. Celui dont il faut se souvenir… .» Je lui dis de se calmer, que c’est un livre de la Cinémathèque et que Chalet 1 est un film de télé produit par la RTBF. Il s’est mis à évoquer ce film comme celui de sa vie. Je suis revenu la semaine suivante, il était dans une chambre stérile. Le docteur m’a fait comprendre qu’il n’y avait plus rien à espérer. Je l’ai vu une dernière fois et il est mort dans la semaine, le 1er avril 2000.

 

G.F. : Quand on voit Chalet 1, on est frappé par singularité de ce film dans l’œuvre de Jean Delire.

A.G. : Oui, les dialogues, l’interprétation, le montage, la bande son étaient exceptionnels. En le tournant, il a pourtant fait comme d’habitude. Il faisait les concessions d’usage. J’y ai fait la photo. Jean était très souple sur un tournage. Il n’y avait jamais beaucoup de sous mais on n’avait jamais l’impression d’une production fauchée. Sur un de ses films, j’ai fait une connerie. J’ai constaté que le viseur n’était pas fermé après une longue journée de tournage. Je lui dis : « Jean, tu as perdu 120m de pellicule, tout est voilé. » Il me dit : « surtout, ne t’en fais pas, on ne va pas le refaire, je m’arrangerai au montage… ». Une autre fois, j’ai oublié de rouvrir de 45° l’obturateur que j’avais fermé, pour des raisons de profondeur de champs, sur la séquence précédente. Je le lui ai dis. Pour ne pas que je m’en fasse, il a fait applaudir l’équipe pour cette erreur avouée qui pouvait arriver à tout le monde!

 

G.F. : Jean Delire a arrêté le cinéma du jour au lendemain.

A.G. : Je n’ai jamais compris pourquoi. Il râlait un peu parce qu’il n’a jamais trouvé un distributeur d’accord d’assumer le gonflage 35 mm de Plus jamais seul tourné en 16 mm. Et il a loué une salle au Grand Sablon où il projetait le film. Je me souviens d’un jour où il ne l’a projeté que pour mon épouse et moi. Il était extrêmement  fidèle en amitié. Je vais m’aventurer dans une hypothèse. Je sais que Jean avait un projet très important qui était une adaptation de deux œuvres de Michel Delieu Derode et il voulait appeler ça Deux visages pour mourir. C’était une production très importante, en 35 mm, avec des prises partout en Europe. Il a obtenu un budget du Ministère et il a estimé qu’il lui fallait un bureau, une secrétaire et un assistant pour pouvoir assumer ce projet.

Ca a demandé des sous et quand il a voulu démarrer le film, il l’a fait un jour et puis il a été fauché. Selon moi, les investisseurs ont eu la réaction de dire qu’un réalisateur était inapte à remplir la tâche d’un producteur. Ca l’a blessé. Mais c’est une hypothèse.

 

J-M.V. : Il a été très influencé par Orson Welles.

A.G. : Oui, il aimait les courtes focales et les grandes profondeurs de champs, les travellings dans l’axe. Tout ça c’est Welles mais c’est aussi Jean. L’éclairage très expressionniste, les dégradés dans la profondeur…Même si cela devait s’adapter aux films, au niveau d’une histoire, le langage du fantastique est particulier.

 

G.F. : Quand il était sous l’aile de la TV, il a été très prolifique mais était catalogué "réalisateur de TV". C’est une lacune...

A.G. : C’est une approche simpliste et dogmatique de la Cinémathèque qui n’a pas su faire la part des choses. Chalet 1 est le meilleur exemple. Donc, je me réjouis. Si Jean nous écoute, il doit jubiler à l’idée que Chalet 1 sera bientôt projeté en salle. Il me dirait que 15 jours avant sa mort, il avait fait une sortie pour me dire que Chalet 1 était son film le plus important. Je suis très content qu’on sorte ce film de l’oubli, comme cela arrive après une seule diffusion télé.

 

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