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Kustavi de François Hien

Publié le 05/06/2015 par Juliette Borel / Catégorie: Critique

« Kustavi » est le nom d’une petite île de Finlande, celle dont est originaire Rikka. Elle et son compagnon bruxellois, François Hien, s’y rendent en visite. Rikka pousse le réalisateur à y filmer la nature, sa maison, sa famille. Puis, sur ce qui n’était au départ que des images de vacances, le documentaire s’élabore, se corrige, change de direction. Il sonde la nécessité du langage, sa difficulté à être et son avènement. C’est l’histoire d’un processus.

Kustavi de François hienComment parler de ce qu’on peine à dire ? Comment décrire les méandres de la pensée jusqu’à la mise en mots, la mise en bouche ? Le film s’y attelle en nous glissant entre les doigts, en s’échappant d’une saisie globale par l’éparpillement, l’éclatement. Le réalisateur multiplie les entrées en entremêlant les trajectoires de deux femmes, sa mère, Michèle et sa compagne, Rikka : celle qui lui a donné la vie et celle qui la partage, dans des temporalités et des espaces différents (2006 et 2011, en France et en Finlande). Aux monologues féminins qui se croisent, se coupent ou se superposent parfois, s’ajoute la voix du cinéaste, ou plutôt les voix, car elles apparaissent diffractées. Entre toutes ces couches, François Hien réserve des parts d’ombre, ménage des zones énigmatiques. Les dialogues en finlandais ne sont jamais traduits. Les aléas de tournage et les problèmes techniques sont conservés (désynchronisation, mises au point ajustées, prises de vues chaotiques avec caméra embarquée sur le vélo…) Ils trouvent leur justification. Comme avec ce dédoublement malencontreux du son lors de la séquence de l’hôpital. Rikka est au chevet de son grand-père mourant et l’écho sonore donne à l’ensemble une aura fantomatique, une étrangeté d’entre-mondes. Le réalisateur, en gardant la mauvaise herbe, ce qui d’ordinaire est mis au rebut, exhibe le dispositif. En nous montrant les coutures, il détruit l’illusion et révèle l’artifice. Le montage parallèle associe ces deux parcours de femmes pour raconter une même quête. Entre ces portraits, se glisse en creux celui de François. Il est juge et parti, situé à la fois à l’intérieur et à l’extérieur. Le regard, pris dans l’instant, dans le flot du film en construction, sera plus tard un regard surplombant, posé a posteriori sur lui-même et sur les femmes de sa vie. C’est donc le langage cinématographique qui vient tisser du lien entre tous ces « fragments ».

Le premier segment, c’est celui de la mère, en 2006. Lorsqu’elle décide de publier son roman, Michèle Hien fait le grand saut. Pendant des années, elle écrivait et s’en cachait. En douce. En faisant exister les mots sur les pages, elle s’en privait avec les autres. Elle avançait à « demi voilée ». Jusqu’à ses 50 ans. Jusqu’aux encouragements de Charles Juliet à qui elle a envoyé son livre et qui la conforte dans sa démarche d’édition. Elle n’a pas choisi la tutelle du célèbre auteur par hasard. Il est le parrain idéal, pour qui « travailler sur les mots, c’est une manière d’intervenir sur soi-même, de se sculpter intérieurement, de pétrir sa pulpe. »

En 2011, François suivra Rikka à Kustavi, là où la beauté des lieux vous souffle les mots, au propre comme au figuré. De génération en génération, seuls les gestes sont transmis, reproduits. Ce silence atavique, Rikka s’en est exilée, en devenant danseuse en France. Quand elle revient sur son île, refuge et repoussoir, elle cherche à défaire les nœuds, les siens, ceux de sa famille. François l’aide dans sa démarche et parvient même, juste avant leur départ, à initier un dialogue entre la fille et son père. En l’absence de sous-titres, la parole vaut ici pour ce qu’elle est uniquement : un pur jaillissement. Seulement, la maïeutique est à double tranchant puisque le cinéaste va commettre le sacrilège de vouloir posséder ce petit miracle en rédigeant son dossier de production. Rikka, à la lecture du projet, se sent trahie. Pour elle, se raconter, c’est se dévoiler et risquer de donner à voir aux autres des choses qu’elle même ne perçoit pas. François fait d’elle un « personnage » qu’il met en scène, il fait d’un sujet un objet. Il pétrifie le vivant dans un « sarcophage ». Il dira à sa mère : « Cette parole, je ne l’ai pas conquise, cette parole dont j’ai hérité, c’est comme si je la retournais contre vous. »

Kustavi de François HienC’est finalement au-delà du verbe qu’il faudra se rendre à nouveau. La mère, malgré le succès de son roman, garde un « goût d’inachevé ». Elle parviendra plus tard à se réconcilier avec le silence, avec la “fillette enthousiaste et muette, rieuse et solitaire” qu’elle était avant le divorce de ses parents. Elle s’était mise à parler pour “dire le chagrin”, pour devenir adulte. Elle s’apaise à présent en retrouvant cette part d’elle-même. Si Rikka a eu besoin d’exprimer son malaise, elle trouve aussi, en creux, sa place dans l’île : “Ici, on fait partie du système, pas besoin de se demander pourquoi on est là.” Tandis que pour François, travailler sur son film, c’est une manière de “retourner à Kustavi, retourner en amont du langage.” Son rapport à la création n’en est sans doute pas sorti indemne et ces “je” cinéastes ne seront, à l’avenir, plus tout à fait les mêmes.

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