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L'Or de Jean-Pierre Verscheure, conservateur passionné

Publié le 07/09/2010 par Dimitra Bouras et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Jean-Pierre Verscheure est un passionné de l'image et du son, de la pellicule au numérique.
Nous avons eu l'opportunité de l'interviewer à l'INSAS, dans son antre favori, une petite salle bourrée de projecteurs d'il y a plus d'un siècle, de pellicules en noir et blanc, en couleurs (les différents procédés), dans tous les cadres possibles du 1.33 au 1.85, en passant par le 1.66, le 1.85, du format en cinémascope au système préféré d'Hitchcock, la VistaVision. D'un fil à l'autre, tout défile, de la jeunesse du cinéma à son âge actuel. L'approche par J-P. Verscheure des pistes sonores a failli nous laisser sans voix, mais nous a ouvert les oreilles. 

1. La martingale pas à pas

Cinergie : Comment est né ce Musée qui ressemble à la martingale d'un jeu à Las Vegas ?
Jean-Pierre Verscheure : Je suis entré à l'école, il y a plus de trente ans pour donner un cours sur la projection cinématographique, et j'ai voulu passer de la craie sur le tableau à la concrétisation d'objets. J'ai créé des endroits où je pouvais montrer le mécanisme à croix de Malte et les différents mécanismes de projection. Petit à petit, l'endroit est devenu un cours sur la projection avec l'évolution fond/forme du cinéma. J'ai voulu présenter les objets qui témoignent du passage du muet au parlant, le rapport avec le cinémascope, etc...
Il y a vingt ans, je me suis rendu compte qu'il y avait un lieu, appelé Musée du cinéma, où il y avait 39 vitrines qui retraçaient l'histoire du cinéma. Mais la dernière vitrine s'arrête aux frères Lumière, c'est-à-dire au début du cinéma. J'ai donc eu envie de faire la suite. J'ai voulu, avec la même rigueur scientifique, tracer l'évolution des débuts jusqu'à aujourd’hui. En premier, le projecteur Lumière, puis l'évolution des projecteurs des films muets, suivi de l'avènement du parlant (un système mis au point par la Western Electric pour la sortie par la Warner de The Jazz Singer (le Chanteur de Jazz). C’était un projet utopique puisque aucun Musée du Cinéma dans le monde ne présente la fabuleuse évolution des objets du cinéma qui lui ont permis de passer au parlant.
Le hasard m'a fait découvrir un cinématographe des frères Lumière qui datait de 1896, puis le premier haut-parleur de l'histoire du cinéma : le Vitaphone. Je l’ai déniché dans une bouche d'aération derrière l'écran d'une salle de cinéma en démolition. J'ai cru rêver !
Ces deux objets m'ont permis de démarrer : l'un étant la naissance de l’image, et l'autre la naissance du son.

C : Tout ce que vous nous montrez, le Cinérama ou le Cinémascope, vous les avez aussi trouvés par hasard, en allant visiter des salles en démolition ?

ProjecteurJPV : Il s'agit d'un quart de siècle de recherches relativement intenses. Mon but n'était pas d'assouvir une passion de collectionneur, mais de créer un Musée du Cinéma. Une démarche qui est très différente. Je ne me suis intéressé qu'aux objets ayant directement un rapport direct avec l'évolution de l'image et du son, et, chose importante, qui permettent de redécouvrir les œuvres dans leur forme d'origine. J'ai aussi trouvé 4.000 films dans des formats et des systèmes que personne n'est en mesure de projeter.Grâce à mes « pièces de Musée », on peut revoir les œuvres comme le réalisateur les concevait.

C. : Pour pouvoir revoir vos 4.000 films vous allez aussi devoir restaurer la pellicule ?
JPV. : C'est un très gros problème. Ces 4.000 films doivent être restaurés de toute urgence. Je collabore journellement avec une vingtaine de Cinémathèques dans le monde. Mais c'est le cas de toutes les archives. Il y a des millions de films dans le monde qu'il est urgent de restaurer.
Ma grande spécialité, ce sont les multiples systèmes image et son qui jalonnent l'histoire du cinéma.
Dans notre centre d'études et de recherches de Mons, Cinévolution, nous avons recensé plus de 90 systèmes son. Nous avons les équipements et les copies, ce qui nous permet d'entendre et de voir les films dans leur format originel et de prendre ensuite une décision en ce qui concerne leur restauration.

C. : Il s'agit donc uniquement de la projection du film. Ce ne sont pas les pellicules de la prise de vue ?
JPV. : On étudie tous les paramètres. Le format des images, de la prise de vue à la projection, en passant par les formats intermédiaires qui sont très différents les uns des autres. Nous étudions tous les maillons de cette chaîne complexe lors de l'acquisition d'un film, le tout par rapport à l'époque. Quelle était la situation en 1937 ou en 1946, etc. ? Cela nous a permis de découvrir de grands classiques qui n'étaient plus du tout présentés dans leur forme originelle. Par exemple, pour Citizen Kane, la RCA avait mis un procédé spécial pour Orson Welles. Nous avons mis un point d'honneur à remettre ces grands classiques en valeur.

C. Où est la grande différence avec ce que nous avons pu voir jusqu'ici de Citizen Kane ?
JPV. : Actuellement, on ne voit pas l'œuvre dans sa forme originelle. Welles a été très audacieux par rapport à la profondeur de champ avec l'utilisation de la courte focale (des objets net proches et lointains) mais il exigeait la même profondeur dans l'espace sonore. Il voulait qu'une image qui venait de loin ait un son faible (qui donne l'impression de venir de loin), et ce qui venait de près ait un son qui soit très fort. En 1940, la technologie ne le permettait pas, donc la RCA qui enregistrait les sons pour la RKO (producteur du film) a mis au point un système permettant - grâce à un réducteur de bruit spécial, une sorte de Dolby avant la lettre - d'obtenir, dans les salles, un son faible qui ne soit pas noyé dans les bruits de fond du film et offrant un son fort sans distorsion. Tout ça, grâce à un équipement particulier et des hauts parleurs spéciaux. J'ai découvert, au compte-goutte ces informations, et je me suis lancé à la recherche d'une copie de ce procédé, mais aussi d'équipements permettant d'entendre le film correctement. On ne touche pas à un monstre sacré comme Orson Welles sans avoir fait des recherches d'une extrême rigueur. Lorsque j'ai pu finalement rassembler tous les éléments et faire une projection à l'authentique, j'ai redécouvert les éléments sonores qu'exigeait Orson Welles et cela donne une tout autre dimension au film. J'ai même une anecdote à vous présenter, si vous voulez...

C. : Bien sûr... 

Portrait de Jean-Pierre Verscheure, conservateurJPV. : Lorsque j'ai présenté le film à la Cinémathèque de Bologne, qui est le Festival de Cannes de la restauration, en le présentant dans ce système de reproduction, deux historiens conservateurs sont sortis de la salle, fous furieux (imitation de l'espace sonore des Italiens) : "Ma Jan-Pietro, c'est faux. Le film n'a jamais été présenté comme ça !". Du coup, j'ai sorti de ma poche la bande d'opérateurs originelle d'une copie de Citizen Kane où figurait toutes les informations sur toutes les opérations demandant aux techniciens projectionnistes d'élever le niveau sonore de la salle. J'ai aussi montré quel était le procédé spécial de réduction de bruits qui avait été utilisé.
Et là, ces historiens ont accepté que le film ait bénéficié de ce système, mais comme des centaines d'autres par ailleurs.

C. : On en sait jamais assez sur Alfred…Vous avez présenté, en avant-première, pour la présidence Belge de l'Union Européenne, un film d'Hitchcock, pour quelle raison ?
JPV. : La genèse de cette projection commence chez un distributeur qui possède des copies spéciales qu'il ne peut pas projeter alors qu'elles présentent la forme originelle de l'œuvre. Il m'a permis d'acquérir des copies spéciales. Un jour, je reçois une copie de l'Homme qui en savait trop d'Hitchcock dans un procédé spécial. En projetant le film, je me suis rendu compte que j'avais oublié de placer le cache. J'avais donc la piste son en même temps que les images pendant le générique. À la fin de celui-ci, il y a un silence pendant lequel la piste optique continue. J'analyse le contenu spectral du son, et je me rends compte qu'il s'agit d'une fréquence pilote qui commandait des équipements électroniques. Question : Quels étaient les équipements sonores qu'utilisait la Paramount en 1956 ? J'ai découvert qu'il s'agissait d'une variante du Perspecta-sound, un système qui a disparu. Après quelques recherches, j'ai pu repérer cet équipement qui traînait dans les caves d'un cinéma de Bruxelles. Je l'ai restauré et j’ai relancé la projection - ma formation de technicien en électronique me le permet, heureusement. Là, je me rends compte que l'on a affaire à un système semblable au dolby d'aujourd'hui, un système multicanaux, presque de haute-fidélité qui me donne beaucoup de fréquences que l'on n'avait pas dans les années 50. Ce qui offre une dynamique sonore, un écart important entre les sons faibles et les sons forts, et un système multicanaux stéréophonique. Du coup, je découvre L'Homme qui en savait trop, l'œuvre d'Alfred Hitchcock, dans sa forme originelle qui n'avait plus jamais été présentée en Belgique ou ailleurs de cette façon depuis 1956.
C'est un émerveillement car on se rend compte que Hitchcock a su exploiter les moyens technologiques que la Paramount lui donnait. Il y a un rapport fond/forme : une forme originelle qui nous permet de voir un autre film.
C'est surtout important pour la remasterisation d'un film avant son édition en DVD. Lorsqu'on transfère un film de 1935, il faut le faire avec le son et l'image de l'époque !

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