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Le chantier des gosses de Jean Harlez

Publié le 15/01/2014 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

Jean Harlez et le Nova: correspondance parfaite

Cinéaste sauvage selon les uns, bricoleur de l’image selon les autres, Jean Harlez est d’abord, et avant tout, un enragé. Dès le début des années cinquante, il a au ventre la rage de faire des films, même s'il faut pour cela faire soi-même sa propre caméra. Et lorsqu’il tourne, il ne sait pas toujours s’il aura les moyens d’achever sa mise en images.

Le chantier des gosses de Jean Harlez

Pour Jean Harlez, cet acharnement a un sens bien précis. Que ce soit dans les quartiers populaires de Bruxelles ou au fin fond du Groenland, filmer, c'est donner à voir la réalité des gens, non de l’extérieur, comme un ethnographe ou un témoin plus ou moins complice, mais de l’intérieur. Déclencher la caméra, ce n’est pas saisir la vie populaire comme une chose fragile qu’il importe de déformer le moins possible, c’est faire acte de participation. Jean Harlez n’aime pas trop les panoramiques, les plans larges et les longues perspectives. Il préfère poser sa caméra parmi les enfants qui courent, au milieu de l’agitation d’un marché, au fond d’une ruelle où est installé un atelier d’artisan.

Impliqué dans la réalité qu’il fixe au point d’en négliger les contraintes commerciales, le cinéaste laisse une œuvre singulière, largement et injustement méconnue. Quoi d’étonnant à ce que ce soit le Nova, composé aussi d'enragés radicaux du cinéma ancrés dans les racines populaires et la vie de quartier qui, pour la deuxième fois, remette le cinéaste à l’honneur.

 

Au cinéma de la rue d’Arenberg, la programmation des mois de janvier et de février tourne en effet largement autour de Jean Harlez. Le chantier des gosses, son film emblématique, sera régulièrement projeté du 9 janvier au 23 février. Le long métrage est typique de sa démarche filmique. À la fin des années 40, jeune étudiant des Beaux-Arts, il décide de faire un détour par le cinéma et se fait embaucher comme assistant par Dekeukeleire. Loin de ses expérimentations des années 20, ce dernier se consacrait alors à un cinéma de commandes, très technologique, mais toujours artisanal. Après avoir fait ses classes en compagnie du réalisateur brabançon, Harlez vivote de petits boulots, mais surtout plonge au cœur de la vie des Marolles, ce quartier populaire de Bruxelles au pied du Palais de Justice. Tenaillé par l’envie de montrer ce qu’il vit et voit, le jeune homme sans le sou promène la caméra fabriquée de ses mains dans les rues du quartier. Les habitants, surtout les gosses (les fameux ketjes) finissent par se familiariser avec ce curieux bonhomme et sa boîte noire. Petit à petit, un projet de film prend forme autour d’un terrain vague que la poussée immobilière transforme en chantier, au grand dam des enfants qui y perdent leur terrain de jeu favori.

L’histoire est donc celle de la résistance de ces gamins des rues aux bâtisseurs, ouvriers, géomètres architectes, promoteurs. Qu’ils les canardent à coup de lance-pierres ou qu’ils se réapproprient leur terrain de jeu lors d’une grande expédition-exploration sur le chantier au repos, ils préfigurent déjà le combat populaire qui se développera, quinze ans plus tard, contre l’extension du Palais de Justice. Mais l'histoire, si elle contribue à donner au film une tension et quelques petits airs de Quick et Flupke, ne sert cependant que de fil conducteur. L'intérêt n'est pas là. On parlera, à raison, de l’influence du néoréalisme italien de Rossellini ou de De Sica dans le souci quasi documentaire de dépeindre la réalité avec un minimum de mise en scène, sans l’enjoliver d’aucune manière. Mais ici, pas la moindre vedette ni comédien professionnel : les acteurs sont les habitants du quartier, qu’Harlez met un point d’honneur à filmer dans leur cadre de vie quotidien. Il n’y a pas de décors, il y a la rue, ses pavés et ses trottoirs, les pauvres logis, les échoppes et les bistros. Il n’y a pas de costumes, mais les habits de tous les jours. Et surtout, il y a cette complicité empreinte de sympathie qui unit le cinéaste à ces gosses frondeurs et à leurs parents, beaucoup plus figuratifs, mais tout aussi authentiques. Elle confère au film un ton naturel qui en fait une formidable machine à remonter le temps. C’est un Bruxelles disparu qui revit sous nos yeux, dans ses moindres détails. On est dans la vérité d’un mode de vie aujourd’hui disparu.
C'est avec un intérêt prodigieux qu'on se plonge dans ce bain de jouvence. On scrute, dans les moindres recoin,s ces témoignages ternis par les poussières du temps. Car au niveau des images et du son, on est aussi dans une autre époque. Il faut savoir que, par manque de moyens, Jean Harlez n'a pu sonoriser son film tout de suite. Il a dû attendre 1969 et la commande officielle d'une version raccourcie pour pouvoir dégager les moyens de lui donner une bande son. Celle-ci, enregistrée en studio 15 ans après par des comédiens sur des dialogues approximativement reconstitués, fait un peu figure de pièce rapportée et est, à la limite, plus gênante qu'utile. Par ailleurs, elle ajoute au côté spontané du film, un peu comme si on assistait à la projection d'une vielle bobine commentée en direct. C'est bien dans le ton d'Harlez qui, privilégiant l'image vraie, se soucie comme d'une guigne des trucs et ficelles d'un cinéma comme il faut. Le chantier des gosses ne ressemble donc à aucun autre film. C'est un hymne à la liberté de l'enfance, sur lequel souffle la fraîcheur du vent de l'amitié, et un précieux témoignage des générations passées.

Au Nova, le film sera précédé du documentaire Gens de Quartier, tourné par Jean Harlez dans le même mouvement, entre 1952 et 1955. Il y présente les vieux métiers des Marolles, comme le rémouleur ou le marchand de coco, ce limonadier qui se baladait avec son bistrot sur le dos. En outre, c'est toute une rétrospective qui l'accompagne. On aura donc l’occasion de (re)voir les autres films du réalisateur, ainsi que des séances spéciales consacrées à des cinéastes avec lesquels il a travaillé, comme Charles Dekeukeleire ou Marcel Broothaers. Jean Harlez en personne viendra présenter ses films. Des séances spéciales, des rencontres et une exposition au foyer du Nova consacrée à l’œuvre picturale de Harlez complètent ce regard posé sur ce témoin particulier. 

Enfin, le Nova entend mettre Harlez en perspective en élargissant ses programmes à la thématique de la ville au cinéma avec des films, courts et longs, qui constituent autant de regards sur la cité et ses habitants. Outre le fameux Rue Haute (1976) d'André Ernotte où Mort Shuman et Annie Cordy avaient étonné tout le monde par l'intensité de leur registre dramatique, on aura notamment l’occasion d’y voir la reconstitution d'une séance d'anthologie, organisée en 1958 au Palais des Beaux-Arts par le Comité National des Travailleurs du film. Elle rassemble, sur le thème de l’interprétation poétique de la ville, des courts peu connus d'Henri Storck, Roland Verhavert, Claude Gabriels, Emile Degelin, Gérard de Boe, Jacques Boigelot, Edmond Bernhard... pas moins ! Et bien sûr, impossible d'ignorer le mythique combat des Marolles dans le Bruxelles des années 60/70 quand tout le quartier s'opposa à l’extension du Palais de Justice. Le film, tourné à l’époque par Jean Jacques Péché et Pierre Manuel, lui redonne vie. Il reste un des plus remarquables témoignages de ce que peut (ou pouvait ?) produire le service public. Des rencontres et des débats, un bal manouche, des séances de courts pour enfants, cineketjes, consacrées à la ville…

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