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Le Monde nous appartient - Stephan Streker

Publié le 19/02/2013 par Jean-Michel Vlaeminckx et Anne Feuillère / Catégorie: Critique

J'ai eu 20 ans, je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie.
Une nuit, sur un pont… un coup de couteau. Il y a Pouga. Et il y a Julien. Le film montre le destin parallèle de ces deux jeunes hommes qui se ressemblent sans se connaître. Ils partagent les mêmes valeurs et un même désir d’absolu. Ils pourraient être amis. Et pourtant…

Journaliste critique cinéphile enragé et sportif passionné, Stephan Streker a réalisé plusieurs courts métrages qui avaient retenu notre attention : Shadow Boxing, Mathilde la femme de Pierre, Le Jour du combat, et dont Cinergie avait parlé. Nous avions salué, à l'époque de sa sortie, Michael Blanco, son premier long métrage – et sa première utilisation de la couleur -, un film plein de trouvailles, à la mise en scène inspirée, tourné à Hollywood sans un kopeck, l'histoire d'un amoureux fou de cinéma, enfantin et rêveur. La vision de son second long métrage, Le Monde nous appartient, offre un résultat plus contrasté. C’est qu’il se coltine malheureusement un bon nombre des problèmes que les réalisateurs abordent en général dans leur deuxième film puisque la barre est placée plus haut. Alors que la mise en scène se voulait ambitieuse, et le montage complexe et difficile, la pression des festivals et des diffuseurs internationaux semblent avoir eu raison de lui. Nous aurions aimé parler de ce parcours digne d'un film de Fritz Lang (Les contrebandiers de Moonfleet) ou de Martin Scorsese (Gangs of New York) avec le réalisateur et le dernier monteur du film : cela n'a pas été possible. Dommage, car c'est un problème que le cinéma ne cesse d'aborder et qui fait souvent les déboires des cinéastes (la fin de la carrière étasunienne de Jean Renoir ou de Fritz Lang sont exemplaires à ce sujet). Chez nous, en Europe aussi désormais, les producteurs accordent aux diffuseurs potentiels des previews qui obligent souvent les réalisateurs à changer leur fusil d’épaule en acceptant de remonter leur film.

le monde nous appartient de stephan strekerLorsque Stephan Streker nous a parlé, il y a plus d'un an, de réaliser autre chose que ce qui est devenu – souvent, mais pas toujours - un formatage du cinéma belge d'aujourd'hui, l'idée était stimulante. Ne pas tourner un film dans le mouvement de caméras qui ne cessent de bouger en tournant autour de leur sujet, mais en format Scope et en pellicule. Offrir ainsi d'autres perspectives aux spectateurs. Surfer dans la grande stylisation à la manière des films de Brian De Palma (Scarface), sans tomber dans ce maniérisme dans lequel gravite quelques-uns des films de l'auteur de Blow Out ce qui est particulièrement difficile. D’autant plus difficile que, venant d’un mordu de cinéma, on s’attend justement à ce que Le Monde nous appartient regorge de citations et s’amuse à la stylisation à la manière de Tarantino, réalisateur-citateur par excellence. Et a priori, on s’en félicite : ce cinéma-là est jouisseur et jouissif.
Audaces formelles et narratives, citations, hommages, le film de Streker en est bourré. Et lui aussi s’amuse par endroit, et ose, à d’autres, avec beaucoup de panache. Dans un instant de grâce très culotté, la merveilleuse séquence chantée vient briser avec brio la tonalité plutôt sombre du film en y insufflant son air choral et musical à la mélancolie légère. D’autres séquences lui confèrent une sorte d’ampleur lyrique comme ce vrai dialogue à la Tarantino (malheureusement le seul) entre Pouga (Vincent Rottiers) et son mentor (Reda Kateb).
le monde nous appartient de stephan strekerMais Streker semble parfois avoir du mal à finir ses scènes ou à enchaîner les séquences de cette fiction qui se noue sur deux histoires alternées, celle de Pouga, le jeune caïd, et celle de Julien, Ymanol Perset, le footballeur vertueux, – le second fil bien plus faible que le premier, reste le plus souvent cantonné à une narration trop épurée. D’autres fois, sacrifiant soudain ses audaces formelles sur l’autel de la lisibilité, le film semble se saboter lui-même. La déclaration d’amour de Vincent Rottiers en gros plan en amorce dans le cadre, est d’une intensité bouleversante que des malheureux contrechamps sur l’amoureuse en question (dont on sait bien qu’elle s’en balance) viennent parasiter très maladroitement.
Dans le Monde nous appartient Stephan Streker s'est laissé emporter par son péché mignon : l'aspect visuel d'un film. Certes, la stylisation de Bruxelles la nuit nous montre qu’une ville peut aussi se concevoir comme la projection mentale des personnages, mais on se perd dans une narration séquentielle qui navigue autour de pères joueurs, alcooliques ou autoritaires et ces deux jeunes hommes que tout rapproche mais que le destin sépare et qui vont se rencontrer tragiquement. Cette multiplication des figures de pères défaillants ; quelques accessoires, enjeux de puissance, comme ces voitures qui roulent et s’échangent ; quelques éléments de décors psychologisants (Pouga évolue dans tout un univers urbain qui semble aller du street art au free running, mais qui n’est jamais que survolé), tout cela ne permet pas au film d’embrasser avec force le propos très sociologique qu’il met en jeu et qui reste, du même coup, au stade de symboles rapidement crayonnés.
le monde nous appartient de stephan strekerDommage que le film soit devenu aussi hybride puisque actuellement, pour rester dans la ligne américaine, le cinéma indépendant développe à merveille cette idée de multiplier les pistes possibles en restant concentré sur une histoire (Kelly Reichardt et Jeff Nichols). Le tout avec de petits budgets - les jeunes réalisateurs se méfiant, à juste titre, de la finance qui a pris la main du système hollywoodien - et des sujets qui respirent dans l'espace-temps du monde actuel. Dommage encore, parce que le cinéma américain sait aussi offrir à certains de ses réalisateurs les moyens de leurs ambitions. Cette fable urbaine sur notre monde, ce film noir et doux, majestueux et pompeux, fantaisiste et mal fagoté, manque ou de moyens (techniques et financiers à la hauteur de ses ambitions) ou de modestie (à la hauteur de sa situation). Difficile de trancher finalement.

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