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Le Petit bout du monde de Xavier Lukomski

Publié le 01/10/1998 par Philippe Simon / Catégorie: Critique

La nostalgie, camarade


Au début de ce siècle, l'industriel belge Ernest Solvay développe une théorie radicale de la vie sociale basée essentiellement sur la productivité et le rendement maximum. "Le bien est tout ce qui favorise la production intégrale et le mal tout ce qui la contrarie".
Cette "nouvelle" morale, Ernest Solvay va la mettre en pratique en créant un peu partout dans le monde des phalanstères voués au culte totalitaire du moloch productiviste.

Le Petit bout du monde de Xavier Lukomski

Il conçoit ces communautés comme des gros villages centrés autour de l'usine avec un quartier ouvrier, des rues pour les contremaîtres, une allée où résident les ingénieurs et un peu à l'écart, la maison villa du patron. Pour éliminer ce qui pourrait mettre en cause, voire enrayer la production, il établit des règles visant à contrôler la vie sociale autant que privée de tout un chacun, créant ainsi un système hiérarchisé où chaque groupe social est défini et cloisonné par sa fonction au sein de l'entreprise. Pour rendre viable cet univers en vase clos, il crée l'usine assistance et assure la gratuité des biens et des services à tous les travailleurs : logement, fournitures, soins médicaux, enseignement, service funèbre, etc. En retour il exige une obéissance et une soumission aveugle à l'idéologie et aux lois de son modèle.

Exit l'utopie

Près d'un siècle plus tard, Xavier Lukomski découvre, en plein milieu de la Camargue, Salin-de-Giraud, l'une des premières réalisations du rêve mégalo d'Ernest Solvay, et filme ce qu'il en reste.
Son film le Petit bout du monde se nourrit de ce que dévoile l'architecture industrielle de Salin et trouve son projet dans les propos et les souvenirs de ses actuels habitants. Conçu à distance, avec un respect constant pour les personnes rencontrées, le film voyage dans leur passé pour sans cesse revenir à notre présent avec une charge émotionnelle lourde de questions embarrassantes.

Car Salin est plus que la mémoire vieillissante d'un ordre patronal révolu et Xavier Lukomski l'a très bien compris. Très vite, il nous montre que l'utopie de Solvay n'est en rien différente de notre monde, qu'elle n'en est qu'une manifestation extrême et exemplaire et que ce qui est en cause ici est le statut même du travail et non ses différents modes d'organisation. Sa réalisation d'une rare intelligence cherche à comprendre le processus complexe qui valorise une servitude volontaire et ennoblit une vie faite de compromissions permanentes.

Politiquement incorrect, Xavier Lukomski, loin de faire la critique du système Solvay, en privilégie la part de nostalgie qu'en gardent ses derniers représentants. Et ce faisant, il nous rend à ce point odieuse et inacceptable cette négation de soi qu'une telle aliénation quotidienne suppose, que Le petit bout du monde vire à la mise en cause radicale du travail et s'impose comme une réponse pertinente à l'apologie du rendement et du progrès où se complaisent encore les gestionnaires de notre société.

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