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Mes sept lieux de Boris Lehman

Publié le 15/01/2014 / Catégorie: Critique

« Il faudrait pouvoir arrêter de tourner, arrêter de dire que j'arrête de tourner en tournant. Laisser passer du temps. Au fond, il n'y a que ça que je tourne.
Le temps qu'il me reste à vivre. » 
Boris Lehman

 

« Si je n'écris pas ce matin,

Je n'en saurais pas davantage,

Je ne saurais rien

De ce que je peux être »

Eugène Guillevici

Boris Lehman dans Mes 7 lieux

 

Mes sept lieux poursuit le projet Babel (1983-1991), l'aventure pharaonique de Boris Lehman entamé il y a plus de trente ans. Ce film-fleuve se concentre sur « cette décennie de 11 ans », de 1999-2010, pour peindre, sur fond bruxellois, l'histoire des sept lieux qu'il a occupés simultanément ou tour à tour sur cette durée. Aborder un film de Boris Lehman est une gymnastique complexe, car son Œuvre, singulière et foisonnante, celle d'une vie entière, est un dédale où toutes les entrées mènent irrémédiablement à notre propre expérience du réel. Œuvre-tiroir, le film étire le processus, inachevable, d'autoportrait fictionnalisé que Lehman tisse, au quotidien, depuis plus de quarante ans.
D'emblée, le film évoque et développe l'idée si chère à Lehman de la revisitation des lieux et des personnes qu'il a connus. Nous retournerons ainsi vingt ans plus tard (jour pour jour) aux sources et premiers plans de Babel, à un certain 4 juin 1983, au pied de la Butte du lion à Waterloo, où les destins de la Belgique et de l'œuvre de Boris Lehman se sont joués.

Chapitré en deux parties, le film se scande en dix bobines, déroulant l'itinéraire complexe et tortueux du cinéaste qui nous entraîne d'abord dans une succession de déménagements et d'emménagements, au gré des lieux qu'il investit, inondant l'espace de ces innombrables reliques. « Je dérange plus que je ne range », se plaît-il à souligner. La caisse, d'ailleurs, devient un objet fascinant au contact de ce collectionneur-nomade obsessionnel, la dotant de traits humains (« des trous pour respirer, les yeux, le nez, la bouche, les oreilles »), et élevant, au niveau d'un art, l'acte de choisir et d'organiser ses cartons. Ranger, trier, amasser : nous sommes bien au cœur du cinéma de Lehman, de cet incessant processus d'amoncellement de kilomètres de pellicule, de mises en scène du quotidien, pour donner sens et faire œuvre de cette matière foisonnante. Pour lui, vivre c'est donc ce mouvement d'amasser encore et encore, de ne surtout rien jeter, pour construire en vrac une identité, et pour vainement ne pas oublier ce territoire à soi, ces objets qui sont et furent la métaphore de notre présence ici-bas : « Au gré du vent, comme la pellicule, je bouge. Là où je pose le pied, c'est chez moi, mais je ne reste pas. Je suis le Juif errant ». Point de repos pour cette figure éternelle de l'errance, à l'image des dizaines de paires de chaussures usées jusqu'à la semelle qu'il conserve, marcheur infatigable qui parcourt le monde tel un vaste échiquier. Nous croyons toujours habiter des espaces et côtoyer les autres, mais ce sont eux qui nous hantent et nous modèlent.
lus loin, Boris Lehman revient sur ce rapport au vêtement, cette « seconde peau » à laquelle nous sommes - et lui d'autant plus - étroitement liés, restituant les activités les plus anodines de notre activité quotidienne, c'est-à-dire manger, boire, fumer, suer. Il fait donc confectionner un livre à partir d'une vieille veste, y publiant ses réflexions du lien au vêtement sur la matière même.

L'objet premier reste le même matériau mais se transforme en livre. La couture devient apparente. Par analogie, Lehman coud lui-même le réel à la manière d'un cordonnier ou d'un artisan couturier, démêlant la pelote du réel pour tisser le sens de ses pérégrinations et rencontres hasardeuses. Il expérimente tant au tournage, par sa mise en scène, que sur le banc de montage, la certitude que le cinéma révèle une marche, un itinéraire de vie, certes incertain, mais dont les fils sont visibles. À la manière d'un portrait, il témoigne de ses réflexions en plongeant son regard dans l'objectif, nous questionnant personnellement. De même redouble cette singularité de mettre en scène dans la rencontre filmée, dans ces séquences où il dirige clairement ses amis comme des acteurs, leur soutirant la parole ou les lançant dans une discussion comme le jour de ses 60 ans, profitant de l'occasion pour aborder de vieilles connaissances. Toujours en douceur, il met en place une mise en scène implacable, plans fixes et frontaux sur le filmé, imposant le regard caméra, et sa voix hors-champ qui nous parvient quelque peu lointaine.

 

Mes 7 lieux de Boris Lehman

 

Du chaland ou de l'ami rencontré survient rapidement un personnage attachant qui nous raconte implicitement l'histoire d'une amitié, d'un lien fort qu'il semble inspirer très vite chez l'autre. Au contact de ces images et de la durée du film, vient naître, chez nous spectateurs, une accoutumance, et cette douce et inaltérable impression de connaissance qui est le caractère des vieilles amitiés. Il soude les êtres qui l'entourent, amis mais aussi équipe de cinéma, à son projet filmique d'autoportrait et bientôt, nous sommes embarqués dans le processus. Car Lehman est aussi le chantre de l'amitié, comme dans cette émouvante séquence où il rend visite à un ami car il n'a jamais eu l'occasion de le filmer, ou encore à sa soirée d'anniversaire où se réunissent joyeusement des amis qu'on imagine des quatre coins du monde... Un véritable esprit de chapelle l'anime où ses collaborateurs sont cités et présents continuellement, l'aventure de son œuvre repose sur celle de précieuses collaborations.D'aucuns ont évoqué une « vampirisation » du cinéaste sur le spectateur ou un narcissisme radical, mais à l'inverse - et paradoxalement - c'est toute sa force d'inclure l'autre dans sa démarche purement autobiographique, implosant l'individualité à force d'exacerber le regard sur lui-même. Ce fragile équilibre, ce pacte, que l'on ressent lorsque Lehman se confronte à l'autre, est omniprésent, forçant le destin et tordant le cou au réel. Le spectateur s'inscrit dans le processus filmique, engagé dans l'écriture même car cette histoire, cette angoisse qui tenaille le cinéaste, est celle que nous connaissons tous : appartenir à une histoire et à un territoire, à ces lieux et amis que l'on pensait increvables mais qui vieillissent et disparaissent. Conquérir l'espace, non par la force, mais par l'usure du temps, de la patience de se côtoyer mutuellement, du dentiste au médecin, du comptable au café du matin, les aspects d'une vie somme toute monotone, mais où l'on a l'impression de vivre une relation privilégiée au cinéaste. Une relation inédite au spectateur comme la volonté de ne diffuser ses films qu'en sa présence, condition qui lui échappe aujourd'hui (DVD, Internet...).

 

Ainsi, il s'efforce patiemment, et non sans humour, à échafauder inexorablement, telle l'araignée sa toile autour de Bruxelles et de ses occupants, où grâce à son sens de « l'inorientation », il est arrivé nulle part. Nonchalant, il suit les flèches sur le sol jusqu'à devenir « la déviation elle-même. ».
Filmer Bruxelles par tous les angles, sur ces bancs publics abandonnés qui attendent leur disparition prochaine, aux étangs et à la Cathédrale, ou au travers de ces grillages qui lui permettent d'accéder de l'autre côté du miroir, d'un point de vue presque inversé, en exil, les lieux insolites qui disparaîtront. « Flageylisation » est le néologisme qu'il avance pour nous signifier la transformation de cette place, fouillant dans ses archives et souvenirs les plus lointains pour narrer l'histoire qui le lie à cette place, comme les éléphants survivants du grand cirque Bouglione. Dès lors, l'accumulation des couches urbaines et des strates temporelles se superposent et se cristallisent en cet endroit. Cinéma tellurique et géologique où Lehman se revêt d'une combinaison de scaphandrier et se jette dans les tréfonds de Flagey pour y ressortir du limon une boîte de bobine dans son sarcophage de boue. Boîte vide, sans bobine, vestige de la mort annoncée du 16mm dans le champ du cinéma contemporain, reste Lehman dans ce rapport physique et manuel à la pellicule, ne cessant de se filmer en cisaillant la pellicule et en remontant ses films, refusant l'œuvre finie et close sur elle-même.

Ce fantasme de faire ressurgir du passé, archéologiquement dirait-on, la bobine du cœur de Bruxelles renforce encore la fascination mémorielle de Lehman, de ce vain et impossible rêve de filmer totalement sa vie. Muséologie ? Assurément non, car si la nostalgie vient affleurer parfois nos sens, Lehman revient sur les lieux pour la déjouer et la réactualise sous le regard du présent, gardant toujours un rapport vivant au réel. Archivage incessant, palimpseste du réel constamment mis à jour, le cinéma de Lehman exacerbe encore et toujours sur ce qui n'est plus et ce qui sera.

Ce film reprend la clef de voûte de son œuvre, filmer le passage du temps, les traces qu'il laisse sur les murs.
Babel est un film tentaculaire, monstrueux dans ses ramifications, ses auto-références, ses multiples va-et-vient internes qui structurent la cohérence de l'œuvre.

Ainsi, Lehman reprend la mise en scène de l'aveugle présente au début de Lettre à mes amis restés en Belgique (1991). Il demande à une amie de lui bander les yeux, pour s'habituer au fait d'être aveugle, et de le guider du Parvis de Saint-Gilles aux Musées royaux des Beaux-Arts. Nous les rejoignons devant la peinture de l'artiste flamand Joos de Momper II, La Tour de Babel, où une critique décrit très précisément cette œuvre majestueuse. Redoublement de la vue par le dire, fonctionnement récurrent dans ce film où la voix-off vient toujours rappeler l'état d'esprit du cinéaste-personnage, revenant sans cesse raccorder les séquences les unes aux autres, refermer les béances entre les époques et les lieux, détourner le cours du fleuve de la vie où l'on n'est censé ne passer qu'une fois. Cartographe et labyrinthique à la fois, Mes sept lieux est proche de Jorge-Luis Borges, d'un Livre de sable sans commencement ni fin, bobine qui se déroule sans perdre haleine et suit le fil rouge édicté par sa voix-off ou la musique omniprésente.


Mes 7 lieux de Boris Lehman

 

Face au tableau, le cinéaste atteint de cécité questionne son amie : « Le tableau est-il assez grand pour que je puisse m'y coucher ? » Le mètre-étalon du film est son propre corps, c'est la mesure physique qui gouverne son rapport au monde et au cadre. Ce corps qu'il scrute sous toutes les coutures, qu'il lave et frictionne, qu'il fragmente et immortalise (en se faisant faire un pied en bronze), qu'il revisite comme un vieux copain (la statue d'argile de L'Homme de terre, 1989), qu'il fait ausculter en malade imaginaire, qu'il laisse caresser par une femme... Ce regard physique sur soi s'ancre encore dans cette quête de se (re)connaître, de s'identifier, de rappeler les stigmates du temps, symbolisés par la chevelure devenue blanche. L'enveloppe charnelle vieillissante figure une angoisse de la mort palpable, une érosion physique, qui guide le film et le porte vers une conclusion magistrale où Boris Lehman, marathonien solitaire, s'écroule et se traîne jusqu'à une ligne d'arrivée marquée au sol. Le film se suspend sur un final en apothéose, opposant la course folle des hommes à la force indomptable de la Nature, l'ivresse de la foule à la plénitude des éléments.

La course est-elle finie ? Rien n'est moins sûr. Babel est une tour dont on ne voit pas le sommet...

 

Steven Lemaçon

 

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